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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE III - HORACE ET LES JEUNES GENS


 

V – ÉPÎTRE 18. A LOLLlUS.

Même thème que dans l'épître précédente, mais conseils différents, appropriés au caractère différent du destinataire.
Idée fondamentale de la pièce: nécessité pour le client de se modeler entièrement sur les goûts du patron.
Que la philosophie est utile à l'exercice du métier de courtisan. Qu'elle est utile surtout pour apprendre à le quitter.
Horace et sa vie dans la retraite. Sa prière aux dieux. Son état d'esprit, quand il écrit les lettres 17 et 18.
Conclusion sur les deux épîtres.


 

L’IMPRESSION que laissait l'épître à Scæva est confirmée par l'épître suivante à Lollius, qui n'est que la reprise du même thème : comment doit-on se comporter vis-à-vis des grands personnages ? Avec Scæva le sujet n'était pas épuisé. En outre Lollius occupe un rang social plus élevé ; les conseils dont il a besoin doivent être d'autre sorte. Que la question d'argent ait tenu une grande place dans la lettre précédente, nous nous l'expliquons, le destinataire appartenant à la classe moyenne : il fallait l'avertir avant tout de ne pas se montrer trop avide. Lollius, lui, est le fils d'un consulaire (1) ; il est riche, de la haute aristocratie. Ce n'est pas, du reste, un des traits les moins curieux de cette société romaine, qu'un aussi puissant seigneur soit obligé, tout comme un autre, de se mettre dans la clientèle, et par suite dans la dépendance, d'un protecteur plus puissant encore (2). Il ne cherche pas évidemment à tirer du patron quelque profit matériel ; il veut un appui pour ses ambitions politiques. Mais saura-t-il jouer son rôle de client, comme il convient ? Aura-t-il les qualités, ou plutôt les défauts nécessaires ? Il semble avoir été assez peu maniable, d'humeur indépendante (liberrimus, v.1). Rien de plus mauvais pour le métier de courtisan. Qu'il se hâte de dépouiller cette indépendance au plus vite.

Si la discrétion devait être recommandée à Scæva, à Lollius c'est donc la souplesse qu'il importe de prêcher tout d'abord. Horace n'y manque point; ce sera non seulement son début, mais l'objet de la lettre entière. Celle-ci, malgré un désordre apparent, a une réelle unité. L'idée fondamentale apparaît bien nette à trois reprises différentes, quand l'auteur recommande successivement : 1° de ne pas vouloir lutter avec le patron, ni en lui tenant tête dans une discussion, ni en menant un train de vie égal au sien (v.15-36) ; 2° de se plier à ses goûts particuliers et, s'il aime la chasse, de tout quitter pour devenir chasseur (v.39-66) ; 3° plus généralement, de modeler son caractère sur le sien (v.86-95). En d'autres termes, il s'agit en toute circonstance de n'avoir ni fierté ni raideur, et d'abdiquer entièrement sa personnalité. Sans doute ces recommandations ne sont guère flatteuses pour celui auquel elles s'adressent (quoi qu'il ne faille peut-être pas en juger là-dessus avec nos idées modernes) ; mais elles sont utiles. Horace le dit; on peut l'en croire; il a l'expérience des grands, ayant vécu dans leur commerce. C'est le résultat de quinze ou vingt ans d'observations qu'il consigne dans les épîtres 17 et 18.

