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LA MAISON DE CAMPAGNE D'HORACE (1)

par Gaston Boissier (1883)

 


 
 I L est impossible de lire Horace sans désirer connaître cette maison de campagne où il a été si heureux. Peut-on savoir exactement où elle était  ? Est-il possible de retrouver, non pas les pierres même de sa villa, que le temps a sans doute dispersées, mais le site charmant qu'il a tant de fois décrit, ces hautes montagnes « qui abritaient ses chèvres des feux de l'été, » cette fontaine près de laquelle il allait s'étendre aux heures chaudes du jour, ces bois, ces ruisseaux, ces vallées, cette nature enfin qu'il a eue sous les yeux pendant la plus longue et la meilleure partie de sa vie  ? C'est une question qu'on se pose depuis la Renaissance, et l'on en a d'assez bonne heure entrevu la solution. Vers la fin du XVI ème siècle, quelques érudits, qui s'étaient mis en quête de la maison d'Horace, soupçonnèrent l'endroit où il fallait la chercher ; mais, comme leurs indications étaient vagues et qu'elles ne s'appuyaient pas toujours sur des preuves bien solides, ils ne parvinrent pas à convaincre tout le monde. Du reste, il ne manquait pas de gens qui ne voulaient pas être convaincus. Dans tous les coins de la Sabine, des savants de village réclamaient avec acharnement pour leur pays l'honneur d'avoir donné l'hospitalité à Horace et n'entendaient pas qu'il en fût dépossédé. C'est ainsi qu'on mettait sa maison de campagne à Tibur, à Cures, à Reate, un peu partout, excepté où elle devait être.

Le problème a été définitivement résolu, dans la seconde moitié du dernier siècle, par un Français, l'abbé Capmartin de Chaupy. C’était un de ces amoureux de Rome qui vont pour y passer quelques mois et y restent toute leur vie. Quand il se fut décidé à retrouver la maison d'Horace, il n'épargna pas sa peine (Il faut dire aussi que Capmartin de Chaupy était passionné pour Horace. Il avait la maladie de vouloir tout retrouver dans son auteur favori. Il vécut assez pour assister à la Révolution Française, et l'on dit qu'elle ne le surprit pas. Horace lui avait appris à la prévoir, et il montrait volontiers les endroits de ses ouvrages où elle était prédite en termes exprès.) ; il parcourut presque toute l'Italie, étudiant les monuments, lisant les inscriptions, faisant parler les gens du pays, cherchant de ses yeux quels sites répondaient le mieux aux descriptions du poète. Il voyageait à petites journées sur un cheval qui s'il faut l’en croire, était devenu presque antiquaire à force d'être conduit aux antiquités. Cet animal nous dit-il allait de lui-même aux ruines sans avoir besoin d'être averti, et sa fatigue semblait cesser quand il se trouvait sur le pavé de quelque voie antique. Du récit de ses courses, des résultats où ses travaux obstinés l'avaient conduit, Capmartin de Chaupy a composé trois gros volumes de près de cinq cents pages chacun. C'est beaucoup plus que ne comportait la question; aussi ne s'est-il pas imposé la loi de s'enfermer dans le sujet qu’il traite. La maison de campagne d'Horace n'est pour lui qu'un prétexte qui lui donne l'occasion de parler de tout. Il a écrit comme il voyageait, s'arrêtant à chaque pas et quittant à tout moment la grand’route pour s'enfoncer dans les chemins de traverse. Il ne nous fait grâce de rien; il éclaire en passant des points obscurs de géographie et d'histoire, relève des inscriptions, retrouve des villes perdues, détermine la direction des anciennes voies. Cette façon de procéder, qui était alors fort à la mode parmi les érudits, eut pour Chaupy un très grave inconvénient. Pendant qu'il s'attardait ainsi en chemin, on faillit lui enlever l'honneur de sa découverte. Un savant de Rome, de Sanctis, qui avait entendu parler de ses travaux, se mit sur la même piste, et, le gagnant de vitesse, ce qui n'était pas difficile, publia sur cette question une petite dissertation que le public accueillit favorablement. Ce fut un grand chagrin pour le pauvre abbé, qui s'en plaignit avec amertume. Heureusement ses trois volumes, qui furent bientôt en état de paraître, mirent l'opinion de son côté, et aujourd'hui on ne lui conteste guère la gloire, dont il était si fier, d'avoir découvert la maison de campagne d'Horace.

