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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE II - HORACE ET L'ÉTUDE DE SOI-MÊME


 

VI - ÉPÎTRE 6. A NUMlCIUS.

Le nil admirari. Les deux parties de la lettre. Contradiction apparente.
Comment se résout la contradiction: le vrai sens de l'épître.


 

L’ÉPÎTRE 6 est une des plus difficiles du recueil à comprendre. Elle se compose de deux parties différentes dont la première, à elle seule, forme un tout, et dont la seconde va jusqu'à contredire la première. Il nous faut tâcher d'expliquer et, s'il se peut, de résoudre cette contradiction.

Horace, passé la période de découragement, revient à la philosophie, c'est-à-dire à la doctrine stoïcienne qui de toutes est celle, évidemment, qui hante le plus désormais son esprit. J'ai déjà indiqué ce qu'il faut entendre par le stoïcisme d'Horace (1), stoïcisme qui sera toujours atténué, éclectique, et fera d'autant plus aisément des emprunts aux systèmes rivaux que, sur le terrain de la morale, ces systèmes tendaient parfois presque à se confondre. On observe en effet un curieux travail de rapprochement entre les écoles. Les étiquettes officielles, que la tradition conserve, ne recouvrent plus de divisions bien tranchées, et, quels que soient les principes d'où l'on parte, tout le monde aboutit en fait à régler à peu près de même sorte la conduite de la vie. Ainsi le nil admirari (2), où Horace aperçoit la solution du bonheur et dont il fait le sujet de son épître 6, est d'ordinaire considéré comme un précepte stoïcien, C'est cependant aussi une maxime épicurienne. Épicure à son tour la tenait de Démocrite, qui lui-même semble l'avoir prise à Pythagore : du moins Plutarque dans un de ses opuscules la fait remonter jusqu'au maître de Samos (3), La formule de Pythagore, τò μηδεν θαυμαζειν, était devenue successivement l'αθαμβια de Démocrite (4), l'αταραξια d'Epicure, l'απαθεια de Zénon et, sous ces noms divers, ralliait à elle la plupart des philosophes. Mais si elle n'est pas strictement stoïcienne, elle convenait merveilleusement au stoïcisme. Qu'est-ce à dire en effet ?

Au moral, cela signifie regarder en face tous les accidents de cette vie, biens ou maux, joies ou tristesses, et n'en être pas troublé, ne s'étonner de rien, parce que l'étonnement est source de désirs ou de craintes, bref se détacher des choses, qui vous deviennent indifférentes. Le dernier mot est bien l'indifférence impassible des Stoïciens, l’απαθεια. A l'origine, la maxime eut un sens intellectuel. Elle s'appliquait aux phénomènes de la nature, que l'homme raisonnable, le sage, devait envisager sans émotion. Elle était donc née de l'opposition aux religions populaires ; car c'est précisément une émotion trop vive causée par les phénomènes extérieurs, l'admiration et surtout l'épouvante, qui avait créé ces religions (5). Le vulgaire, incapable de s'expliquer la succession des jours et des nuits, le changement des saisons, les éclipses, le tonnerre, la foudre, les tempêtes, avait vu dans ces manifestations autant de prodiges et adoré les puissances mystérieuses, quelquefois bienfaisantes, plus souvent terribles, qu'il en croyait les auteurs. II avait fallu que la philosophie vînt réagir. Le meilleur moyen était d'affirmer que tout ce prétendu surnaturel sortait de causes très naturelles (6), et qu'il n'y avait rien d' « étonnant » dans l'univers. Sous une forme ou sous une autre le nil admirari était trouvé.

