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Horace et les liens de la politique dans le premier livre des Épîtres

par Isabelle COGITORE

 

 

LE premier livre des Épîtres semble bien éloigné des soucis de la politique ; loin de commencer par une adresse à Auguste, comme le fera le deuxième, il a pour thème majeur la recherche de la vraie sagesse, de la voie moyenne destinée à apporter au poète un bonheur d'équilibre et de mesure. On sait que la démarche d'Horace est tendue entre diverses exigences. entre la philosophie et un aimable sens pratique, entre la gaieté et l'inquiétude d'un homme qui se déclare libéré des soucis de la politique (1). Cependant, une lecture plus attentive de ces vingt pièces amène à nuancer le détachement d'Horace vis-à-vis de la politique romaine.

En effet, le livre I se révèle riche de notations politiques, si on passe le texte au crible. Ainsi, la politique forme le cadre même de plusieurs Épîtres, leur scène en quelque sorte ; mais Horace se livre également à des réflexions théoriques sur le pouvoir et sa nature, qui ne sont pas sans intérêt. Enfin, il sera bon de revenir sur les relations d'Horace avec Mécène et Auguste, mais également d'évoquer celles qu'il eut avec Tibère, point apparemment plus surprenant.

LA POLITIQUE, CADRE DES ÉPÎTRES

Nunc agilis fio et mersor ciuilibus undis (I, 1, 16).

Cette affirmation, véritablement programmatique dans une épître qui l'est déjà dans son entier, annonce la présence, certes intermittente, mais forte, de préoccupations politiques dans la vie comme dans l'œuvre du poète.

Ainsi, les lieux consacrés à la politique dans la Ville sont évoqués de façon insistante. Le Forum est le lieu d'un travail incessant:

nauos mane forum et uespertinus pete tectum (2)

et par exemple de l'activité judiciaire dans les tribunaux (3) ; de même les Carènes, où retourne l'orateur Philippus après avoir quitté le Forum (4) ne sont probablement pas une simple notation topographique : ce quartier était celui de personnages aussi importants que Sextus Pompée (5). Enfin le Champ de Mars, qui connut sous Auguste un développement majeur, est aussi un lieu politique, où l'on se rencontre (6) et où l'on démontre, en combattant ou en s'exerçant, une valeur militaire que le public applaudit (7) :

scis quo clamore coronae
proelia sustineas campestria.

En second lieu, Horace s'attache souvent à préciser le statut des personnages de ses lettres : dans l'Épître 14, le vocatif uilice, en tête de la lettre, attire immédiatement l'attention sur la place de son interlocuteur dans la société romaine. La relation qui s'établit entre le poète et son régisseur, relation de rivalité symbolique entre celui qui aimait la campagne et celui qui ne l'aimait pas, est une relation surprenante : la familiarité sur laquelle Horace semble jouer, le ton plaisant qu'il emploie pour s'adresser à lui étonne quelque peu, quand il s'agit d'un régisseur et de son maître. Mais le poète prend soin de préciser que son interlocuteur s'est élevé dans la hiérarchie sociale : auparavant mediastinus, esclave à tout faire, sans qualification, il dirige désormais un domaine de taille moyenne. Même si l'on fait la part des conventions littéraires, ce souci de préciser la place sociale de chacun est une caractéristique importante de l'œuvre ; il démontre, s'il en était besoin, que le Romain pense en termes de statut, d'ordre, de rang social. Organisation sociale et exercice de la politique sont indissolublement liés. Horace est peut-être plus original par son souci de reconnaître aux esclaves la valeur d'individus. Ainsi lorsqu'il joue sur le paradoxe :

qui melior seruo; qui liberior sit auarus,
in triuiis fixum cum se demittit ob assem,
non uideo (8)

le jeu porte alors sur la liberté et la qualité des individus ; certes, on peut deviner l'utilisation de personnages de la comédie, l'esclave et l'avare ; mais leur caractérisation n'empêche pas les connotations politiques et sociales.

