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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE II - HORACE ET L'ÉTUDE DE SOI-MÊME


 

XII - ÉPÎTRE 15. A VALA.

En marge des précédentes. Différences de forme.
Différences de fond. Les circonstances et l'époque de la composition.


 

CETTE singulière épître doit être considérée comme en marge des précédentes. Peut-être les différences que je vois finiront-elles par s'atténuer, en s'expliquant dans une certaine mesure. Mais ce sont elles qui frappent tout d'abord.

Différence de forme. La pièce est d'un tour à la Lucilius. Dire qu'elle a le laisser-aller du genre épistolaire et la liberté de la conversation familière, n'est pas suffisant. Les autres épîtres aussi sont familières: elles ne sont pas négligées à ce point. Celle-ci a quelque chose d'embarrassé, de gauche, qui tranche avec l'aisance ordinaire de ses pareilles. La première phrase ne comprend pas moins de 25 vers, coupés par deux grandes parenthèses (l'une de 11 vers, l'autre de 6), qui alourdissent singulièrement, si même elles n'obscurcissent, la construction. Il faut remonter jusqu'à la satire I, 7, tout au début des Satires et de la carrière d'Horace, pour en retrouver l'équivalent. Un emploi aussi soutenu de la parenthèse interrompt la liaison des choses, en jetant à la traverse quantité d'idées accessoires, que l'auteur n'a pas su mieux exprimer. C'est un procédé d'un art encore jeune, caractéristique, autant qu'on en peut juger par les fragments qui nous sont parvenus, de la manière de Lucilius. L'épître 15 parait être ainsi d'un autre âge, et si les premiers vers ne contenaient une allusion aux guérisons obtenues par le régime hydrothérapique d'Antonius Musa, notamment avec Auguste en l'an 23 (ce qui empêche de placer l'œuvre antérieurement à cette date), on la croirait certainement d'une époque plus ancienne.

Différences de fond. La période des Épîtres est marquée par une crise de conscience chez Horace et un besoin de conversion. Or, dans la pièce qui nous occupe, il n'y a pas la moindre intention de s'étudier soi-même ni de chercher à se rendre meilleur. La philosophie qui s'en dégage est celle des odes épicuriennes, philosophie de bon vivant, morale assez vulgaire. Il est vrai que, dans les épîtres 4 et 5, cet épicurisme laisse encore quelques traces; mais, dans l'une comme dans l'autre, il est justifié par des raisons d'amitié. C'est un épicurisme de circonstance, que l'auteur affecte pour distraire Torquatus, un ami soucieux, ou faire sourire Tibulle, un ami mélancolique ; il se réduit d'ailleurs à peu de chose, à une simple boutade, à un éloge inoffensif du vin la veille d'un anniversaire. Dans l'épître 15 le cas n'est plus le même. Horace s'occupe de sa propre personne et non de celle d'autrui ; c'est pour son compte qu'il est épicurien. Puis, comme il insiste sur la bonne chère en perspective ! Avec quelle complaisance ! Blé, vin, gibier, poisson, rien d'essentiel n'est oublié. Il entend se traiter du mieux qu'il pourra, ne pas se refuser quelque amourette à la rencontre, bref vivre joyeusement, bien manger, bien boire, devenir gras comme un Phéacien (v.14-24), comme un de ces Phéaciens dont l'épître 2 attaque pourtant avec vivacité la mollesse honteuse. Il va plus loin: il se compare à Mænius (v.26-42), type de dissipateur et de parasite, représentant fameux de la luxuria. Il va plus loin encore: ne semble-t-il pas railler ses déclarations antérieures sur l'aurea mediocritas ? La médiocrité, dit-il, je la vante, quand il faut en passer par là (tuta et parvola laudo, cum res deficiunt). Je suis modéré par nécessité, sage par contrainte. Mais foin de la modération et de mon méchant ordinaire, dès qu'il se présente quelque chose de meilleur (ubi quid melius contingit et unctius, v.44).

Tout cela étonne, avouons-le, datant de l'époque des Epîtres. De pareilles théories jurent avec les maximes que nous y avons vues formulées. Est-ce ici, est-ce là qu'Horace n'est plus sincère ? Ou encore, théories et maximes sont-elles bien du même temps, et n'avons-nous pas à tenir compte d'époques successives ? Examinons à quelle occasion la pièce fut écrite.

