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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE II - HORACE ET L'ÉTUDE DE SOI-MÊME


 

IV - ÉPÎTRE 5. A TORQUATUS.

Les repas chez les Romains du début de l'Empire et les repas chez Horace.
Les conseils donnés à Torquatus. Jusqu'où va l'épicurisme des Épîtres.


 

C’EST aussi une fort jolie pièce, intéressante à plus d'un titre, mais d'abord parce qu'elle pose à nouveau la question de l'épicurisme des Épîtres. Celui de l'épître 4, nous venons de le voir, était surtout amené par les circonstances. Celui de l'épître 5 répond-il mieux aux sentiments actuels d'Horace ? Il est moins appuyé assurément, moins brutal. Il rappelle la joyeuse allégresse de quelques-unes des odes et fait écho à certaines chansons à boire précédemment entendues; l'éloge du vin et de sa force irrésistible, aux vers 16 et suivants, a une vivacité pleine d'entrain. De l'ensemble aussi se dégage cette exhortation à profiter du présent, à jouir de la vie, qui était le thème ordinaire du poète au temps de son lyrisme et formait sa morale épicurienne d'alors. A ne lire du recueil que cette pièce et à rester sur la première impression de sa lecture, on se dit que des Odes aux Épîtres il n'y a rien de changé. Mais il ne faut pas s'en tenir à une première impression. Selon la remarque de Kiessling, il se pourrait que le développement de thèmes lyriques dans une épître familière fût la pointe de la lettre. Voyons donc les choses de plus près, en commençant par replacer la pièce dans son cadre.

Cette lettre est une invitation à dîner. Horace prie Torquatus de venir partager son repas du soir avec deux ou trois de leurs amis communs (1). Il le prie chez lui, à Rome, et non à sa maison de campagne, puisque l'invitation est pour le jour même, au coucher du soleil (v.3). Rome entière célébrera le lendemain l'anniversaire de César. Mais rien n'empêche de le célébrer par avance, dans l'intimité ; bien plus, la tiédeur de la nuit prochaine y convie ; on est en septembre; sous le ciel d'Italie, ce sont encore les nuits d'été (2) ; et les tribunaux devant chômer la journée suivante, Torquatus pourra se reposer tout le matin à sa guise. Donc, on boira en cette veille de fête, on jettera des fleurs, on ne craindra pas de paraître un peu fou (3) : c'est une orgie qui s'annonce. Occasion favorable, si nous voulons apprendre jusqu'où allait le poète dans ses pires extravagances.

Les dîners étaient les bons moments d'Horace : pourquoi ne pas l'avouer ? Ils étaient même, à celle époque pour tous les gens riches ou seulement aisés, une affaire considérable. Faut-il voir dans cette vogue des festins chez les Romains de l'Empire un reste de grossièreté ou un goût de parvenus ? Peut-être. Ces paysans, devenus maîtres de l'univers, ne savent pas jouir délicatement de leur luxe nouveau ni résister aux satisfactions matérielles. Mais il y a une autre raison, plus honorable. Les réunions de table représentaient pour eux la vie de société, et ce que nous appelons la vie du monde, si nous entendons par là des réunions où plusieurs personnes, fussent-elles d'origine et de situation différentes, se groupent pour le seul plaisir d'être ensemble et de converser librement.