Horace part du sens intellectuel, mais pour aller tout de suite au sens moral, qui seul lui importe. On a pu, dit-il, se débarrasser de l'admiratio au sujet des phénomènes de la nature; il faut s'en débarrasser maintenant au sujet des biens de fortune (v.3-9). Certains hommes ne perdent plus leur sang-froid, quand ils contemplent les révolutions des astres; délivrés des craintes superstitieuses, ils restent maîtres de leur âme. De même devons-nous être maîtres de la nôtre et faire taire nos passions, quand il s'agit de la richesse, de la popularité, des honneurs (7). Mais s'abstenir de rechercher ces vanités n'est pas encore suffisant. Que penser de celui qui, les ayant obtenues, redoute de les perdre et tremble devant la menace d'un échec politique ou de la pauvreté ? Il n'y a aucune différence entre souhaiter une chose ou craindre la chose contraire; du moins le résultat est le même. Trouble du désir ou trouble de la peur, c'est toujours du trouble, de l'émoi, bientôt une angoisse insupportable (pauor... utrobique molestus, v.10). Et la conséquence, sur laquelle je reviendrai, est grave: dans un cas comme dans l'autre, cet « étonnement » paralyse ; on demeure les yeux fixes, l’âme et le corps anéantis (uterque defixis oculis animoque et corpore torpet, v.14), Pour avoir été trop frappé des choses, on tombe dans l'impuissance d'agir.

Jusqu'à présent Horace s'en est tenu à la pensée de Zénon ; mais nous savons par ses déclarations antérieures qu'il n'a juré fidèle obéissance à personne. Ses sympathies stoïciennes ne lui enlèvent donc pas toute liberté d'opinion; et voici où son tempérament particulier le sépare de ses maîtres. Il ne dit pas seulement avec eux : « La vertu, c'est de ne se passionner pour rien ». Il dit : « il ne faut se passionner pour rien, pas même pour la vertu ». Affirmation étrange au premier abord, paradoxale seulement en apparence. Horace tire du nil admirari une conclusion imprévue, mais il est logique avec lui-même; puisqu'il réclame en tout la mesure, il a le droit de la réclamer jusque dans le bien. Et son langage, en définitive, est celui de la raison. « A pousser la sagesse et la justice plus loin qu'il ne convient, le sage mérite d'être traité de fou, et le juste d'injuste.(v. 15-16) » Cela suppose qu'il y a des degrés dans la recherche de la vertu, et une limite qu'on ne doit pas franchir. Or le stoïcisme ne connaît pas le mot limite ; la vertu, pour lui, est ou n'est pas; si elle est, elle est entière, dans sa plénitude ; le bien n'existe qu'à la condition d'être absolu. C'est sur ce point qu'Horace et les Stoïciens ne s'entendront jamais. Quand même il leur ferait plus d'emprunts, une opposition demeurerait encore entre eux et lui, irréductible. Les Stoïciens sont les philosophes de l'outrance ; Horace est l'homme de la modération, un modéré obstinément modéré. « Ne rien faire au delà de ce qui suffit » (ultra quam satis est,) (8), cette devise de ses Épîtres est le pendant de celle des Satires : est modus in rebus, sunt certi denique fines (9). Le principe directeur de sa vie n'a pas change et ne changera pas ; il est resté. il restera conforme à la vieille maxime de Delphes : μηδεν αγαν, et de là vient qu'Horace est plus près du véritable esprit hellénique, esprit de pondération, ennemi de l'absolu, que Zénon lui-même, qui fut d'ailleurs un Grec du dehors, un Chypriote d'origine orientale, à demi sémite (10).

Ayant formulé le grand principe qui lui est cher, de l'équilibre à garder en toutes choses, Horace reprend, suivant sa fréquente habitude de composition sinueuse, une idée déjà exprimée dans les vers 5-9 ; mais il la reprend avec plus d'ampleur (v. 17 sqq.), et surtout il peut maintenant donner plus de force à son argumentation. Car s'il est établi que la vertu elle-même ne doit pas être recherchée à l'excès, il est bien évident que tout ce qui est d'un moindre prix : luxe, succès populaires, dignités, ne saurait faire même un instant l'objet de nos désirs. Aussi le développement: I nunc, argentum et marmor vetus aeraque et artes Suspice (v.17 sqq) est-il introduit avec une sorte d'ironie victorieuse. La personne apostrophée n'est pas Numicius ou n'est pas seulement Numicius ; c'est une personne indéterminée, un interlocuteur fictif ; c'est le représentant d'une foule nombreuse, de tous ces gens dont le poète se moque, qui sont passionnés pour les biens d'ici-bas ou désireux de paraître : l'amateur d'œuvres d'art et d'objets précieux (11), l'orateur grisé par l'admiration de son public, l'avocat ou l'homme d'affaires installé au forum du matin à la nuit, l'élégant qui montre ses toilettes au portique d'Agrippa et ses équipages sur la voie Appienne. Tous sont des insensés, puisqu'il leur faudra mourir; après avoir occupé quelques années l'attention de leurs semblables, ils n'en iront pas moins où sont allés Numa et Ancus. La mort est le grand juge de la valeur des choses. Celui qui met son âme à ce qui doit disparaître avec lui, a fait un mauvais calcul et perdu son temps.