Voici en quelques mots comment il s'y prend pour démontrer aux plus incrédules qu'il ne s'est pas trompé. Il établit d'abord qu'Horace n'avait pas plusieurs domaines; lui-même nous dit qu'il ne possède que le bien de la Sabine et que ce bien lui suffit satis beaetus unicis Sabinis. Il s'ensuit que toutes les descriptions qu'il a faites se rapportent à celui-là et doivent lui convenir. Ce principe établi, Chaupy visite successivement tous les endroits où l'on a voulu placer la maison du poète et n'a pas de peine à montrer qu'aucun ne répond tout à fait aux tableaux qu'il en a tracés. C'est seulement à l'est de Tivoli et dans les environs de Vicovaro qu'elle peut être ; ce lieu est le seul où tout s'accorde entièrement avec les vers d'Horace. Ce qui est plus frappant encore et achève de nous convaincre, c'est que les noms modernes y ont conservé leur apparence antique. Nous savons par Horace que la ville la plus voisine de sa maison et la plus importante, celle où ses métayers se rendaient tous les jours de marché, s'appelait Varia. La table de Peutinger mentionne aussi Varia et la place à 8 milles de Tibur ; or, à 8 milles de Tivoli, l'ancien Tibur, nous trouvons aujourd'hui Vicovaro, qui a gardé presque entièrement son ancienne dénomination (Vicus Varia). Au pied de Vicovaro coule un petit ruisseau qu'on appelle la Licenza : c'est, avec très peu de changements, la Digentia d'Horace. Il nous dit que ce ruisseau arrose le petit bourg de Mandela ; aujourd'hui Mandela est devenu Bardela, ce qui est à peu près la même chose, et pour qu'aucun doute ne soit possible, une inscription qu'on y a trouvée lui restitue tout à fait son ancien nom. Enfin la haute montagne du Lucrétile, qui donnait de l'ombre à la maison du poète, est le Corgnaleto, qui s'appelait encore dans les chartes du moyen âge Mons Lucretii. Ce ne peut pas être le hasard qui a réuni dans le même endroit tous les noms de lieux mentionnés par le poète ; ce n'est pas le hasard non plus qui fait que ce canton de la Sabine est si parfaitement conforme à toutes ses descriptions. Il est donc certain que sa maison de campagne était placée dans cette plaine qu'arrose la Licenza, sur les rampes du Corgnaleto, non loin de Vicovaro et de Bardela. C'est là qu'il faut adresser les adorateurs d'Horace, — Dieu sait s'il en reste ! — quand ils veulent faire à sa villa un pieux pèlerinage.

I.

Avant de les y conduire, rappelons brièvement de quelle façon il en était devenu propriétaire. C'est un chapitre intéressant de son histoire.

On sait qu'après avoir combattu à Philippes, dans l'armée républicaine, en qualité de tribun militaire, Horace revint à Rome, dont les portes lui furent ouvertes par une amnistie. Ce retour dut être fort triste : il avait perdu son père, qu'il aimait tendrement, et on lui avait enlevé son bien. Les grandes espérances qu'il avait pu concevoir quand il s'était vu, à vingt ans, distingué par Brutus et mis à la tête d'une légion s'étaient brusquement dissipées : on lui avait, disait-il, coupé les ailes. Il retombait, de toutes ses visées ambitieuses, dans les misères d'une existence embarrassée ; l'ancien tribun militaire était forcé d'acheter une charge de greffier pour vivre. La pauvreté lui fut pourtant bonne à quelque chose, s'il est vrai, comme il le prétend, qu'elle lui ait donné le courage de faire des vers ; ses vers eurent beaucoup de succès. Il avait pris le bon moyen d'attirer sur lui l'attention publique : il disait du mal des gens en crédit. Ses satires, où il parlait librement dans un temps où l’on n'osait pas parler, ayant fait du bruit, Mécène, qui était un curieux, voulut le voir et se le fit présenter par Varius et par Virgile. — Ces faits sont connus de tout le monde ; il est inutile d'y insister.