Depuis le dernier siècle de la République, le besoin d'une vie « mondaine » s'était beaucoup développé avec le progrès des mœurs. Il se développait plus encore avec le régime nouveau, qui n'était qu'une monarchie déguisée, sous l'influence d'une sorte de cour que ce régime amenait avec lui. Mécène et son entourage donnaient le ton ; chacun visait plus ou moins à les égaler. Or, où se réunir entre amis ? Au dehors, en plein air ? – La chose était possible en effet : dans les pays méridionaux on vit volontiers hors de chez soi. On se rencontrait donc sous les portiques, sur les places publiques, où des bancs circulaires, des exèdres, invitaient il s'asseoir et à causer ; et c'étaient les cercles, les circuli. Mais, outre que l'on n'y avait point toutes ses aises, l'intimité manquait ; d'autres, qui n'étaient point du cercle, étaient à même de vous entendre. Dans les festins, au contraire, ces inconvénients n'existaient pas. Étendu sur les lits d'un triclinium, la coupe en main, il semblait qu'on fût plus commodément que nulle part ailleurs pour échanger d'agréables propos; et l'on n'avait pas à craindre qu'un intrus vînt surprendre de secrètes confidences : Horace a bien soin de faire valoir à Torquatus cet avantage de la discrétion (v. 24-25). Ainsi s'explique la place qu'ont tenue à Rome les repas. Ils y ont joué à certains égards le rôle que joueront plus tard en France « les salons ». Cicéron observe que ses concitoyens, pour désigner un repas, se sont servis du mot noble convivium, qui signifie vivre ensemble, c'est-à-dire mettre en commun sentiments et idées, et non des termes compotatio ou concenatio, boire ou manger ensemble (4). Il en est fier, et il a raison. La coutume a pu, comme toute chose, avoir ses ridicules, on le verra dans un instant; elle a eu aussi ses bons, ses excellents côtés. Elle avait fini par prendre une telle importance qu'un art s'était créé, art difficile, ayant ses lois compliquées, et auquel présidait Varron. Varron, docteur universel, qui voulait tout savoir, même comment s'apprête un dîner, et l'enseigner aux autres dès qu'il le savait, avait établi les règles qu'il fallait suivre en l'occurrence. Tout était fixé, les conditions relatives aux invités, au lieu, à l'heure, au service, l'attitude des convives, celle du maître de maison, le choix des mets, la nature des entretiens : c'était un code de la parfaite ordonnance des repas. Horace avait été conduit, lui aussi, à s'occuper, de ce changement survenu dans la vie de ses contemporains. Peintre des mœurs, il avait son mot à dire des nouvelles relations mondaines et de cet art de traiter ses convives, où chacun se faisait gloire d'exceller. Seulement il le disait à sa manière, qui n'était pas celle de Varron. Au lieu de donner des préceptes toujours un peu pesants (5), il décrivait ironiquement le festin de Nasidienus (6). Mais son récit était un divertissement pour tous les Nasidienus de l'époque. Ils étaient plus d'un, n'en doutons pas, qui, à force de vouloir dépouiller l'ancienne rusticité des temps républicains, tombaient, par une délicatesse excessive, dans le défaut contraire et, à force de chercher une politesse raffinée, passaient à côté de la vraie politesse, inséparable du tact et de la mesure. Ces maladroits amphitryons ne laissaient paraître aucun plat, sans en célébrer les mérites dans un long commentaire qu'ils infligeaient à leurs hôtes, personnages insupportables par leur vanité culinaire et l'étalage de leur science gastronomique (7). C'étaient, en somme, des pédants, s'il y a pédantisme, dès qu'on attribue à ce que l'on fait, à ce que l'on sait, une importance unique et qu’on est incapable de parler d'autre chose.

Horace évitera pour son compte ce travers de l'esprit et cette, faute de goût. Il n'oublie pas que l'agrément d'une réunion de table consiste, comme l'avait enseigné Varron, dans la variété d'entretiens simples et gais, « où l'utilité se mêle au plaisir et qui donnent à notre esprit plus d'élégance et de charme » (8) Lorsqu'il invite Torquatus, il lui promet qu'on parlera de tout au cours du repas : aestivam sermone benigno tendere noctem (v.11). Le sermo benignus, c'est une conversation qui se prolonge en propos abondants et divers (9) ; c'est la conversation des gens du monde, laquelle passe avec aisance d'un sujet à l'autre, effleure tout mais n'épuise rien (10) ; ce sera celle d'Horace et de ses amis.