Bien plus nette et plus célèbre, la précision que donne l'auteur sur son propre statut : me libertino natum patre et in tenui re (9). Sans reprendre les discussions sur le sens qu'il faut donner à ces paroles, nous nous contenterons d'y voir, là aussi, un souci d'exactitude quant à la composition du corps politique et social romain.

Ce choix est confirmé par les passages où le poète rappelle l'importance du census : ne pas appartenir aux classes censitaires les plus élevées, n'avoir qu'un maigre cens, exiguum censum (10), apparaît à certains comme le pire des maux. Faire le compte de sa fortune en espérant être inscrit parmi les chevaliers est l'activité du Romain soucieux de tenir un rang dans la société :

est animus tibi, sunt mores, est lingua fidesque
sed quadringentis sex septem milia desunt (11).

On ne saurait oublier en effet qu'à Rome, la participation à l'activité politique dépendait de la classe censitaire dans laquelle on était inscrit et que les élections n'étaient qu'une façade derrière laquelle se cachaient des inégalités (12). Et précisément les élections sont souvent rappelées : on craint l'échec honteux, turpem repulsam (13), qui signifie le retour à la vie de simple citoyen ; même élu, on reste soumis aux mauvaises sur prises :

Qui dedit hoc hodie, cras si uolet auferet, ut, si
detulerit fasces indigno, detrahet idem (I, 16, 33-34).

Les campagnes électorales, fréquentes si l'on réfléchit au nombre de magistrats (plus d'une quarantaine) que le peuple devait élire chaque année (14), amenaient les hommes politiques romains à faire de savants calculs pour user au mieux des influences dont ils disposaient, quitte à recourir à la flatterie. Bref, la vie du Romain passe par les urnes. Le Romain est par essence citoyen, membre d'un corps politique dont la force étonne et inquiète :

Quodsi me populus Romanus forte roget, cur
non ut porticibus sic iudiciis fruar isdem,
nec sequar aut fugiam quae diligit ipse uel odit,
olim quod uolpes aegroto cauta leoni
respondit, referam : « quia me uestigia terrent,
omnia te aduersum spectantia, nulla retrorsum ».
belua multorumes capitum. (1, 1, 70-75).

Cette bête féroce, à la fois vilipendée et admirée, est dans le premier livre des Épîtres une puissance omniprésente, y compris sous la forme métaphorique du public : Horace ne refuse-t-il pas de « promener la brigue à travers les tribus des grammairiens et autour de leurs tréteaux » (15) ?

Enfin, la présence de la politique s'exprime de façon évidente à travers le client, acteur majeur de la vie politique romaine. Les passages sont nombreux qui font allusion à ces liens entre un patron puissant et ses clients. La complexité de ces liens rendait parfois nécessaire la présence auprès de certains patrons, d'un nomenclator chargé de lui rappeler les noms de ceux qu'il rencontrait (16). Toute l'Épître 7 porte sur ce sujet. Volteius Mena, crieur public, praeco, ne disposant que d'un cens peu élevé, tenui censu, se retrouve sous la protection du consulaire L. Marcius Philippus. Sa vie bascule alors, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un reflet, un écho servile de son patron (17). Sous des couleurs proches de la satire (18), le poète plaint en réalité le sort de qui doit perdre son identité pour plaire à son patron. Nous reviendrons sur sa propre position. Les Épîtres ne sont pas des satires cependant, et la peinture que l'auteur fait de la vie du client n'a que peu de points de contact avec celle que fera Juvénal. Si l'Épître 18 présente elle aussi un client d'apparence misérable, sans fortune :

tibi paruola res est;
arta decet sanum comitem toga (19),

ce client n'attire pas la moquerie. Il est plutôt présenté comme le triste apanage d'une société politique qu'Horace n'oublie jamais, et pour cause (20).

On le voit, la politique romaine, sous tous ses aspects, topographiques, électoraux, sociaux, est présente tout au long du livre I. Elle est le cadre dans lequel s'inscrivent nos Épîtres et amène à réfléchir sur la nature du pouvoir.