Horace venait de se confier au médecin grec Antonius Musa, inventeur d'un traitement par l'eau froide qui faisait fureur, depuis qu'Auguste lui avait dû presque inespérément le salut. Il avait voulu, comme tout le monde, essayer du régime merveilleux. Non pas sans doute qu'il fût plus malade alors que d'habitude ; mais sa médiocre santé réclamait toujours des soins, en particulier ses maux de, tête et d'estomac dont nous savons qu'il était affligé (1). Musa avait déclaré inefficaces pour lui les bains de vapeur et de soufre qu'il avait coutume de prendre dans les bois de myrtes, sur les hauteurs qui couronnent Baïes (2), et lui avait ordonné les douches glacées de Gabies ou de Clusium (3). Pour se reposer du traitement, il avait l'intention d'aller passer l'hiver dans quelque endroit de la côte du sud. Il hésitait entre Salerne et Vélie, deux stations bien abritées des vents froids, adossées à l'Apennin et s'ouvrant sur la mer au midi. Le climat de Vélie était depuis longtemps réputé pour sa douceur ; c'est là, selon Plutarque, que les médecins avaient envoyé Paul Émile dans ses derniers jours et que le grand homme était venu tenter de prolonger une vie qui lui échappait. Avant de se décider toutefois, Horace demande des renseignements à son ami Vala, qui est lui-même inconnu, mais dont la famille ne l'est pas tout à fait.

Beaucoup de manuscrits l'appellent Numonius Vala, et il n'y a pas lieu de contester cette appellation. Or des Numonii sont mentionnés dans des inscriptions grecques de Rhegium et de Vibo (4) ; un Numonius Vala fut lieutenant de Varus dans la désastreuse expédition de Germanie (5). C'était donc une famille importante, une famille riche (les derniers vers font allusion à cette richesse, lorsqu'ils parlent de fortune assise sur de bonnes terres et représentée par d'opulentes villas), une famille enfin qui avait des attaches dans l'Italie méridionale. Une inscription rapporte même qu'un Q. Numonius C. F. Vala était patron de la cité de Pæstum (6), près de laquelle étaient peut-être situées les propriétés dont il vient d'être question. Pæstum étant à égale et faible distance de Salerne et de Vélie (7), un membre de la gens Numonia était mieux placé que personne, pour donner d'exactes informations sur le climat, le caractère des habitants, les ressources matérielles de l'un et l'autre pays.

Les circonstances de la composition expliquent en partie le contenu de la pièce. Retenons surtout ceci: Horace est sur le point de voyager. Dans son existence régulière, un voyage, c'est l'irrégularité, l'événement rare, exceptionnel, à l'occasion duquel on se permet au besoin une folie : dulce est desipere in loco (8). Eh bien ! sa folie sera précisément de changer de régime, de rejeter la frugalité de sa vie courante, de vouloir qu'on lui serve ce qu'il n'a pas d'ordinaire (v.18-23), du lièvre, du sanglier, des oursins de mer, un vin généreux, qui lui donne du ton et « le rajeunisse auprès des belles de Lucanie (9) ». Tant qu'il reste chez lui, remarquez-le, il s'accommode de tout, il se contente d'aliments simples et de vins médiocres, il sait être sobre (v.17). Au début de l'épître, sa théorie du bien-vivre est donc limitée, et son épicurisme n'est qu'un article de voyage. A la fin, il n'en est plus de même, parce que dans l'intervalle il a cité le parasite Mænius en exemple et que cet exemple agit sur lui. Mais pourquoi l'a-t-il cité ? Pourquoi s'est-il comparé avec un personnage aussi méprisable ? Pour faire comprendre par une petite histoire amusante, sous une forme exagérée et grossie à plaisir, sa propre façon de vivre, et la double disposition de son esprit suivant les lieux où il se trouve. Mænius mange des mets grossiers chez lui, faute de mieux ; chez les autres il devient un gouffre, la terreur des marchés; du reste, fin connaisseur, gourmet, sachant apprécier à leur valeur et mettre à leur rang, qui est le premier, une grive bien grasse ou un large ventre de truie. Or, c'est un peu l'histoire de notre poète. Ce type, qu'il a rencontré dans les satires de Lucilius lui a paru vivant et pittoresque, en certains points semblable à lui-même; il s'en est emparé et l'a introduit dans son épître.

La ressemblance pourtant se borne à certains points. Car il n'est pas question pour le parasite de voyager; c'est à Rome, toujours à Rome, qu'il demeure, en quête de sa nourriture; et ce n'est pas suivant les lieux, c'est dans un même lieu, selon les moments, qu'il se montre tour à tour philosophe ou glouton : sage, quand il n'a rien pu attraper; vorace, dès qu'il lui tombe un bon morceau sous la dent. Comme il arrive assez souvent chez Horace, la comparaison n'est pas juste dans toutes ses parties. Mais par un, phénomène de suggestion littéraire, ou simplement pour plaisanter, Horace s'est identifié complètement avec Mænius. Au contact de l'épicurien, il a senti grandir son épicurisme à lui-même: Sa théorie de tout à l'heure s'est étendue, développée. Ce n'est plus maintenant l'occasion d'un voyage qu'il attendra, pour modifier son genre de vie. Qu'à n'importe quel moment une circonstance favorable se présente, que le sort le gratifie d'une aubaine : même chez lui, en son logis, il se hâtera de la saisir et d'en jouir. Qu'on sache bien que, s'il se contente encore de peu désormais, c'est uniquement parce qu'il aura peu.