Voilà donc un premier trait, auquel se reconnaîtront les festins de notre poète, le charme d'une libre et capricieuse causerie: il ne nous, surprend pas. En voici un second : la propreté du service, du linge, de la vaisselle. Cette fois nous sommes surpris, non pas que la propreté ait existé à la table d'Horace, mais qu'Horace ait cru nécessaire de prévenir ses hôtes qu'ils la trouveraient chez lui. On n'oserait aujourd'hui se faire un mérite d'une chose aussi indispensable et naturelle; on craindrait même, en annonçant qu'on n'a pas commis pareille négligence, de laisser soupçonner qu'on est capable de la commettre, Horace cependant mentionne les soins qu'il a donnés, et les mentionne à deux reprises (v.7 et 22-24) ; il y revient avec insistance : ce qui prouve que, s'ils lui tenaient au cœur, ils devaient être fort rares à cette époque : « Tout sera bien nettoyé, dit-il à Torquatus, le mobilier astiqué, le Lare et les Pénates cirés et brillants (11). Rien sur les lits ni sur la table ne te fera froncer les narines : Les housses n'auront pas servi, non plus que le linge pour s'essuyer, On pourra se mirer dans les verres et les plats ». Il n'en était donc pas toujours ainsi ? Il faut bien croire que non. Déjà Catius dans la satire II, 4 s'indignait qu'on vous apportât une coupe, « toute grasse des doigts du valet trempés furtivement dans la sauce, ou un vieux cratère au fond duquel vous apercevez le sale dépôt qui s'y est amassé (12) ». Et il recommandait l'emploi du balai, du torchon, de la sciure de bois (13) toutes choses communément omises. Prenons-en notre parti. A cette société qui se piquait d'élégance, il restait beaucoup à faire pour qu'elle fût sans reproche ; la propreté la plus élémentaire était fort loin de régner toujours dans ces festins qu'elle croyait délicats. Il est vrai qu'au XVIIe siècle encore, à la cour de Versailles, on sait combien laissaient à désirer sous ce rapport les mœurs des seigneurs, du roi, – du grand roi lui-même !

Je néglige, dans l'épître qui nous occupe, certains autres usages fort étranges pour nous, mais qui ne caractérisent pas en propre le dîner offert à Torquatus; par exemple l'habitude de demander à l'invité d'apporter sa part et, en quelque sorte, de payer son écot (14), ou la liberté qu'on lui accordait d'amener des ombres (v.28-30), c'est-à-dire des personnes de son choix que le maître de maison n'invitait pas directement et pouvait même ne pas connaître, pratique si courante que Plutarque a écrit un opuscule pour établir quelles limites, imposées par la discrétion et les convenances, cette liberté ne devait point dépasser (15). Et j'en viens à l'épicurisme d'Horace, puisque c'est là ce qui nous intéresse davantage, j'entends les réflexions morales qu'il intercale dans sa pièce.

Car Horace fait la leçon à Torquatus, et cette leçon est la suivante : « Quitte les vains espoirs et l'âpre poursuite des richesses... Que m'importe, à moi, la fortune, si je ne peux en jouir ? C'est être presque fou que d'entasser pour un héritier. » (v.8 sqq.) Ces développements sont-ils des lieux communs ou ont-ils une raison d'être particulière ? Jusqu'à quel point conviennent-ils à Torquatus ? Il est difficile de le dire, quand on s'en tient à l'épître toute seule. Mais Horace a dédié plus tard au même Torquatus l'ode IV, 7, où les mêmes développements se retrouvent (16). Après un court préambule sur la venue du printemps, la fuite des neiges, la renaissance du gazon et du feuillage, le poète aborde la morale. Les révolutions de l'année, c'est la succession des âges de la vie, avec cette différence que la nature se renouvelle, et que la vie ne recommence point. Aussi profitons sans tarder de l'heure qui s'échappe. Ce qu'on s'accorde à soi-même, ce qu'on donne à ses plaisirs, est autant de soustrait à un avide héritier (17). « Quand tu seras couché dans la tombe, Torquatus, quand Minos t'aura traduit devant son tribunal auguste, ni ta noblesse, ni ton éloquence, ni toutes tes vertus ne te rendront à la lumière du jour (18). » Entre les deux pièces, la ressemblance générale des idées est évidente ; il serait singulier que les deux fois ces idées fussent sans rapport avec celui auquel elles s'adressent. Mais il y a plus ; il y a un détail précis, celui de l'héritier pour qui l'on aurait grand tort de garder sa fortune; la répétition en est inexplicable, s'il ne contient une allusion directe au cas de Torquatus.