UNE RÉFLEXION THÉORIQUE

La politique provoque chez le poète des réflexions qui, reflets du temps et de la culture philosophique de leur auteur, unissent politique et morale. En effet, la première Épître annonçait comme programme la recherche du Vrai (uerum) et du Bien (decens) : ce programme s'applique aussi dans le domaine qui nous concerne ici. Ainsi, quand le poète s'immerge dans la vie politique, il est le « gardien de la vraie vertu et son austère satellite » (21). Et la définition du uir bonus, telle qu'elle est donnée dans l'épître 16, est le portrait du citoyen idéal, dans une réflexion dégagée des contraintes de la pratique quotidienne :

Vir bonus est quis ?
« qui consulta patrum, qui leges iuraque seruat,
quo multae magnaeque secantur iudice lites,
quo res sponsore et quo causae teste tenentur ». (22)

Présentée comme une intervention d'un interlocuteur fictif (les éditeurs modernes prennent même soin de rajouter des guillemets), cette réflexion est une parenthèse, une échappée de la pensée, vite ramenée, il est vrai, dans les chemins de la réalité, plus proche de la satire, dans les vers qui suivent.

Mais ce courant de pensée politique théorique, qui affirme l'importance du droit et de la fides, est réellement présent dans le premier livre des Épîtres (23).

Il est peut-être plus net dans les développements consacrés au thème des Reges. Ces « Rois », qui reparaissent à plusieurs reprises dans nos Épîtres, peuvent être les scories d'un enseignement rhétoricien, riche d'exemples pris dans l'histoire grecque ou même perse. Les Rois, leurs pouvoirs, leurs excès étaient sans nul doute un sujet bien connu des jeunes Latins se formant à l'éloquence. Sans doute même faut-il voir une marque scolaire dans lesjeux d'assonances entre rex et recte facere, dans l'Épître 1, 59-60 :

At pueri ludentes : « rex eris », aiunt, / « si recte facies ».

Mais il nous faut aller au-delà de cet aspect stylistique : à travers le jeu de sonorités s'exprime une question, celle du fondement, de la légitimité morale du pouvoir. Car si les enfants chantonnent cette maxime, c'est aussi celle qui sous-tendait l'action des grands hommes de la République romaine: I, 1, 62-64 :

Roscia, dic sodes, melior lex an puerorum est
nenia, quae regnum recte facientibus offert,
et maribus Curiis et decantata Camillis ?

Sans vouloir donner de leçon de théorie politique, Horace glisse ainsi, légèrement, dans le mouvement de ses lettres, le fruit d'une réflexion profonde. Il n'y insiste pas, mais y revient, avec humour, comme à la fin de la première Épître, quand il appelle le sage « le roi des rois » (1, 107), ou plus austèrement, comme dans l'Épître 2 : quicquid delirant reges, plectuntur Achiui. L'affirmation d'un lien, pour ainsi dire essentiel, entre le destin des rois et celui de leur peuple est fondamentale. Elle trouve également son expression dans la recommandation de modération qui termine l'Épître 2 (24). L'auteur exprime donc à plusieurs reprises, par des allusions, par des images, la conclusion de ses méditations sur le pouvoir. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il consacre une Épître à la manière de se comporter avec les Grands : témoin d'une époque où s'affirme sans cesse plus nettement le pouvoir du princeps, il intègre ces changements dans sa poésie, en gardant la liberté de penser.

Car la maxime qui figure à la fin de l'Épître 7 : metiri se quemque suo modulo ac pede uerum est, est aussi valable en politique. Trouver sa place dans le monde politique est le souci du sage et avait fait l'objet des réflexions tant des stoïciens que des épicuriens, chacun apportant une réponse à sa manière. On sait qu'on retrouve dans les Épîtres l'écho des doctrines stoïcienne comme épicurienne ; nous n'essaierons pas ici de peser, une fois de plus, ce qui revient à chacune de ces philosophies, entre la solution stoïcienne de participation active à la vie politique et le λαθε βιωσας des épicuriens (25). Dans l'Épître 17, tout entière consacrée aux rapports avec le pouvoir, Aristippe est l'exemple de celui pour qui la vie auprès des rois est la vie la meilleure; il est probablement, comme l'a signalé A. Traina, plus qu'un simple substitut d'Épicure (26). La différence majeure entre Aristippe et Épicure consisterait en ceci que le premier refuse d'envisager l'avenir, tandis que le second le prend en compte; à ce titre, la philosophie politique développée par Horace dans le premier livre des Épîtres s'accorde effectivement avec la pensée d'Aristippe, puisqu'il s'agit bien de profiter de l'occasion, du moment où les Grands sont au plus haut de leur gloire pour retirer quelque fruit de leur commerce. À la suite d'Aristippe, le protégé de Mécène préserve sa liberté intérieure en bénéficiant des cadeaux des Grands (27).