Mécène était alors un des personnages les plus importants de l'empire. Il partageait avec Agrippa la faveur d'Octave; mais leur façon d'agir était bien différente. Tandis qu'Agrippa, soldat de fortune, né dans une famille obscure, aimait à se parer des premières dignités de l'état, Mécène, qui appartenait à la plus grande noblesse de l'Étrurie, restait volontairement dans l'ombre. Deux fois seulement dans sa vie, en 717, pendant les embarras que causait la guerre de Sicile contre Sextus Pompée, et en 723, quand Octave alla combattre Antoine, il fut officiellement chargé d'exercer l'autorité publique ; mais il portait un titre nouveau qui le laissait en dehors de la hiérarchie des fonctionnaires anciens (On croit généralement qu’il avait été nommé par Octave préfet de Rome, “praefectus urbi”; mais un scholiaste de Virgile, qu'on a découvert à Vérone, l'appelle préfet du prétoire, et M. Mommsen pense que c'est bien le titre qu'il a porté et que cette fonction fut créée pour lui.). Le reste du temps, il ne voulut rien être ; il refusa obstinément d'entrer dans le Sénat ; il resta jusqu'à la fin un simple chevalier et souffrit d'être au-dessous de tous ces fils de grands seigneurs que le nom de leurs familles et les mérites de leurs pères élevaient si rapidement aux plus hautes fonctions. Ce désintéressement singulier, qui était alors aussi rare qu'aujourd'hui, n'est pas facile à comprendre. Les contemporains, qui le comblent d'éloges, ont négligé de nous en apprendre les raisons. Peut-être avaient-ils quelque peine eux-mêmes à les démêler : un politique aussi fin ne laisse pas aisément découvrir les motifs de sa conduite. On l'attribue ordinairement à une sorte de paresse ou d'indolence naturelle qui lui faisait peur du tracas des affaires, et cette explication est assez juste pourvu qu'on ne l'exagère pas. Un historien qui ne l'a pas flatté nous dit qu'il savait secouer sa torpeur quand il fallait agir : ubi res vigilantiam exigeret, sane exsomnis, providens atque agendi sciens; mais il se réservait pour certaines occasions, et, dans les choses humaines, tout ne lui paraissait pas digne de l'occuper. il aimait la politique; il en avait le talent et le goût, et ce qui prouve qu'il ne s'en est jamais tout à fait sevré, c'est qu'Horace éprouva le besoin de lui dire un jour: « Cesse de laisser troubler ton repos par le souci des affaires publiques. Puisque tu as le bonheur d'être un simple particulier comme nous, ne t'occupe pas trop des dangers qui peuvent menacer l'empire. » Il s'en occupait donc avec trop de zèle au gré des épicuriens ses amis. Quoique sans titre officiel, il avait l'œil ouvert sur les menées des partis, sur les préparatifs du Parthe, du Cantabre ou du Dace ; il lui plaisait de dire son avis à propos des grandes questions d'où dépendait la tranquillité du monde ; mais, le conseil donné, il se dérobait et laissait à d'autres le soin de l'exécuter. il se réservait pour ce qui ne demande qu'un effort de la pensée. Préparer, réfléchir, combiner, prévoir les conséquences des événements, surprendre les intentions des hommes, diriger vers un but unique les volontés contraires ou les intérêts opposés, faire naître les circonstances et en profiter, c'est assurément une des applications les plus hautes de l'intelligence, un des exercices les plus agréables de l'esprit. Le charme de cette politique spéculative est même si grand qu'il semble que, quand on passe du conseil à l'action, on s'abaisse. L'exécution des grands projets exige des précautions fastidieuses et entraîne avec elle une foule de soucis médiocres. Mais un homme d'état n'est complet que lorsqu'il est capable d'imaginer et d'agir, quand il sait réaliser ce qu'il a conçu, quand il ne se contente pas de voir les questions par leurs grands côtés et qu'il peut descendre aux détails. Il me semble donc que les amis de Mécène, qui le louaient de s'être soustrait à ces misères et de n'avoir voulu être que le plus important des conseillers d'Auguste, lui faisaient un honneur de ce qui n'était, en réalité, qu'une imperfection.

Ils se trompent aussi, je crois, quand ils le représentent comme un sage qui a peur du bruit, qui aime le silence et cherche à se dérober aux applaudissements et à la gloire. Peut-être entrait-il dans sa résolution moins de modestie que d'orgueil. La foule lui déplaisait; il trouvait une sorte de plaisir insolent à se mettre en lutte avec l’opinion et à ne pas penser comme tout le monde. Horace nous dit qu'il bravait le préjugé de la naissance, si fort autour de lui, et qu'il ne demandait pas à ses amis de quelle famille ils sortaient. Il craignait la mort, et, ce qui est beaucoup plus rare, il osait l'avouer (Les vers dans lesquels Mécène avouait qu'il avait peur de mourir sont connus de tout le monde, grâce à la traduction que La Fontaine on a faite dans ses fables: « Mécenas fut un galant homme ; / Il a dit quelque part: Qu'on me rende impotent, / Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme / Je vive, c'est assez; je suis plus que content. »); mais, en revanche, il ne craignait guère ce qui suit la mort. Le souci de la sépulture, qui faisait le tourment de tant de personnes, le laissait fort indifférent. « Je ne me préoccupe pas d’une tombe, disait-il : si l'on néglige d'ensevelir quelqu'un, la nature s'en charge. »

Non tumulum curo; sepelit natura relictos.

Ce vers est assurément le plus beau qui nous reste de lui. C'est dans le même esprit de contradiction hautaine qu’il affectait de dédaigner tous ces honneurs après lesquels couraient ses amis. Il savait bien que ce mépris des opinions vulgaires n'était pas de nature à nuire à sa renommée. La foule est ainsi faite qu'elle n’aime guère ceux qui pensent autrement qu'elle, mais qu'elle ne peut se défendre de les admirer ; aussi y a-t-il des gens qui se cachent pour se faire chercher et qui pensent que l'on est quelquefois plus en vue dans la retraite qu'au pouvoir. Mécène était peut-être de ce nombre, et l'on peut soupçonner qu'il entrait dans son attitude de politique dégoûté un petit calcul de coquetterie. Non seulement l'obscurité volontaire, à laquelle il se condamnait, ne lui faisait pas perdre grand’chose, mais il pouvait penser qu'elle servait mieux les intérêts de sa gloire que les plus brillantes dignités. Quand il n'est resté des hommes d'état qu'un grand nom, qu'on pense qu'ils ont fait beaucoup sans savoir exactement ce qu’ils ont fait, on est souvent tenté de leur attribuer ce qui ne leur appartient pas et de les croire plus importants encore qu'ils ne l'étaient. C'est précisément ce qui est arrivé pour Mécène. Deux siècles après lui, un historien de l'Empire, Dion Cassius, lui prête un long discours dans lequel il est censé suggérer à Auguste toutes les réformes que ce prince a dans la suite accomplies; à ce compte, c'est au chevalier romain, et non au prince, qu'il faut faire honneur des institutions qui ont gouverné le monde pendant tant de siècles. On voit que si c'est par calcul que Mécène est resté dans l'ombre, ce calcul a parfaitement réussi et que sa conduite habile a du même coup assuré sa tranquillité pendant sa vie et accru sa réputation après sa mort.