Horace avait donc ses motifs pour parler comme il a fait. Avec les renseignements qu'il fournit, nous saisissons assez bien la personne morale de son correspondant. Deux traits paraissent surnager. C'était d'abord un caractère sérieux, trop sérieux même au gré de ses amis. Issu de bonne famille, avocat en renom, orateur de causes célèbres et les plaidant avec assez d'éclat pour qu'on eût conservé jusqu'au IIIe siècle, au temps de Porphyrion, son discours en faveur du rhéteur Moschus, il était très occupé par les devoirs de sa profession et donnait peu de temps au repos, encore moins au plaisir. De plus, il tenait fort à l'argent. Riche, il cherchait à s'enrichir davantage; et comme les patroni qui se respectaient ne demandaient pas d'honoraires aux plaideurs, c'est sans doute en s'intéressant à des opérations commerciales et à des entreprises financières qu’il s'efforçait d'augmenter sa fortune. Il rappelait ces Romains d'autrefois, dont le type est Caton, qui passaient leur vie au forum, défendaient les intérêts de leurs clients, mais se gardaient de négliger le soin de leurs affaires privées. Il prenait au sérieux le retour au passé, que beaucoup vantaient parmi les amis de Mécène, sans le pratiquer pour leur compte ; il se faisait trop ancien, et on l'en plaisantait ; c'est une physionomie curieuse et vivante. Qu'on ne puisse dire après cela comment il s'appelait au juste, – s'il appartenait à la célèbre gens Manlia, ou s'il était le même qu'un certain Nonius Asprenas qui, victime d'une chute grave dans un de ces carrousels ou jeux troyens remis en honneur par Auguste (19), avait reçu du prince avec un collier d'or (torques) le droit au surnom Torquatus (20), – avouerai-je qu'il n'importe guère ? L'essentiel pour nous n'est pas le nom du personnage, mais son rang et sa situation sociale, son genre de vie et ses habitudes d'esprit. Sur tous ces points nous avons des indications suffisantes, qui nous aident à comprendre le sens de l'épître. Parce que Torquatus était trop économe, Horace lui recommande de ne pas entasser; et de là (ce qui serait un peu singulier autrement), la place que tiennent les questions d'argent et d'héritage dans les deux pièces qui lui sont adressés (21). Parce que Torquatus était trop sérieux, Horace lui recommande de prendre plus gaiement la vie et de s'amuser ; et de là le caractère de la morale qu'il lui prêche: il l'accommode à son personnage.