Il avait usé de précautions dans ses conseils à Scæva ; avec Lollius, au contraire, point de « longueries d'apprêts ». A-t-il voulu varier ses exordes ? A-t-il voulu les approprier au caractère spécial de ses deux correspondants ? Le franc Lollius ne devra point se choquer qu'on lui parle avec franchise. Toujours est-il que, dès le premier vers de l'épître, nous sommes dans le vif du sujet. Horace ne craint pas pour son jeune ami qu’il ressemble aux scurrae, vils amuseurs, parasites, bouffons du bas bout de la table, flatteurs obséquieux ; mais sa liberté de manières risque fort de l'entraîner dans l'excès contraire. Si, pour éviter jusqu'aux apparences de l'adulation, il donne dans une rudesse sauvage, à la façon de ces philosophes qui croient se faire valoir par des dehors grossiers, des dents noires et des cheveux tondus ras (3), le défaut ne sera-t-il pas presque plus grave que le précédent (vitium prope maius, v.5) ? A coup sûr, il rend insociable celui qui en est atteint, il éloigne de lui les sympathies, et, comme il est séduisant par un faux air de noblesse et qu'il satisfait l'orgueil, il en résulte qu'il est très dangereux. Lollius ne saurait trop chercher à s'en défendre ; qu'il se rappelle qu'en cela, comme en tout, la vertu est un sage milieu entre les extrêmes : virtus est medium vitiorum et utrinque reductum (4). Ira-t-on, par exemple, imiter ces enragés disputeurs, qui n'en veulent point démordre, et qui s'échauffent, sur quoi, grands dieux ? tout simplement sur le point de savoir, si l’on doit dire laine au lieu de poil de chèvre, ou quel est, des deux gladiateurs Castor et Docilis, le plus versé dans son art, ou encore s'il vaut mieux, quand on se dirige vers Brindes, suivre la via Appia ou la via Minucia (v.15-20). C'est pour de telles niaiseries qu'on se querelle, qu'on déclare préférer la mort à l'obligation de céder ! Que voilà bien le plaisir de discuter et l'entêtement des gens qui ont toujours raison ! Horace connaît à merveille certains défauts. Toute la scène est d'un comique excellent et d'un art savoureux.

Cet attachement excessif à des opinions sans importance serait ridicule et déplaisant en n'importe quelle compagnie ; avec le riche protecteur il produira des effets désastreux. Le patron n'aime pas qu'on le contredise: si Lollius veut faire son chemin, qu'il se tienne pour averti. – Le patron n'aime pas davantage qu'on soit dépensier, qu'on se ruine au jeu ou en amours, qu'on apparaisse vêtu et parfumé comme un fat ; ce sont privilèges qu'il entend se réserver. On pourrait croire d'abord qu’il a pour son client la sollicitude d'une mère, qu'il le veut plus sage et plus vertueux qu'il n'est lui-même ; en réalité il désire seulement que le client garde les distances : « Contendere noli... desine mecum certare. Ne cherche pas à rivaliser avec moi, lui dit-il ; la partie n'est point égale entre nous (v.28, 30-31). » Tout le monde n'a pas la permission d'être vicieux, car il faut pouvoir soutenir son vice; le droit au vice est une marque de supériorité. Et, à ce propos, est racontée une charmante histoire. Eutrapélus habillait magnifiquement ceux qu'il voulait perdre ; ce faisant, il raisonnait ainsi : « Mon homme, se croira riche ; avec ses beaux habits il prendra de nouvelles pensées, nourrira de hautes espérances ; il ne se lèvera plus, dormira tard, négligera pour ses maîtresses les devoirs envers le patron, fera des dettes, se ruinera; on le verra bientôt réduit à devenir gladiateur ou à s'employer chez un jardinier, dont il conduira les légumes au marché (v.31-36). »

Si tous les patrons n'avaient pas la perfidie ingénieuse et raffinée d'Eutrapélus, tous s'accordaient du moins à vouloir que le client demeurât à son rang. Donc, pour réussir, pas de vanité déplacée, pas de sotte fierté. Les autres conseils, jetés çà et là à travers l'épître, ne sont que des conseils accessoires, destinés, dit M. Lejay, à rompre la monotonie du thème fondamental; ainsi, savoir garder un secret (v.37-38), fuir les questionneurs, ne parler qu'à bon escient (v.67-71), ne pas recommander le premier venu qui peut être un indigne (v.76-79), réserver son crédit pour défendre ceux qui le méritent et les défendre alors avec force, l'incendie qui atteint la maison du voisin risquant de gagner la vôtre (v.80-85). Ces conseils ne s'appliquent pas seulement à Lollius ; ils conviennent à tout honnête homme. Et puis, supprimez-les ; le caractère particulier de la pièce ne s'en trouve pas modifié. Le grand précepte qu'il faut retenir, deux fois encore exprimé et développé parce qu'en la circonstance à lui seul il est tout, c’est, je le répète, la nécessité de sacrifier ses goûts à ceux de son protecteur et de lui montrer toujours une humeur conforme à la sienne : Lollius aime les vers, il en compose ; son patron, au contraire, aime la chasse. Eh bien ! quand celui-ci sortira dans les champs, emmenant sa meute et ses filets, que Lollius se garde bien de rester au logis, enfermé avec la muse ; qu'il sorte, lui aussi, et gagne son repas en peinant aux côtés du patron. Ne sait-il pas la fable d'Amphion et de Zéthos ? Amphion le musicien, pour ne pas se brouiller avec son frère le chasseur, dut céder au rude Zéthos et imposer silence à sa lyre (v.40-48). Voilà l'exemple à suivre. La chose est d'autant plus facile à Lollius, qu'il pratique les exercices du corps, s'y montre adroit et se fait applaudir au Champ de Mars, qu'il a pris part de bonne heure, presque enfant, à la guerre des Cantabres, que chez lui enfin, dans sa maison de campagne, il s'amuse avec son frère et de jeunes esclaves à représenter sur une pièce d'eau la bataille d'Actium (v.50-61). Il n'a donc aucune raison pour se dispenser de partager les distractions de plein air que lui propose le haut personnage. S'il s'y refuse, ce sera mauvaise volonté, fâcheux esprit d'indépendance; il se rendra désagréable à celui-là même dont il désire l"amitié.