Quoi qu'il en soit des raisons qui le poussaient à s’éloigner de la vie publique, il est sûr que, s'il refusait les honneurs, il n'avait pas l'intention de se condamner à la solitude. Ce n'était pas un de ces philosophes qui, comme le sage de Lucrèce, n'ont d'autre distraction que de regarder, du haut de leur retraite austère, les hommes « qui cherchent à tâtons le chemin de la vie ; » il entendait mener une existence joyeuse ; il voulait surtout se faire une société d'élite. C'est ce qui ne lui aurait pas été fort aisé s'il s'était mêlé davantage aux affaires. Un homme politique n’est pas libre de choisir ses amis comme il lui plaît; il ne peut pas fermer sa porte aux personnages importants, qui sont quelquefois des personnages ennuyeux. La situation que Mécène s'était faite lui permettait de ne recevoir que des gens d'esprit. Il réunissait chez lui des poètes et des grands seigneurs. Les poètes lui venaient de tous les rangs de la société ; il prenait les grands seigneurs dans tous les partis politiques. A côté d'Aristius Fuscus et des deux Viscus, qui étaient des amis d'Octave, on voyait Servius Sulpicius, le fils du grand jurisconsulte que Cicéron a tant vanté, et Bibulus, qui était probablement le petit-fils de Caton. On peut se demander si cette fusion des partis, qui amena l'oubli des haines passées, si cette réunion des hommes politiques de toute origine sur un terrain nouveau, qui fit l'honneur et la force du gouvernement d'Auguste, n'a pas véritablement commencé chez Mécène. Parmi les poètes qu'il avait attirés à lui se trouvent les deux plus grands de ce siècle. Il n'a pas attendu pour se les attacher qu'ils eussent produit leurs chefs-d'œuvre : il les a devinés à leur coup d'essai, ce qui fait honneur à son goût. Certains détails des Bucoliques de Virgile lui avaient fait pressentir les grandes touches des Géorgiques et de l'Enéide, et, à travers les imperfections des Épodes d'Horace, il avait entrevu les Odes. C'est ainsi que cette maison, qui restait obstinément fermée à tant de grands personnages, s'était ouverte de bonne heure au jeune paysan de Mantoue et au fils de l'esclave de Venouse.

Ces lettrés, ces grands seigneurs devaient mener ensemble une vie fort agréable. La fortune de Mécène lui permettait de satisfaire tous ses goûts et de donner. à ceux qui l'entouraient une large existence. Les curieux de Rome auraient beaucoup souhaité de savoir ce qu'on pouvait faire dans cette société distinguée où l'on ne pénétrait pas; nous sommes tout à fait comme eux et il nous prend souvent fantaisie d'imiter ce fâcheux qui suivit un jour Horace, à son grand déplaisir, tout le long de la voie Sacrée, pour le faire un peu parler. Nous voudrions obtenir de lui quelques renseignements sur ces gens d'esprit qu'il fréquentait ; nous fouillons ses œuvres pour voir si elles ne nous apprendront pas de quelle manière on vivait chez Mécène. Malheureusement pour nous, Horace est discret, et c'est à peine s'il laisse échapper de temps en temps quelques confidences que nous nous empressons de recueillir. Une de ses satires les plus courtes et les plus faibles, la huitième du premier livre, nous offre en ce genre un intérêt particulier, parce qu'elle a été faite quand Mécène prit possession de sa maison de l'Esquilin. Ce fut, pour le maître et ses amis, un événement d'importance. Il voulait se construire un palais qui fût digne de sa nouvelle fortune et ne pas le payer trop cher : le problème était difficile, il le résolut à merveille. L'Esquilin était alors une colline déserte et sauvage ; on y enterrait les esclaves et l'on y faisait les exécutions capitales. Personne, à Rome, n'aurait consenti à y loger. Mécène, qui, comme on vient de le voir, se plaisait à ne rien faire comme les autres, y acheta de vastes terrains qu'il eut à très bon compte, planta des jardins magnifiques, dont la réputation a duré presque autant que l'Empire, et fit construire une tour qui dominait tout l'horizon. Ce fut sans doute une grande surprise à Rome quand on vit ces constructions somptueuses s'élever dans le lieu le plus mal famé de la ville ; mais ici encore cet esprit de contradiction, que nous avons remarqué chez Mécène, le servit bien. L'Esquilin, quand il fut débarrassé de ses immondices, se trouva être beaucoup plus sain que les autres quartiers, et l'on nous dit que lorsque Auguste avait pris la fièvre au Palatin, il allait, pour la soigner et la guérir, habiter quelques jours la tour de Mécène. Voilà ce qui donna au poète l'occasion de composer sa huitième satire ; il y célèbre ce changement merveilleux qui a fait du coupe-gorge de l'Esquilin un des plus beaux endroits de Rome :