C'est pour avoir oublié cette appropriation presque constante du sermon au destinataire que Ribbeck, qui n'a pas vu le lien, retranche les vers 12-20, comme étant faiblement rattachés à l'ensemble. C'est aussi pour l'avoir oubliée qu'on prête au poète des sentiments qui ne sont pas réellement les siens. Après les déclarations de l'épître 1, on s'attendait à trouver un stoïcien ou, du moins, un aspirant au stoïcisme; on trouve un homme qui semble faire l'éloge de l'ivresse : on est tenté de le dire toujours épicurien. – Sur ces aspirations au stoïcisme entendons-nous une fois pour toutes. Il y a une sagesse maussade et solitaire, « au visage renfrogné, sourcilleux et terrible (22) »; Horace ne sera jamais l'homme de cette sagesse-là. La sienne, même à la fin de sa vie, lorsqu'elle aura de perfection tout ce qu'elle peut en avoir restera sociable, souriante, enjouée. La table et le vin ne lui feront pas peur. Sans excès, naturellement. Et quand même il y aurait parfois un excès ! Le vieux Caton ne refusait pas à l'occasion d'échauffer sa vertu en vidant quelque amphore (23). Un grain de folie (24) fait partie de l'hygiène d'un honnête homme ; le tout est de savoir choisir son temps : dulce est desipere in loco (25).

Mais Horace dans l'épître 5, ne dépasse-t-il pas la dose permise ? Car sa pièce ne parle pas seulement d'un plaisir à goûter à la rencontre, d'une heure de folie tolérée un jour de fête. Elle contient une invitation très générale à chasser les soucis et à boire; elle célèbre l'ivresse pour elle-même, l'ivresse, force souveraine et bienfaisante, source en tout temps de joie et de puissance. Et c'est plus qu'on n'en peut admettre. – Voilà justement où Horace cesse de parler en son nom. Il n'est point un philosophe à principes ; ou plutôt il n'a qu'un principe, rien de trop : ce qui lui donne le droit de combattre tous les excès, d'où qu'ils viennent. Les emportés, il les retient ; les calmes, il les excite. Il blâme les avares comme les prodigues, les paresseux comme les agités : nec tardum opperior nec praecedentibus insto (26). Sénèque agira de même avec ses disciples, recommandant aux uns de se tenir loin de la politique, aux autres d'y prendre une part active (27). C'est qu'Horace et Sénèque, doués du sens de la vie, ont la souplesse qui s'adapte aux besoins de chacun. Acceptent-ils pour eux-mêmes ce qu'ils recommandent à autrui ? La question ne se pose pas avec eux, tant ils sont persuadés de l'utilité toute relative des choses. Ce qu'ils conseillent est utile pour le moment, pour la personne: cela suffit. Ainsi la position d'Horace dans cette pièce est exactement la même que dans la précédente : il lui faut ramener à la mesure quelqu'un qui n'a pas su la garder. Il exhorte Torquatus à jouir de la vie, parce que Torquatus n'en veut pas jouir, comme il exhortait Tibulle à rire, parce que Tibulle voulait rester sombre. Les deux fois, il n'a été, lui, au delà de la mesure, qu'à seule fin de rétablir l'équilibre. Au lecteur à ne pas s'y méprendre.

Peut-on même dire qu'il ait passé la mesure, au moins quand il écrit à Torquatus ? Son éloge du vin se retrouve, combien plus impétueux, chez les lyriques grecs ! Ceux-ci disent la même chose, mais avec quelle fougue ! Leurs fragments montrent une sorte de délire. Horace, comparé à ses devanciers, semble encore modéré. – Et puis, ce couplet mis à part, que promet au juste l'invitation de l'épître 5 ? Que le repas sera gai, mais aussi, retenons bien ce point, qu'il sera sobre. Petits lits très simples (28), vaisselle modeste, légumes quelconques (29) ; souper ne commençant qu'avec le coucher du soleil, comme il sied entre gens de mœurs régulières (30) ; société peu nombreuse, pour que chacun ait ses aises (v.29), par suite société peu bruyante (turba plerumque est turbulenta) (31) : ce sont autant de garanties que tout se passera dans l'ordre, sans rien de plus qu'une honnête liberté. Nous connaissons en outre les habitudes du maître de maison: il est petit mangeur, homme de vie réglée et presque de régime, ennemi de la gourmandise, partisan du victus tenuis, qui n'est point d’ailleurs le victus sordidus (32) et n'empêche pas de traiter convenablement ses amis. Même s'il s'est amusé auprès de Torquatus à affecter la frugalité du temps jadis (car il lui servira sans doute autre chose que des légumes) (33) nous n'avons pas à craindre que le souper, chez lui, tourne à la débauche. Et quant aux folies de boisson qu'il annonce; elles n'iront pas bien loin : je m'en fie à son tempérament. Quand il était jeune lui-même et en compagnie de jeunes gens, au plus fort des banquets, il savait déjà recommander à chacun le calme et la tenue. Une charmante pièce de ses débuts, l'ode I, 27, qui renferme tout un petit drame, est curieuse à cet égard. On boit, on crie, on s'anime. Le poète, maître de lui, rappelle les convives à la décence. « La coupe est née pour la joie, leur dit-il ; en faire une arme de combat, c'est imiter les Thraces, agir en barbares... Apaisez ces clameurs impies, mes compagnons, et demeurez tranquillement appuyés sur le coude. » A plus forte raison, maintenant qu'il a franchi la quarantaine et qu’il invite à sa table des gens mûrs comme lui, ne doit-il ni souhaiter ni même concevoir une autre attitude.