Ainsi, ne pas ouvrir de grands yeux ni former de grands souhaits, ne pas désirer ce que la foule désire, c'est-à-dire tout ce qui brille et qui trouble, ne pas craindre non plus ce qu'elle redoute, c’est-à-dire les revers de fortune, la pauvreté, la mort, et pour cela s'y attendre, en un mot ne s'attacher trop à rien parce que rien n'est durable, telle est la manière d'atteindre au souverain bien. Quelle est donc la conclusion naturelle, nécessaire ? Celle-ci, assurément : « Puisque j'ai le secret du bonheur, moi Horace, que tout le monde pense comme moi, fasse comme moi et pratique le nil admirari ». Eh bien ! cette conclusion à laquelle il semblait impossible de se soustraire, est précisément celle qu'on ne trouvera pas chez Horace. On croyait s'acheminer avec lui vers la fin attendue, il échappe dans une volte-face ; il entame un développement nouveau, d'apparence même contradictoire : qu'on en juge (v. 32 sqq.) « Mettez-vous le bonheur, dit-il à ses concitoyens, dans la possession des richesses ? Soit ; poursuivez la richesse. Après tout, vous avez peut-être raison. L'argent est roi sur cette terre. C'est l'argent qui donne les épouses aux belles dots, le crédit, les amis, le talent de persuader, tous les dons, toutes les grâces. Tâchez même de remplir votre maison de tant de choses inutiles que vous n'en sachiez plus l’existence ; sans beaucoup de superflu on n’a qu’un pauvre train (v. 36-49). – Est-ce au contraire le pouvoir qui vous rendra heureux ? Allons, jetez-vous dans la politique, briguez les charges, achetez un « nomenclateur », courtisez la canaille, saluez-la de termes d'affection, traitez tous ces inconnus, selon leur âge, celui-ci de père, celui-là de frère (v. 50-55). – Mais vous, vous préférez la table ? Bien vivre, pour vous, c'est uniquement bien manger ? Qu'à cela ne tienne ; dès l'aurore ne songez qu'à la bouche ; courez au marché ; en pleine digestion prenez un bain pour renouveler l'appétit; gorgez-vous de viandes ; tombez au rang des compagnons d'Ulysse (12). – Enfin si, comme le pense Mimnerme, il n'est point de bonheur sans l'amour et les jeux, vivez pour les jeux et pour l'amour (v. 65-66). » En d'autres termes, que chacun agisse à sa guise, selon l'idée qu'il s'est formée du souverain bien.

Voilà, n'est-il pas vrai ? une contrepartie singulière. Quoi ? Horace accepte à la fin ce qu'il a condamné au début ? Après avoir blâmé ceux qui se passionnent pour un objet quelconque, il permet à présent qu'on satisfasse ses passions et qu'on s'y donne même tout entier ? Bien qu'il ait recommandé au lecteur de n'avoir à « s'étonner » de rien, on a de la peine à ne pas éprouver quelque surprise. Mais peut-être n'est-ce pas entendre suffisamment sa pensée que de la considérer sous un jour si tranché. Une transition existe entre les deux parties ; il nous faut la mettre en relief. Elle est aux vers 28 et 29, qui sont à rapprocher eux-mêmes du vers 14. « Quand on est malade, on cherche à se guérir, on se traite. Les remèdes, naturellement, changent selon les médecins et les malades; mais chacun prend un remède. Il en est de même du bonheur. Chacun peut s'en faire une conception différente, mais l'essentiel est de s'en faire une, puis de tendre à la réaliser ; l'essentiel est d'agir, de ne pas rester paralysé d'âme et de corps (non torpere , v.14). Une fois le but adopté, qu'on se mette résolument à l'œuvre. Vous désirez vivre heureux, vis recte vivere : quis non ? (v. 29). Mais pour l'être, il faut le vouloir, et le vouloir avec ardeur, en restant fidèle à soi-même. Ayons une règle de vie, n'importe laquelle, mais suivons-la; des principes, ceux qu'il nous plaira, mais appliquons-les ; une solution à notre choix de la question du souverain bien (vertu, richesse, ambition, bonne chère, amour), mais vivons conformément à cette solution. Le système a moins de valeur que la mise en pratique du système. »