LE POÈTE ET LES GRANDS

Horace montre, dans l'ensemble de son œuvre, la lutte d'un homme qui veut préserver sa liberté, mais qui vit dans un monde où elle n'a guère de place. Les Épîtres elles-mêmes sont l'écho de cette lutte: les guerres et les exploits d'Auguste trouvent leur expression dans nos Épîtres. Ainsi, on distingue nettement un thème géographique qui rappelle les campagnes contre les Cantabres, les Parthes, les Arméniens (28). L'importance de cette vision géographique du monde a été démontrée par Cl. Nicolet, qui met en lumière les liens entre la conquête d'un Empire et sa représentation, figurée, chiffrée ou littéraire (29). La présence de ce thème dans les Épîtres montre qu'Horace est déjà, avant même le Chant Séculaire, un poète officiel du régime augustéen. La fin de l'Épître 12 en est la preuve :

aurea fruges
Italiae pleno defundit Copia cornu.

On croit lire, de manière anticipée, les vers qui pourraient commenter les reliefs de l'Ara Pacis Augustae, autel voué en 13 av. J.C., et qui illustre l'Esprit de l'époque augustéenne, les liens entre la Paix et l'Abondance.

De plus, à côté de cette allégeance aux thèmes que l'on peut dire « de propagande », Horace associe Auguste à des éléments divins: ainsi, dans l'Épître 17, 33-34 :

res gerere et captos ostendere ciuibus hostis
attingit solium Iouis et caelestia temptat

l'allusion est claire aux triomphes du princeps, qui lui permettront d'asseoir ce que Jean Gagé a pu appeler « la théologie de la victoire impériale » (30). Il ne s'agit certes pas de divinisation avant l'heure, mais l'attitude d'Horace la laisse présager.

Plus concrètement, plus pratiquement, notre auteur bâtit son œuvre poétique sur un réseau de relations politiques, avec Auguste et Mécène en premier lieu. Ces protections sont bien connues et il suffira de rappeler ici les passages les plus clairs qui signalent ces liens.

Vis-à-vis d'Auguste, le poète est prudent ; car si le princeps est un destinataire « caché » de bien des lettres, il apparaît dans toute l'œuvre comme une figure tutélaire. L'Épître 13 comporte des recommandations au porteur du livre pour aborder Auguste de la meilleure manière. La circonspection est de mise ; il s'agit d'attendre le moment propice, l'humeur la plus accueillante ; pas d'impair : ne studio nostri pecces ! Tout le vocabulaire de cette Épître se rattache au parler de la Cour, comme on dirait à des époques postérieures : quand, au vers 17, le poète conseille à son messager de ne pas se vanter d'avoir apporté « des vers capables de retenir les yeux et les oreilles de l'empereur », carmina quae possint oculos auresque morari / Caesaris, on reconnaît là un écho des expressions politiques en usage à Rome, « les yeux et les oreilles » désignant dans un autre contexte les services de renseignements des Princes. La prudence est donc de mise face à un personnage aussi puissant.

D'autre part, Auguste est à plusieurs reprises présenté comme le garant de l'État, l'homme providentiel de qui Rome attend salut et protection. Dans l'Épître 16, un interlocuteur fictif permet de faire un éloge d'Auguste (v. 25-29) :

Si quis bella tibi terra pugnata marique
dicat et his uerbis uacuas permulceat auris :
« Tene magis saluum populus uelit an populum tu,
seruet in ambiguo qui consulit et tibi et urbi
Iuppiter », Augusti laudes adgnoscere possis.