Il devra supporter d'autres exigences encore. Accompagner le patron à la chasse est un sacrifice qui coûte parfois, mais c'est le sacrifice d'un moment. Il est plus pénible de faire à sa nature une violence continue. Et cependant il le faut. Les gens tristes ne peuvent tolérer la gaîté du client, ni les gais sa tristesse, ni les bouillants sa placidité, ni les nonchalants son ardeur (v.89-90). Si le patron aime les libations copieuses, n'allez pas repousser la coupe qu'il vous tend; faites-lui raison, dût la chaleur du vin troubler ensuite votre sommeil ; chassez ces nuages de votre front; soyez bon vivant (v.92-95). – Hé quoi ! changer son tempérament ? n'avoir plus de goûts propres ? n'être plus soi, mais devenir un autre ? Humiliants efforts, triste métier. – C'est le métier de courtisan. Résignez-vous ou quittez la partie. Et même, si, résigné à tout, vous continuez le jeu, ne vous attendez pas à gagner toujours. Il n'est déjà pas aisé d'acquérir la faveur des grands, il est plus difficile encore de la conserver. Les novices ne soupçonnent pas ces difficultés; il leur semble qu’il doit être doux de cultiver un puissant ami (v.86-87) ; l'expérience ne tarde pas à leur apprendre qu'il faut en rabattre et que, loin de pouvoir compter sur une navigation paisible, ils ont toujours à craindre les sautes de vent et les bourrasques (v.87-88).

C'est alors qu'Horace fait intervenir la philosophie, les entretiens avec les sages, la lecture de leurs écrits (v.96) ; et cette intervention ne surprend pas, si l'on rétablit l'enchaînement logique des idées. Pour peu qu'on y réfléchisse, on s'aperçoit, en effet que le recours à la philosophie avait sa raison d'être. La philosophie sert à tout, même à se pousser et à se maintenir chez les grands Puisque rien n'est plus délicat que de vivre auprès d'eux et qu'on dépend d'un de leurs caprices, il est bon d'avoir pénétré le fond de la nature humaine, de connaître les autres et de se connaître soi-même. Sur ce terrain glissant, ou sur cette mer semée d'écueils, le plus fin psychologue sera aussi le plus habile à se tirer d'affaire; et s'il échoue malgré son habileté – car il faut tout prévoir, – c'est encore la philosophie qui le consolera de la chute ou du naufrage.

Tout cela est dans la pensée d'Horace, mais n'est pas exprimé ; car, à ce moment, une autre considération s'est emparée de son esprit. Cette étude philosophique, qui commencera par aider le client à réussir auprès du patron, aura bientôt une autre conséquence, plus digne d'être retenue : elle finira par l'aider à se passer de lui. Que veut-en réalité le client ? Comme tout homme, il cherche son propre bonheur, qu'il place dans l'acquisition des honneurs ou de l'argent (v.102, honos, dulce lucellum), et pour lequel il croit avoir besoin de la protection de quelque grand personnage. Eh bien ! la philosophie aura vite fait de lui montrer qu'il se trompe et que la vraie manière d'atteindre le bonheur est de suivre, à l'écart du monde, un sentier ignoré du vulgaire : secretum iter et fallentis semita vitae (v.103). Ainsi cette épître se termine, comme la précédente avait débuté, par l'éloge de la vie obscure. Si l'on réunit maintenant les deux pièces en un tout, on voit que le cercle est fermé et qu'Horace est revenu à son point de départ, qui est pour lui le point, capital. Et l'on constate, non seulement que l'idée est la même dans les premiers vers de l'épître à Scæva ou dans les derniers de l'épître à Lollius, mais que le mot essentiel est le même : fallere, passer inaperçu (5). Aucun autre ne résumait mieux sa pensée.