Quelle morale accommodante tout de même ! Dire : « Il n'est personne qui n'ait son remède. Moi, j'ai le mien ; mais je ne suis pas exclusif. Vous avez le vôtre; gardez-le, puisqu'il vous convient, » c'est montrer une indulgence qui s'appellerait mieux d'un autre nom : l'indifférence. Toutefois, avant de condamner Horace, faisons attention. Horace est un homme du monde; il fuit le pédantisme; la crainte de paraître un prêcheur peut l'avoir entraîné trop loin en sens contraire et poussé à prendre une attitude de sceptique qui, dans le fond, n'est pas la sienne. Songeons aussi à la société qu'il fréquentait ; dans le cercle de Mécène la philosophie était assez mal vue : ces grands seigneurs, gens de plaisir, ne voulaient pas être heurtés avec des principes sévères (13). Ne serait-ce pas pour n'avoir point l'air d'imposer sa solution, qu'il accepte, ou feint d'accepter, si facilement celle des autres ? Une fois avertis, nous voyons clair : La contradiction des deux parties de la lettre n’était qu'apparente ; car toute la seconde moitié n'est qu'ironie d'un bout à l'autre. Horace s'est moqué. Hommes cupides, ambitieux, sensuels, il semblait les encourager par devant; mais il riait sous cape de ses exhortations. Les anecdotes qu'il a mêlées au développement sont des épigrammes décochées contre tel ou tel, contre Lucullus, le richard encombré de superfluités (14), ou contre Gargilius, le gourmand vaniteux qui met en mouvement une meute imposante et tout un cortège de piqueurs pour aller chasser... au marché voisin (v.57 sqq.). Le tableau de la prensatio et des bassesses auxquelles se plie le candidat auprès de l'électeur qu'il méprise, trahit encore l'intention comique (v. 50 sqq.), ainsi que, la façon de célébrer le pouvoir de l'argent, qui rend noble, qui rend éloquent, qui rend beau (v.36-38). Mais ce n'est pas tout. Les derniers vers prennent maintenant leur véritable valeur (v.67-68). A l'inverse de ce qui a lieu dans d'autres pièces où il termine par une plaisanterie, ici, après le persiflage du milieu, Horace revient au ton grave du début et se risque, malgré sa répugnance, à donner tout de même un conseil. Il y a deux manières de se conduire dans la vie. Lui, Horace, se rallie à la première: il se guide selon la vertu; il suppose (sans doute le caractère, les mœurs, peut-être aussi la jeunesse de Numicius l'y autorisaient) que son interlocuteur se rallie à la seconde, à la morale du plaisir. « Connais-tu une troisième manière de vivre ? » lui demande-t-il alors, sachant bien qu'elle n'existe pas. « As-tu quelques principes à m'indiquer, préférables aux tiens (aliquid rectius istis), et qui, cependant, ne soient pas les miens ? En ce cas, fais-m'en part avec franchise. Sinon, range-toi de mon côté et suis ma morale (his utere mecum) (15). Ainsi sont mises d'accord les deux parties de l'épître, et la fin rejoint le commencement. Nous n'avons plus deux morales, entre lesquelles choisir; il y a une morale, une seule, comme il convient; Horace reste le défenseur du bien. L'allure indifférente et sceptique était moitié nécessité, moitié jeu et, fantaisie. Il faut compter avec ces jeux de la fantaisie chez Horace; c'est rarement par les voies ordinaires qu'il arrive à son but.