On retrouve dans ces vers, encore une fois mis en scène par un dialogue imaginaire, l'éloge d'Auguste, rapproché de Jupiter ne serait-ce que par l'enjambement qui reporte «Iuppiter» en début de vers, juste avant le nom d'Auguste (31). Le thème de la protection, custodia rerum, est un de ceux sur lesquels Auguste a fondé une bonne part de son image (32).

Horace se fait donc l'écho discret de cette image d'Auguste, tout en usant avec prudence de ce prince si puissant (33).

Avec Mécène, les relations sont plus simples peut-être. Celui-ci est, certes, le maître de la carrière d'Horace et un réseau d'obligations enserre le poète: l'adjectif verbal (34) qui ouvre presque le recueil : prima dicte mihi, summa dicende Camena en est la marque; le parallèle avec la carrière du gladiateur est assez connu pour que nous n'y insistions pas :

spectatum satis et donatum iam rude quaeris,
Maecenas, iterum antiquo me includere ludo (I, 1, 2-3).

Il y a donc une relation de force entre Mécène et Horace, mais elle est tempérée par une réelle amitié, qui permet à ce dernier de refuser certaines pressions : non eadem est aetas, non mens. L'amitié lui donne l'espace de liberté qu'il revendique ; quand il s'adresse à Mécène en l'appelant dulcis amice (7, 12), c'est pour introduire une requête (si concedes) ou, mieux encore, pour signaler une décision :

te, dulcis amice, reuiset,
cum Zephyris, si concedes, et hirundine prima.

C'est également l'amitié qui rend possible le dialogue plein d'humour qui suit, aux vers 14 et suivants : il met en scène une relation entre un obligé et son protecteur, qui ne sait pas reconnaitre les limites de son action ; par cette fable, le poète rappelle à l'homme politique la manière d'en user avec lui. Leur relation est un échange, comme le montre le sens de pro: dignum praestabo me etiam pro laude merentis (v. 24). Il n'y a donc pas de bassesse de la part du poète, mais la recherche de la bonne mesure. Cette recherche de l'équilibre passe aussi par l'éloge, comme on le voit dans les vers 25 et suivants de cette même Épître 7 :

quodsi me noles usquam discedere, reddes
forte latus, nigros angusta fronte capillos,
reddes dulce loqui, reddes ridere decorum

Demander l'impossible à son protecteur, lui réclamer sa jeunesse enfuie, c'est tabler sur son intelligence et l'amener à ne pas mettre le poète dans cette situation désespérée. Tout se joue par des allusions, des conseils déguisés. Il en va de même aux vers 37 et suivants, dans lesquels Horace rappelle qu'il a fait l'éloge de celui qu'il appelle rexque paterque, conformément au vocabulaire de la clientèle. La fable, qui suit. du malheureux Volteius Mena, traduit par l'exemple la conviction horatienne : chacun doit savoir rester à sa place (35).

Tout ce que je viens de rapporter est bien connu, même si ce thème des relations d'Horace avec Auguste et Mécène mérite d'être exploré plus à fond. Mais il est un autre point, plus négligé par les critiques: le premier livre des Épîtres se signale par d'intéressantes apparitions de Tibère. Celui-ci est, entre 27 et 20 av. J.C., un excellent général, fort de plusieurs victoires, sur les Cantabres et en Arménie. Il a obtenu en 24 av. J.C. le priuilegium annorum, le droit de briguer avant l'âge les magistratures (36). Il apparait donc, avant 20 av. J.C., date de publication du premier livre des Épîtres, comme un homme politique de premier plan, voire un successeur possible. Cette situation changera dans les années suivantes, avec la naissance, en 20 et 17, des petits-fils d'Auguste, qui deviendront les Princes de la Jeunesse et éclipseront Tibère pendant leur courte vie. Au moment où sont composées ces Épîtres, la situation est très favorable à Tibère. C'est pourquoi le poète, écrivant à Florus qui se trouve aux côtés de Tibère, fait allusion aux campagnes du jeune général (I, 3, 1-2), en se déclarant incapable de « suivre » la multiplicité des actions de Tibère :

Iuli Flore, quibus terrarum militet oris
Claudius Augusti priuignus, scire laboro.