Comment enfin l'idée de bonheur caché n'aurait-elle pas conduit le poète à parler de lui-même et de sa paisible existence dans sa maison de Sabine ? Il évoque rapidement les eaux fraîches de la Digentia, l'horizon familier, avec Mandela sur la hauteur voisine, où le vent d'hiver ride et gerce la peau (v.104-105). Surtout il nous dit les sentiments qui remplissent son âme. Sa prière aux dieux est bien intéressante, à la fois par ce qu'elle renferme et par les limites qu'elle se fixe à elle-même (v.106 sqq.). « Puissé-je conserver le peu que je possède, et moins encore; vivre pour moi ce qui me reste de jours ; être assuré pour une année de ma provision de livres et de mon petit revenu ; ne pas demeurer suspendu à l'espoir d'un douteux avenir !... » Ici, brusquement, il s'arrête. Ne pas laisser flotter ses espérances, ne point compter sur l'avenir, c'est-à-dire éviter ce qui trouble, fuir le désir et la crainte, les deux maux suprêmes, chacun le peut, s'il le veut; cela ne relève plus de la prière. Se ravisant donc et marquant le point où l'homme cesse de dépendre des dieux, il poursuit : « Mais ne demandons à Jupiter que ce qu'il donne et retire à son gré, la vie et les biens matériels (vitam, opes, v.112). Quant à l'équilibre dé l'âme, je saurai me le donner à moi-même. » Les biens intérieurs, en effet, ne dépendent que de nous. C'est sur une aussi fière déclaration de confiance en soi, déclaration toute stoïcienne (6), que s'achève cette lettre, commencée sur les devoirs du client et les moyens de parvenir : nous sommes aux antipodes de la vie de courtisan.

Je crois qu'après notre analyse des épîtres 17 et 18 la signification des deux pièces apparaît évidente. D'abord il ne faut pas les séparer ; elle forment un ensemble; nous devons les considérer d'ensemble (7). On a voulu établir entre elles des différences ; il n'y en a pas d'autre que celle qui résulte de l'application particulière à Scæva ou à Lollius des préceptes qui leur étaient le plus utiles à chacun. Sujet, inspiration, sentiment, tout est semblable. Puis nous voyons ce qu'il convient de penser des préceptes eux-mêmes. Isolés de ce qui les explique et les corrige, ils sont assez déplaisants, je l'ai dit; ils laissent une impression de gêne. Il n'est pas nécessaire d'être un Alceste pour protester contre des exigences, qui rabaissent vraiment par trop la dignité humaine. Aussi, quand on ne se rend pas un compte exact des intentions de l'auteur, on en vient à se demander s'il est sérieux, ou s'il ne parle pas plutôt avec une de ces ironies dont il est coutumier. M. Lejay rapproche la fin de l'épître à Scæva de la satire II, 5, où Tirésias était représenté enseignant à Ulysse l'art de capter les héritages. Que dans la satire l'ironie s'étale à plein, cela ne fait aucun doute; la majestueuse indifférence du devin pour les répugnantes besognes qu'il recommande, n'est de sa part qu'un amusement de haut goût. Mais en est-il de même dans les épîtres ? Rappelons-nous qu'Horace a dit : Principibus placuisse viris non ultima laus est (8). Au métier de courtisan il préfère la retraite avec la liberté ; mais il consent à ce qu'on ne le suive pas dans la retraite. Lucien aura beau jeu, plus tard, à écrire un opuscule contre ceux qui sont au service des grands; à cette époque les conditions de la société se seront profondément modifiées; l'enseignement public de l'éloquence et surtout les exhibitions de la sophistique permettront à un homme de talent d'arriver à la fortune à la notoriété, aux honneurs, de vivre magnifiquement et de remplir un rôle officiel, d'être stratège, consul, ambassadeur de sa ville ou de sa province. A la fin de la République et au début de l'Empire, il fallait encore en passer par la vie de clientèle. Horace s'y résigne donc comme à une chose souvent nécessaire. En outre il s'aperçoit que certains, qui se piquent de liberté, exagèrent leur fière attitude ; et, comme il n'a aucune inclination pour les violents qui poussent trop loin les meilleures choses, ces partisans d'une farouche indépendance suffiraient à le rendre indulgent à ceux qui pratiquent la complaisance. Enfin il note finement qu'on est presque toujours le flatteur de quelqu'un, que Diogène dans son tonneau ne l'est pas moins qu'Aristippe à la cour de Denys, qu'il l'est seulement d'une façon plus grossière, et qu'entre les deux excès le second est encore préférable.