L. Müller suppose que l'aubaine lui était effectivement échue, sous la forme d'un cadeau que lui avait offert l'empereur, pour le remercier des trois premiers livres d'odes dont l'épître 13 annonce l'envoi. Ce n'est qu'une conjecture ; mais elle est ingénieuse. Elle s'appuie sur des analogies qui prouvent que ces cadeaux étaient dans les habitudes du temps (Varius reçut un million de sesterces pour sa tragédie de Thyeste ; Virgile tenait dix millions de sesterces environ de la libéralité de ses amis; Horace lui-même, selon Suétone, fut plus d'une fois enrichi par Auguste (10)). Enfin elle expliquerait, si elle était fondée, les déclarations épicuriennes de l'épître; on comprendrait ce que ces déclarations ont d'excessif, quand on saurait qu'elles ont été faites sous le coup de quelque bonne fortune, dans une heure de contentement et de joie.

Mais l'hypothèse de Müller laissée de côté, il reste d'autres explications possibles, Peut-être y a-t-il beaucoup de badinage et d’ironie dans cette façon de se renier soi-même et de se comparer à Mænius. Horace a souvent la manie de se rabaisser, de se donner pour plus mauvais qu'il n'est, de faire à rebours les honneurs de sa personne. Il faut continuellement se demander avec lui jusqu'à quel point il est sérieux, – Puis on a toujours la ressource de penser, et c'est en somme le plus vraisemblable, que le badinage de la lettre n'est pas incompatible avec un fond de sincérité et que l'auteur, à l'époque où il écrit, n'a pas définitivement renoncé à la vie épicurienne. Y renoncera-t-il jamais complètement ? En tout cas, il luttera pour s'en dégager; et les autres lettres que nous venons d'étudier, sont là pour attester qu'il y a presque réussi. Mais c'est précisément cet effort qui est absent de l'épître 15, et c'est l'absence de cet effort, qui empêche de considérer la pièce, comme ayant suivi le moment où le poète a entrepris de se convertir.

Nous sommes donc ramenés à la conclusion, où nous avait conduits la lettre envisagée dans sa forme seule : elle est antérieure à toutes celles de ce chapitre sur l'étude de soi-même. Car on admettra difficilement que l'Horace des épîtres 1, 6, 8, 10 (pour ne citer que les premières), après avoir témoigné de si hautes préoccupations morales et une si noble inquiétude d'âme, ait pu revenir à ce point en arrière. Je me refuse à croire, pour ma part, qu'une fois engagé dans les voies de la sagesse, et quelques défaillances ou rechutes que j'aie dû signaler, il ait parlé de lui, ne fût-ce qu'en manière de plaisanterie, comme il l'a fait à Numonius Vala.


 
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— NOTES —

(1) Ep. I, 16, 14. Le scoliaste de Cruquius dit qu'il s'agissait de soigner ses yeux malades (hic autem Musa Horatio iussit ut lavacro frigido utretur propter oculorum dolorem). Le traitement par l'eau froide n’est guère indiqué en pareil cas.
 
(2) v. 2-7. - Sur ces bains de vapeur, cf. Cels. II, 7: siccus calor est : quarundam naturalium sudationum, ubi e terra profusus calidus vapor aedificio includitur, sicut super Baias in murtetis habemus; Vitruv. II, 6, 2. - Aujourd'hui ce sont les stufe di Tritoli.
 
(3) v.8-9. Horace ne dit pas positivement qu'il a suivi le régime a Clusium même ou à Gabies; mais c'est probable. - Pour les douches froides sur la tête, cf. Cels. I, 4, sur l'estomac Cels. IV, 12 (5)
 
(4) C. I. G. 5763. 5771.
 
(5) Vell. Pat, II, 119.
 
(6) C. I. L., X, 481.
 
(7) Exactement à 23 milles au sud de Salerne, à 24 milles au nord de Vélie.
 
(8) Carm. IV, 12,28.
 
(9) Sans doute quelque servante d'auberge, comme celle dont il fit la rencontre pendant son voyage à Brindes (Sat. I, 5, 82).
 
(10) Hieron., cité par Reiffersch., Suet. reliq., p. 48 note; p.57 ; p.46.



 

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