Nunc licet Esquiliis habitare salubribus, atque
Aggere in aprico spatiari.

et pour qu’on apprécie mieux, par le contraste, l'agrément de ces jardins et la magnificence de ces terrasses, il rappelle les scènes qui se passaient dans les mêmes lieux quand ils étaient le rendez-vous des voleurs et des magiciennes. Je suppose que ce petit ouvrage a dû être lu pendant les fêtes que Mécène donnait à ses amis quand il inaugura sa nouvelle maison, et, comme il avait au moins le mérite de l'à-propos, il est probable qu'il fut très goûté des assistants. Il peut donc nous donner quelque idée de ce qu'on aimait, de ce qu'on applaudissait dans cette société élégante. Peut-être ceux qui liront la satire jusqu'au bout, en se rappelant la circonstance pour laquelle elle était faite et les gens qui devaient l'entendre, éprouveront-ils quelque surprise elle se termine par une plaisanterie un peu forte et qu'il me serait difficile de traduire. Voilà donc ce qui amusait les convives à la table de Mécène ! Voilà ce qu'écoutaient volontiers ces gens d'esprit dans les fêtes de l'Esquilin (N'oublions pas que c'est la même société qui, dans le voyage de Brindes, prit tant de plaisir à la dispute insipide de deux bouffons. On a grand’peine à comprendre qu'après avoir entendu ces plaisanteries grossières, Horace nous dise : « Nous passâmes une soirée tout à fait charmante. ») ! N'en soyons pas trop surpris. Les grands siècles classiques, que nous admirons tant, sont, en général, sortis d'époques énergiques et rudes, et souvent, dans les premières années, ils gardent quelque chose de leurs origines. Au milieu de toutes leurs délicatesses, il leur reste un fond de vigueur brutale qui aisément remonte à la surface. Dans les entretiens des gens du XVII ème siècle, que de propos gaillards, qui n'effarouchaient personne et qu'on n'entendrait pas aujourd'hui sans quelque embarras ! que d’usages qui nous paraissent grossiers et qui semblaient alors les plus naturels du monde ! C'est plus tard que les mœurs achèvent de se polir, que la langue devient scrupuleuse et raffinée. Par malheur, ce progrès se paie souvent d'une décadence : en se polissant, l'esprit court le risque de s'affaiblir et de s'affadir. Ne nous plaignons donc pas de ces quelques saillies d'une nature qui n'est pas encore tout à fait réglée ; elles témoignent au moins de l'énergie qui persiste au fond des caractères et dont les lettres profitent. Le temps d'Ovide arrive toujours assez tôt.

On voit qu'à ce moment Horace tenait une place importante dans cette société ; il n'y était pas arrivé du premier coup, nous le savons par lui-même. Quand Virgile l'amena pour la première fois à Mécène, il nous raconte qu'il perdit contenance et qu'il ne put lui adresser que quelques paroles sans suite ; c'est qu'il ne ressemblait pas à ces beaux parleurs qui trouvent toujours quelque chose à dire ; il n'avait de l'esprit qu'avec les gens qu'il connaissait. De son côte, Mécène était un de ces silencieux « auxquels le monde appartient ; » il répondit à peine quelques mots, et il est probable qu'ils se quittèrent assez peu contents l'un de l'autre, puisqu'ils restèrent neuf mois sans éprouver le besoin de se revoir. Mais, cette première froideur passée, le poète montra ce qu'il était. Dans l'intimité, il fit admirer à son protecteur toutes les ressources de son esprit; il lui fit aimer toutes les délicatesses de son caractère. Aussi Mécène le combla-t-il de prévenances et de bienfaits. En 717, un an après qu’il l'avait connu, il l'emmena dans ce voyage de Brindes, où il allait conclure la paix entre Antoine et Octave. Quelques années plus tard, probablement vers 720, il lui donna le domaine de la Sabine.

II.