On n'a pas attaché d'ordinaire une assez grande importance au vers 11 de l'épître : aestivam sermone benigno tendere noctem; de là viennent les erreurs sur le sens général de la pièce. Ce vers, en atténuant par avance l'effet des déclarations qui suivront, donne la clef de tout le passage. Il nous dit que la fête consistera surtout à causer longuement et familièrement. Ainsi la tête ne tournera pas tellement aux buveurs qu'ils ne pourront jusqu'au matin poursuivre leurs doux entretiens. Le vin aura seulement pour office de délier les langues et de rendre plus bavard. Et voilà toute l'orgie de cette nuit d'été ! Aussi bien, un parti pris de s'amuser, une joie voulue, des excès préparés, ne sont jamais très inquiétants. Quand on crie si haut qu'on va faire le mauvais sujet, c'est qu'on a de la peine à l'être naturellement et qu'on a besoin de s'exciter pour le devenir. Mais un rôle forcé est toujours un rôle mal joué.

Ma conclusion sera donc la même que pour l'épître 4. L'épicurisme d'Horace est encore ici, avant tout, une manifestation de circonstance, exagérée à dessein, plus apparente même que réelle, à laquelle il ne faut pas attribuer plus de valeur qu'il ne convient.


 
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— NOTES —

(1) Butra, Septicius - et Sabinus, s'il n'a rien de mieux à faire (v. 26-28).
 
(2) Horace dit en effet, quoiqu'on soit au 22 septembre, aestivam noctem. (v. 11).
 
(3) v. 14-15 : potare et spargere flores Incipiam patiarque vel inconsultus haberi.
 
(4) Cic. de Senect. , 13
 
(5) Cependant Aulu-Gelle, qui rapporte les prescriptions de Varron (XIII, 11) , dit qu'elles étaient tirées d'une satire très agréable. Cette Ménippée portait au moins un titre d'une fantaisie piquante; c'était le vieux proverbe: Nescis quid vesper serus vehat, « tu ne sais pas ce que le soir te réserve».)
 
(6) Sat., II, 8
 
(7) Sat. II, 8, 43 sqq. et 92-94.
 
(8) Varron, dans Aulu Gelle.
 
(9) L'ingeni benigna vena (Carm. II, 18, 9-10) est de même une veine poétique abondante, la veine féconde du génie.
 
(10) Sen., Ep., 64, 2.
 
(11) Cf., Epod. 2, 66, renidentes Lares.
 
(12) Sat. II, 4, 78-80.
 
(13) Sat. II, 4, 81.
 
(14) v. 6: Si melius quid habes arcesse. Cf. Carm. IV, 12, 21-22 cum tua Velox merce veni; Catull. 13 Cenabis bene, mi Fabulle, apud me ... si tecum attuleris bonam atque magnam Cenam, non sine candida puella Et vino et sale et omnibus cachinnis.
 