Plus claire encore, l'Épître 8 est adressée au secrétaire de Tibère, Celsus. Une fois encore, c'est un conseil de prudence dans les relations avec les Grands que contient la lettre :

memento « ut tu Fortunam, sic nos te, Celse, feremus ».

Mais la pièce la plus importante concernant les relations d'Horace et de Tibère est sans conteste l'Épître 9, adressée à Tibère, et qui n'est autre qu'une lettre de recommandation. Modèle de circonspection, cette lettre fait état d'une amitié entre le poète et le jeune général (v. 5), mais sans qu'Horace la revendique personnellement: cette amitié est affirmée par Septimius, qui fait l'objet de la recommandation. De la sorte, Tibère ne peut se vexer et prendre la mouche contre un poète trop familier ; au pis, il se retournera contre celui qui demande à lui être présenté. La prudence d'Horace se voit aussi dans le formulaire même de la lettre : longue de 13 vers, elle n'amène la requête qu'au tout dernier vers, après une ultime précaution:

Quodsi / depositum laudas ob amici iussa pudorem,
scribe tui gregis hunc et fortem crede bonumque.

Il apparaît donc qu'Horace, tout en prenant les plus grandes précautions envers un personnage dont le caractère épineux se devinait sans doute déjà, tenait à entretenir avec Tibère les meilleures relations.

Bien que cela soit discret, il me semble qu'on peut par conséquent supposer une sorte de pari fait par le poète sur la succession d'Auguste. Rappelons qu'Auguste est né en 63 av. J.C. et que nul ne pouvait prévoir sa longévité ; le cours de la politique est déjà tellement changé dans les années 20 av. J.C. qu'Horace a pu pressentir l'impossibilité d'un retour à la République et tabler en revanche sur une continuité du Principat. Est-ce trop audacieux de penser alors que le premier livre des Épîtres puisse contenir quelques avances à Tibère, en prévision d'un possible règne du beau-fils d'Auguste ? Cette hypothèse, quoique fragile, méritait d'être avancée, au vu de la place que la politique occupe dans l'ensemble du premier livre, comme nous avons voulu le démontrer ici.

Isabelle COGITORE
Université Stendhal, Grenoble III.

 

 

ADNOTATIONES

1. Quand des auteurs modernes se penchent sur la pensée politique d'Horace, ils se fondent le plus souvent sur d'autres textes que les Épîtres, et plus particulièrement sur les Odes. Cf. R.A. Schröder, « Horaz als politischer Dichter (1935) », in Wege der Forschung, hrsgb. H. Oppermann, Darmstadt, 1972,37-61 ; V. Pöschl, «Horaz und die Politik », in Prinzipar und Freiheit, 1956, hrsgb. R. Klein, Darmstadt, 1969, 136-148. A. La Penna, Orazio e l'ideologia dei Principato, Turin, 1963 ; V. Cremona, La poesia civile di Orazio, Milan, 1982.

2. I, 6, 20.

3. 1, 16, 57 : Vir bonus, omne forum quem spectat et omne tribunal; il est ici probablement fait allusion aux tribunaux qui se tenaient dans les basiliques ouvrant sur le Forum.

4. I, 7,46 sq. : strenuus et fortis causisque Philippus agendis
clarus, ab officiis octauam circiter horam
dum redit atque foro nimium distare Carinas
iam grandis natus queritur...

5. Voir la bibliographie dans J.-P. Guilhembet, «Sur un jeu de mots de Sextus Pompée: domus et propagande dans un épisode des guerres civiles», MEFRA, 104, 1992, 2, 787-816.

6. I, 7, 58-59 : gaudentem paruisque sodalibus et lare certo / et ludis et post decisa negotia Campo.

7. I, 18,53-54.

8. I, 16, 63-65.

9. I, 20, 20 ; voir la discussion lancée par J. Cels Saint Hilaire, «Les libertini: les mots et les choses», Dialogues d'Histoire ancienne, 11, 1985, 331-379.