Nous connaissons mal les circonstances qui amenèrent Mécène à faire ce beau présent à son ami ; mais un homme d'esprit comme lui possédait sans doute cette qualité que Sénèque exige, avant tout, d’un bienfaiteur intelligent : il savait donner à propos. Il pensait donc que ce domaine ferait à Horace un grand plaisir, et certainement il ne se trompait pas. Est-ce à dire qu'Horace soit tout à fait comme son ami Virgile, dont on nous raconte qu'il n'a jamais pu se souffrir à Rome et qu'il n'était heureux que lorsqu'il vivait aux champs ? Je ne le crois pas. Sans doute Horace se plaisait aussi à la campagne ; il aime les champs et il a su les peindre; la nature, décrite avec discrétion, tient une grande place dans sa poésie. Il s'en sert, comme Lucrèce, pour donner plus de force et de clarté à l’exposition de ses idées philosophiques. Le renouvellement des saisons lui montre que rien ne dure et qu'il ne faut pas nourrir de trop longues espérances. Les grands chênes, courbés par les vents de l'hiver, les montagnes que frappe la foudre l'aident, à prouver que les plus hautes fortunes ne sont pas à l'abri des accidents imprévus. Le retour du printemps « qui frissonne dans les feuilles agitées par le zéphyr » lui sert à rendre courage aux désespérés en leur faisant voir que les mauvais jours ne durent pas. Quand il veut conseiller à quelque esprit chagrin l'oubli des misères de la vie, pour lui faire sa petite morale, il le mène aux champs, près de la source d'une fontaine sacrée, à l'endroit « où le pin et le peuplier mêlent ensemble leur ombre hospitalière. » Ces tableaux sont charmants et la mémoire de tous les lettrés les a retenus ; ils n’ont pourtant pas la profondeur de ceux que Virgile ou Lucrèce nous présentent. Jamais Horace ne passera pour un de ces grands amants de la nature, dont le bonheur est de se confondre avec elle. Il était pour cela trop spirituel, trop indifférent, trop sage. J'ajoute que, jusqu'à un certain point, sa philosophie même l’en détournait. Il s'est élevé plusieurs fois contre la manie de ces âmes malades qui courent sans fin le monde à la recherche de la paix intérieure. La paix n'est ni dans le repos des champs, ni dans l’agitation des voyages; on peut la trouver partout quand on a l'esprit calme et le cœur sain. La conclusion légitime de cette morale, c'est que nous portons en nous notre bonheur et que, quand on habite la ville, il n'est pas nécessaire de la quitter pour être heureux.

Il lui semblait donc que ces gens, qui prétendaient être des amis passionnés de la campagne et affectaient de dire qu'on ne peut vivre que là, allaient beaucoup trop loin, et il s'est même une fois très finement moqué d'eux. Une de ses plus charmantes épodes, œuvre de sa jeunesse, contient l'éloge le plus vif et peut-être le plus complet qui ait été fait de la vie rustique : « Heureux, nous dit-il, celui qui, loin des affaires comme les hommes d'autrefois, laboure avec ses propres bœufs, le champ que cultivaient ses pères ! » Une fois lancé, il ne s'arrête plus; tous les agréments de la campagne y passent l'un après l'autre. Rien n'y manque, ni la chasse, ni la pêche, ni les semailles, ni la moisson, ni le plaisir de voir paître ses troupeaux ou de dormir sur l'herbe, « tandis que l'eau murmure dans le ruisseau et que les oiseaux se plaignent dans les arbres » On dirait qu'il a voulu refaire à sa manière et avec la même sincérité le beau passage de Virgile :

O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas!

Mais attendons la fin : les derniers vers nous ménagent une surprise; ils nous apprennent, à notre grand étonnement, que ce n'est pas Horace que nous venons d'entendre. « Ainsi parlait l'usurier Alfius, nous dit-il. Aussitôt, résolu de devenir campagnard, il fait rentrer aux ides tout son argent. Puis, il se ravise, et cherche, pour les calendes, un placement nouveau. » Le poète s'est donc moqué de nous; et ce qui rend sa plaisanterie plus cruelle, c'est que le lecteur ne s'en aperçoit qu'à la fin, et que, jusqu'au dernier vers, il est dupe. De toutes les raisons qu'on a données pour expliquer cette épode, il n'y en a qu'une qui me semble naturelle et vraisemblable (Quelques critiques ont voulu voir dans cette épode une parodie des Géorgiques. Je n'en crois rien. Tout au plus sa raillerie pouvait-elle atteindre ceux qui croyaient devoir exagérer les idées de Virgile.). Il était impatienté de voir tant de gens admirer à froid la campagne ; il voulait rire, aux dépens de ceux qui, n'ayant aucune opinion personnelle, croient devoir prendre tous les goûts de la mode, en les exagérant. Nous connaissons, nous aussi, ces prôneurs ennuyeux de la belle nature qui vont visiter les glaciers et les montagnes uniquement parce qu'il est de bon ton de les avoir vus, et nous comprenons la mauvaise humeur que devait ressentir de ces enthousiasmes de commande un esprit juste et droit qui ne faisait cas que de la vérité.