En somme, le plan général de la pièce se ramène aux grandes lignes suivantes : « Tous les hommes se demandent où est le souverain bien et cherchent à pratiquer les moyens d'être heureux. Voici, pour moi, mon système : nil admirari. Il y en a d'autres, qui ne valent pas grand'chose, à la vérité. En tout cas, le point sur lequel on s'entendra aisément, c'est qu'il faut agir. Mais il vaut mieux agir comme je le fais. » On voit que sa pensée pour avoir été atténuée et s'être enveloppée d'ironie, n'en est pas moins suffisamment nette en réalité, Il aboutit à une apologie de la modération : la vertu elle-même doit être modérée. Idée fondamentale à ses yeux, où se résume toute sa philosophie, et qui porte d'une manière évidente sa marque personnelle ; ce n'est pas un souvenir d'Aristote: il n'avait pas besoin d'Aristote pour la trouver ; elle est l'expression directe de son tempérament. Si l'on sait regarder la grandeur sans envie, l’obscurité sans déplaisir, mettre dans son existence de la suite et même une certaine uniformité, se tenir loin des excès et garder l'équilibre de l'âme, on est sûr d'arriver à posséder le bonheur : tel est l'enseignement de l'épître 6. La philosophie d'Horace est donc bien, selon la formule dé M. Lejay (16), une philosophie d'équilibre et de possession de soi-même, et une philosophie de juste milieu.

Tout cela n'est pas nouveau. – Non, sans doute. C'est l'aurea mediocritas, qu'il a depuis longtemps vantée (17), Mais ce qui est nouveau, c'est d'appuyer à un principe philosophique ce goût de la modération. Jusque-là c'était précisément un goût, un instinct. Il en prend conscience désormais, le rattache à un système et en fait, une doctrine. Une doctrine ! Le mot n'est-il pas bien fort, quand on parle d'Horace ? II l'aurait effrayé autrefois. Mais la philosophie a produit ce changement: il veut maintenant fonder sur la réflexion ce qui n'était d'abord qu'un sentiment spontané. Il juge que sa morale en aura plus d'autorité si, la raison ajoutant son adhésion aux indications de la nature, il confirme par la théorie une pratique déjà ancienne (18). Non que la théorie doive jamais paraître indiscrètement; il saura cacher l'appareil ; mais dorénavant la doctrine existe ; même latente, elle le soutiendra. Il sera davantage convaincu de la nécessité d'être modéré, de se posséder, de fuir les honneurs, les richesses, tous ces pièges où tombent la plupart des hommes. Son existence se fera plus calme et recueillie, plus intérieure. Conséquence immédiate, que nous observerons dès l'épître suivante: elle se fera plus amie de la campagne.

Autre conséquence : il achève de se mettre en opposition avec la foule. Il ne l'avait jamais aimée; mais entre elle et lui le désaccord s'accuse. La foule ne demande qu'à se passionner; elle veut « admirer ». Tout ce qui brille la retient. Elle demeure en extase, bouche bée, éblouie, devant les cadeaux que la fortune jette à ses favoris. Ne pas « admirer », c'est lui tourner le dos. Mais si, d'autre part, ne pas admirer est le moyen d'être heureux, c'est donc en tournant le dos au vulgaire, et en prenant le contre-pied de l'opinion commune, qu'on atteindra le bonheur. Le nil admirari a pour effet d’augmenter l'horreur que la multitude inspire au poète. El voilà Horace encouragé à se renfermer dans l'isolement, tout au moins dans une retraite aristocratique, où il convie Numicius et quelques âmes d'élite à se renfermer avec lui.


 
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— NOTES —

(1) voir l’étude de l’épître à Torquatus.
 
(2) Je pourrais citer aussi le vivere naturae convenienter. C'est un précepte stoïcien selon Cicéron (de Off. III, 3, 13: quod summum bonum a Stoicis dicitur, convenienter naturae vivere). Il serait plus exact de dire que c'était un précepte de la sagesse antique.
 