(15) Plut. Quaest. conv. 7, 6.
 
(16) Il n'y a pas lieu de croire que le Torquatus de l'ode IV, 7 n'est pas le personnage de l'épître l, 5.
 
(17) Carm. IV, 7, 19-20.
 
(18) Ibid., v. 21 sqq.
 
(19) César avait déjà célébré un ludus Troiae (Suet., Caes., 39). Il est même fait une mention plus ancienne de ce jeu à propos de Sylla (Plut., Cat. min., 3). Mais c'est Auguste le premier qui en donna des représentations fréquentes (frequentissime edidit, Suet., Aug., 43)
 
(20) Suet., Aug., 43. - A vrai dire, les deux hypothèses se heurtent à des difficultés: 1° Le Torquatus d'Horace est un avocat en vue, auquel sont confiées des causes importantes, et qui les plaide en compagnie des meilleurs orateurs du temps, d'un Asinius Pollion par ex. (voir l'affaire déjà mentionnée de Moschus); c'est un homme « arrivé », ce qui laisse supposer qu'il est dans la maturité de l'âge. Le Nonius de Suétone au contraire devait être très jeune ou encore jeune, à l'époque de l'épître 5. Même en admettant que le ludus Troiae, où il tomba de cheval, ait étè célébré avant qu'Octave eût reçu le titre d'Auguste, il ne faut pas oublier quel était l'âge des cavaliers qui prenaient part à ces spectacles; les minores n'avaient pas onze ans, les maiores en avaient moins de dix-sept. Mais de plus, il ressort du texte de Suétone que l'accident se produisit à l'un des derniers jeux de ce genre donnés par Auguste. Car c'est peu de temps après, qu'eut lieu un autre accident (dont fut victime cette fois Æserninus, le petit-fils de Pollion), à la suite duquel l'empereur supprima ces cavalcades, jugées sans doute trop dangereuses. - 2° Pour ce qui est de rattacher Torquatus à la gens Manlia, nouvel embarras. Le renseignement sur Nonius Asprenas autorise à penser que la branche des Manlii Torquati était éteinte. Sans cela, eût-on cru pouvoir disposer, en faveur d'autres citoyens, d'un surnom considéré comme le glorieux apanage d'une famille? La mention ad Manlium (ou Mallium) Torquatum, qui se trouve en tête de l'épître ou de l'ode dans certains manuscrits, serait donc inexacte.
 
(21) Le certamina divitiarum (Ep. I, 5, 8) s'applique à Torquatus et non pas, comme on le dit parfois, aux plaideurs, ses clients. C'est bien lui qui lutte pour la richesse.
 
(22) Montaigne I, 25.
 
(23) Carm. III, 21, 11.
 
(24) Stultitia brevis (Carm. IV, 12, 27).
 
(25) Carm. IV, 12, 28.
 
(26) Ep. I, 2, 71
 
(27) Comparer le de Otio au de Tranquillitate animi.
 
(28) v. 1. - Archiacis, rapproché de modica (v. 2), ne peut avoir qu'un sens analogue. Archias, comme l'indiquent les scoliastes, fabriquait de petits lits, des lits modestes.
 
(29) v. 2. - Olus omne, non pas un plat composé de toute espèce de légumes, une macédoine (ce qui pourrait être un plat distingué), mais des légumes de toute espèce se succédant sans recherche ni, choix.
 
(30) v. 3. – Cf. le contraire Sat. I, 4, 51-52: magnum quod dedecus, ambulat ante Noctem cum facibus.
 
(31) Varron dans Aulu Gelle, XIII, 11.
 
(32) Sat. II, 2, 53: sordidus a tenui victu distabit.
 
(33) L. Müller (ouv. cit., p. 48) veut qu'Horace ait été végétarien. C'est une exagération.



 

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