Mais si Horace ne possédait pas toute l'ardeur du banquier Alfius pour la campagne, s'il habitait Rome volontiers, c'était à la condition de n'y pas demeurer toujours. Alors, comme aujourd'hui, on se gardait bien d'y rester pendant ces mois brûlants « qui donnent tant à faire à l'entrepreneur des pompes funèbres et à ses noirs licteurs. » Dès que soufflait l'auster « lourd comme le plomb, » tous ceux qui pouvaient partir s'en allaient. Horace faisait comme eux. Tandis que les riches traînaient à leur suite un grand équipage, qu'ils se faisaient précéder de courriers numides, qu'ils avaient avec eux des gladiateurs pour les défendre et des philosophes pour les amuser, lui, qui était pauvre, sautait sur le dos d'un mulet court de queue, plaçait derrière lui son petit bagage et se mettait gaîment en route. Il est probable que le but de ses voyages n'était pas toujours le même. Dans les montagnes du Latium et de la Sabine, le long des rampes de l'Apennin, sur le bord de la mer, il ne manque pas de sites agréables et sains ; c'est là que les Romains d'aujourd'hui vont passer le temps de la malaria. Horace les a sans doute visités aussi; mais il avait ses préférences, qu'il exprime avec beaucoup de vivacité : ce qu'il mettait au-dessus de tout le reste, c'était Tibur et Tarente, deux pays fort éloignés, très différents, mais qu'il semble unir dans le même amour. Il est probable qu'il y est souvent retourné ; et, quoique nos goûts changent avec l'âge, nous avons la preuve qu'il est resté fidèle jusqu'à la fin à cette affection de sa jeunesse. Malgré ces pérégrinations annuelles, qui l'amenaient quelquefois aux extrémités de l'Italie, je me figure qu'Horace fut longtemps un ami assez tiède de la campagne. Il ne possédait pas encore de villa qui lui appartînt, et peut-être il ne le regrettait guère. Il prenait part volontiers aux distractions de la grande ville et ne s'en éloignait, comme nous venons de le voir, que dans les mois où il est difficile d'y rester. Un moment arriva pourtant où ces voyages, qui n'étaient qu'une distraction, un agrément de passage, devinrent pour lui une impérieuse nécessité, où la vie de Rome lui fut si importune, si odieuse, qu'il éprouva le besoin, comme son ami Bullatius, de se cacher dans une bourgade déserte, « d’y oublier tout le monde et de s'y faire lui-même oublier. » Ce sentiment est très visible dans quelques endroits de ses œuvres, et il est fort aisé de voir d'où il lui était venu.

Au lieu de gémir sur les mésaventures qui arrivent, ce qui ne mène à rien, un homme avisé cherche à en tirer un bon parti, et ses malheurs passés lui servent de leçon pour l'avenir. C'est, je crois, ce qu'a fait Horace. Les premières années qui suivirent son retour de Philippes durent être fécondes pour lui en réflexions et en résolutions de tout genre. Il s'est représenté à cette époque sur son petit lit de repos, songeant aux choses de la vie et se disant : « Comment dois-je me conduire ? Qu'ai-je de mieux à faire ? » Ce qu'avait de mieux à faire un homme qui venait d'éprouver un mécompte aussi fâcheux, c'était assurément de ne pas s'y exposer de nouveau. Le désastre de Philippes lui avait beaucoup appris. Désormais il était guéri de l'ambition. Il reconnaissait que les honneurs coûtent cher, qu'en entreprenant de faire le bonheur de ses concitoyens on risque le sien, et qu'il n'y a pas de sort plus heureux que de se tenir loin des fonctions publiques. C'est ce qu'il prit la résolution de faire lui-même ; c'est ce qu'il recommandait sans cesse aux autres. Sans doute ses grands amis ne pouvaient pas tout à fait renoncer à la politique ou abandonner le forum: il leur conseillait au moins de s'en distraire par moments. A Quintius, à Mécène, à Torquatus, il disait : « Donnez-vous donc quelque loisir ; laissez votre client se morfondre dans l'antichambre et sauvez-vous par quelque porte de derrière ; oubliez le Cantabre et le Dace ; ne songez pas toujours aux affaires de l'empire. » Quant à lui, il se promettait bien de n'y penser jamais. Loin de se plaindre de n'y plus avoir aucune part, il était heureux qu'on lui en eût ôté le souci. D'autres accusaient Auguste d'avoir enlevé la liberté aux Romains; il trouvait, lui, qu'en les délivrant du tracas des affaires, il la leur avait rendue. S’appartenir tout entier, s'étudier, se connaître, se faire comme une retraite intérieure au milieu de la foule, vivre enfin pour lui, telle fut désormais sa seule préoccupation.