(3) Plut., de aud., 13.
 
(4) Strab., I, 3, 21. - Cic., de Fin., V, 29,87. - Arrien (Epict. III, 26,13)
 
(5) Lucret., I, 62; v. 83, 1218.
 
(6) Felix qui potuit rerum cognoscere causas (Virg., Georg., II, 489). Se rappeler surtout Lucrèce et son effort pour démontrer poétiquement, d'après la physique de Démocrite et d'Epicure, le mécanisme universel.
 
(7) Le vers 7 peut prêter à la discussion dans le détail (voir d'une part les explications de Madvig, Hirschfelder, L. Müller qui joignent ludicra à maris du vers précédent, d'autre part celles de Döderlein, Krüger, Kiessling qui le joignent à plausus; il semble que ludicra doive être au contraire, détaché et de maris et même grammaticalement de plausus bien qu'il s'y rattache par l'idée); mais le sens général n'est pas douteux.
 
(8) v. 16. - Cf. aussi Ep. I, 2, 70-71. Horace se refuse à attendre les traînards, mais il ne veut pas courir non plus pour rattraper les gens trop pressés.
 
(9) Sat. I, 1, 106.
 
(10) A noter que le stoïcisme postérieur, plus éclectique, s'est écarté de la rigueur intransigeante des premiers temps. Cf. Senec., Ep. 66, 9 : omnis in modo est virtus.
 
(11) Quand Horace revient sur une idée antérieure, c'est pour la présenter sous une forme nouvelle et d'ordinaire, comme ici, sous une forme plus concrète.
 
(12) v. 56-64. - La comparaison avec l'équipage d'Ulysse est assez défectueuse, si l'épisode auquel Horace fait allusion est celui des bœufs du Soleil (Odyss., XII, 339-365); car ce ne fut point par gloutonnerie que les Grecs les mangèrent, mais bien parce qu'ils mouraient de faim. Peut-être y a-t-il ou une certaine confusion dans l'esprit du poète avec l'épisode de Circé, où les compagnons d'Ulysse, par l'effet du breuvage magique devinrent des animaux uniquement occupés à satisfaire leur appétit (canis immundus vel amica luto sus, Ep. I, 2, 26).
 
(13) Déjà dans l'épître 1, on a vu les précautions qu'Horace était obligé de prendre, pour annoncer à Mécène, sans le faire trop crier, sa résolution de vivre en philosophe.
 
(14) v. 40 sqq. - Chez Plutarque (Lucull. 39), Lucullus avertit le préteur qu'au lieu des cent chlamydes de pourpre qu'on lui demande, il peut en fournir le double. Nous sommes loin des 5000 d'Horace, qui ne sont qu'une exagération de récit populaire. Plutarque, qui a eu Horace sous les yeux, puisqu’il le cite, a donc puisé à d'autres sources où l'anecdote gardait plus de vraisemblance (quelque collection d'histoires morales, dans le genre de celles de Valère Maxime).
 
(15) Cette interprétation n'a pas toujours été adoptée, parce qu'on ne tient pas compte de l'opposition entre les deux démonstratifs istis et his. Il faut leur donner leur valeur exacte. Istis, pronom de la 2ème personne, c'est « ton système, tes principes, à toi Numicius », ceux que je suppose qui sont les tiens (être conduit au gré de ses passions). His, pronom de la 1ère, c'est « mon système ». - Même valeur de ista, Ep. I, 10, 8 : vivo et regno, simul ista reliqui, « dès que j'ai laissé ce qui vous plaît, à toi et à tes pareils, les citadins ».
 
(16) Lejay, édition in-8° des Satires, p. XXXIII.
 
(17) Carm. II, 10, 5.
 
(18) Cette façon de procéder est familière à Horace. Il commence par la pratique (cf. Cartault, Satires d'Horace, p. 2); mais de la pratique il aime à tirer une théorie. Cette théorie est son expérience antérieure, tantôt confirmée, tantôt corrigée par ses lectures et ses méditations personnelles. Ici, sous une influence stoïcienne, il transforme une manière d'être instinctive en une habitude raisonnée et réfléchie de l'âme.



 

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