10. I, 1, 43.

11. I, 1, 57-58.

12. Sur l'organisation politique, voir la synthèse de Cl. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, 1, Les structures de l'Italie romaine, Nouvelle Clio, 8, Paris, 1977, p. 339 sq. La tribu, survivance de temps plus anciens, mais servant à situer un citoyen sur l'échiquier politique, est aussi prise en compte par le poète: cf. tribules, I, 13, 15.

13. I, 1, 43.

14. Cf. Cl. Nicolet, p. 452-455, tableau III.

15. I, 19, 39-40 : non ego nobilium scriptorum auditor et ultor / grammaticas ambire tribus et pulpita dignor.

16. I, 6,49 : mercemur seruum, qui dictet nomina.

17. Il vante ainsi le climat de la Sabine, pourtant réputé humide, I, 7, 76-77.

18. Comme le démontre 1. Perret, 1959, sur la parenté des Épîtres et des Satires, encadrant les Odes.

19. I, 18,29-30.

20. I, 18,74-75.

21. I, 1, 17: uirtutis uerae custos rigidusque satelles.

22. I, 16,40-43.

23. Cf. aussi M. Ducos, « Horace et le droit », Revue des Études latines, 72, 1994,79-89.

24. I, 2, 62 : ira furor breuis est: animum rege, qui nisi paret,
imperat, hunc frenis, hunc tu compesce catenas.

25. Voir par exemple E. Fraenkel, Horace, Oxford, 1963, 321 sq.

26. A. Traiîna, « Orazio e Aristippo, le Epistole e l'arte di convivere », Atti del Convegno Nazionale di Studi su Orazio, a cura di R. Uglione, Turin, 1992, 193-204.

27. A. Traina, tout en marquant la différence probable entre l'Aristippe d' Horace et l'Aristippe réel, tel que les doxographes nous en ont transmis l'image, va jusqu'à déclarer qu'Horace, « en écrivant le premier livre, écrivait son de beneficiis» L'idée mériterait d'être développée.

28. 12, 26-28 ; 18, 54-56.

29. Cl. Nicolet, L'inventaire du monde, Paris, 1988, partie. 42 sq.

30. J. Gagé, « La théologie de la victoire impériale », R. Hist., 171, 1933, 1-43.

31. Sur le rapport entre Auguste et Jupiter, cf. D. Pietrusinski, «L'apothéose d'Octavien Auguste par le parallèle avec Jupiter dans la poésie d'Horace», Eos, 68, 1980, 103-122.

32. Il est intéressant de signaler la scolie du Pseudo-Acron, selon laquelle Varus (qu'il faut sans doute lire plutôt Varius, comme l'a corrigé Heinze, ad. loc.) avait fait l'éloge d'Auguste. Horace aurait utilisé ce texte et donne de ce fait à Auguste «des nuances empruntées à la palette des philosophes grecs décrivant la puissance tutélaire du "Bon Roi", bienfaiteur du peuple», comme le dit P. Grenade, Essai sur les origines du Principat, Paris, 1961, 460.

33. Il semble difficile de considérer avec I. Lana, «Le guerre civili e la pace nella poesia di Orazio», Atti del convegno di Venosa, Venosa, 1993, 59-73, partic. p. 65, qu'Horace n'ait qu'une vision étroite, égoïste, de la paix, limitée à la simple securitas et que de ce fait, il soit en retrait par rapport à Auguste. fi faut sans doute voir plutôt la prudence d'un poète qui sait la précarité de sa condition.

34. Ainsi que le sens passif de dicte.

35. Il serait trop long d'examiner ici en détail tout le dossier des relations entre et Mécène, qui dépasse le premier livre des Épîtres; cf. D.R. Shackleton Bailey, Profile of Horace, Cambridge Mass., 1982; W. Desch, «Horazens Beziehung zu Maeccenas», Eranos, 79, 1981, 33-45.

36. Dion Cassius, 53, 28, 3.


 

Texte initialement paru dans "VITA LATINA" n° 144 (Décembre 1996)
et aimablement confié à l'ESPACE HORACE par son auteur en Juin 2005.
 
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