Mais il est bien rare qu'on règle tout à fait sa vie comme on le voudrait. Là, comme ailleurs, le hasard domine; les événements se font un jeu de déranger les résolutions les mieux concertées. L'amitié de Mécène, dont Horace fut assurément très heureux, ne tarda pas à lui causer beaucoup d'embarras. Elle le mit en relation avec de grands personnages auxquels il devait faire bon visage, quoiqu'il lui fût souvent difficile de les estimer. Il était forcé de bien vivre avec un Dellius, qu'on appelait “le voltigeur des guerres civiles” (desultor bellorum civilium), à cause de son habileté à passer d'un parti à l'autre, un Licinius Muraena, la légèreté même, qui finit par conspirer contre Auguste, un Munatius Plancus, ancien flatteur d'Antoine, bouffon de Clèopâtre, dont on disait qu'il était traître par tempérament, morbo proditor. Tous voulaient passer pour être liés avec lui; ils lui demandaient de leur adresser quel qu'une de ces petites pièces qui faisaient grand honneur à celui qui les recevait; ils souhaitaient que leur nom se trouvât dans le recueil de ces œuvres auxquelles on promettait l'immortalité, Horace n'y tenait guère; il lui répugnait sans doute de paraître le chantre banal de la cour et du prince. Aussi, quand il est forcé de céder, ne le fait-il pas toujours de bonne grâce. Par exemple, il n'écrit qu'une fois à Agrippa, c'est pour lui dire qu'il ne chantera pas ses louanges et le renvoyer à Varius, successeur d'Homère, seul digne de traiter un si beau sujet. Il ne veut pas non plus s'occuper d'Auguste ; il prétend qu'il a peur de compromettre la gloire de son héros en la célébrant, il ne se trouve pas assez de génie pour un aussi grand ouvrage. Mais Auguste ne se paya pas de cette excuse ; à plusieurs reprises, il pressa, il pria le trop modeste poète. « Sache, lui écrivait-il, que je suis en colère de ce que tu n'as pas songé encore à m'adresser une de tes épîtres. Crains-tu qu'il ne soit honteux pour toi, dans la postérité, de paraître avoir été mon ami  ? » Après ces paroles aimables, Horace ne pouvait plus résister, et de complaisance en complaisance il se trouva conduit contre son gré à devenir le poète officiel de la dynastie.

Il était difficile qu'en le voyant lié avec tant d'hommes importants, familier de Mécène, ami de l'empereur, on ne le regardât pas comme une sorte de personnage. A la vérité, il ne remplissait pas de fonction publique : tout au plus lui laissa-t-on son anneau de chevalier, conquis dans les guerres civiles; mais il n'était pas nécessaire de porter la prétexte pour avoir de l'autorité. Mécène, qui n'était rien, passait pour le conseiller d'Auguste ; ne pouvait-on pas soupçonner Horace d'être le confident de Mécène ? En le voyant sortir en voiture, s'asseoir au théâtre à côté de lui, tout le monde disait : « Quel homme heureux ! » S'ils causaient tous les deux ensemble, on s'imaginait qu'ils agitaient le sort du monde. En vain Horace affirmait sur l'honneur que Mécène lui avait dit: « Quelle heure est-il  ? Il fait bien froid ce matin ! » et autres secrets de cette importance ; ou ne voulait pas le croire. Il ne pouvait plus, comme autrefois, se promener dans le forum et le champ de Mars, écouter les charlatans et les diseurs de bonne aventure, interroger les marchands sur le prix de leurs denrées ; il était épié, suivi, abordé à chaque pas par les solliciteurs ou les curieux. Un nouvelliste voulait connaître la situation des armées; un politique lui demandait des renseignements sur les projets d'Auguste, et quand il répondait qu'il n'en savait rien, on le félicitait de sa réserve d’homme d'état, on admirait sa discrétion de diplomate. Il rencontrait un intrigant sur la voie Sacrée, qui le priait de le présenter à Mécène; on lui apportait des placets, on réclamait son appui, on se mettait sous sa protection. Il avait des envieux qui l'accusaient d'être un égoïste qui voulait garder pour lui seul la faveur dont il jouissait, des ennemis qui rappelaient sa naissance et répétaient partout d'un air de triomphe que ce n'était qu'un fils d'esclave. A la vérité, ce reproche ne le touchait pas, et ce qu'on lui jetait au visage comme une honte, il s'en parait comme d'un titre d'honneur ; mais en attendant, les journées passaient. Il n'était plus maître de lui-même; il ne pouvait plus vivre à son gré ; sa chère liberté lui était à chaque instant ravie. A quoi lui servait donc de s'être tenu loin des fonctions publiques, s'il en avait tous les ennuis sans en posséder les avantages ? Ces tracas le mettaient hors de lui, Rome lui devenait insupportable, et il cherchait sans doute dans son esprit quelque moyen de fuir les importuns qui l'obsédaient, de retrouver la paix et la liberté qu'il avait perdues.

C'est alors que Mécène lui donna le bien de la Sabine, c'est-à-dire un asile sûr qui le mettait à l'abri des fâcheux et où il allait ne vivre que pour lui-même. Jamais libéralité ne vint plus à propos et ne fut accueillie avec autant de joie. L'opportunité du bienfait explique l'ardeur de la reconnaissance.


 

> ... SUITE (parties III, IV et V)


 
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