Voici, en somme, comment je me représenterais l'état d'esprit d'Horace écrivant les épîtres 17et 18. Il s'est dit : « Mes jeunes amis me demandent s'il faut vivre dans la suite de riches et puissants protecteurs. D'abord, puis-je ne pas leur répondre ? Ils font appel à mon expérience de la vie et des grands ; Je suis devenu (malgré moi peut-être, mais il n'importe) je suis devenu leur maître, leur conseiller, leur directeur; je n'ai pas le droit de me dérober. Alors, que leur répondre ? Je ne suis plus tenté par cette existence de client, qui est souvent une servitude plus ou moins dorée. Mais enfin je l'ai connue, moi aussi. Et tout de même elle peut se défendre ; je dois ménager des intérêts légitimes. J'éviterai donc de décourager ouvertèment Scæva et Lollius, et je me bornerai à leur montrer la profession sous un jour peu séduisant, leur laissant à conclure. D'ailleurs, pour être mieux compris, je me donnerai en exemple et j'aurai soin de ne parler que de ma vie solitaire à la campagne. Or c'est l'autre, celle que j'ai menée, que je mène encore parfois, à Rome, auprès de Mécène, qui aurait davantage trouvé sa place dans une lettre où il s’agit de courtiser un haut personnage. De celle-là je ne dirai rien (9), et ce silence prouvera clairement que je n'y pousse pas volontiers. Au contraire, l'éloge que je ferai, en terminant, de ma solitude champêtre, quoiqu'il semble aller à l'encontre de tout le reste, sera l'expression de ma véritable pensée et marquera où se portent mes préférences. »

Ainsi, sans brusquer personne, Horace arrive à ses fins; sans appuyer; il laisse suffisamment entendre son opinion. Il n'y a désaccord ni entre le début de l'épître à Scæva et ce qui suit, ni entre la conclusion de l'épître à Lollius et ce qui précède. Il faut aller chercher la clef de tout au commencement de l'une et à la fin de l'autre. Et il n'y a pas davantage désaccord entre l'Horace d'aujourd'hui et l'Horace d'hier. L'ami de la campagne, de la solitude, de la méditation ne chante pas ici la palinodie. S'il avait recommandé purement et simplement de vivre à la remorque des grands, c'est alors qu'eût éclaté la contradiction. Mais son sentiment est nuancé, il l'est toujours. On veut, en approchant les puissants, ajouter à son bien-être et à celui des siens : soit. Mais qu'on sache aussi qu'il est un sort plus heureux, se contenter pour soi de ce que l'on a, et chercher pour sa famille quelque autre moyen de la servir. Plaire aux premiers de ce monde, le résultat n'est point médiocre; vivre dans la retraite et manger son pain, en liberté, le résultat est meilleur. Et, du moins, si l'on ne peut s'abstenir d'exercer le métier de courtisan, qu'on n'oublie pas de cultiver, en même temps que son patron, les sages d'autrefois; qu'on étudie la philosophie, qui permettra de se bien comporter avec les grands, qui permettra surtout de s'éloigner d'eux.


 
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— NOTES —

(1) voir l’étude de l’épître 2.
 
(2) On s'est demandé, naturellement, quel pouvait être ce puissant ami. Il est certain qu’il faut chercher très haut. Mais il faut aussi que le personnage en question ait été passionné pour la chasse. Le renseignement donné par Horace (v. 40-52), est caractéristique. Or ceux auxquels on pourrait penser tout d'abord, Auguste, Tibère, Agrippa, ne semblent pas avoir eu une pareille passion; du moins nous ne savons rien de tel sur eux. Le nom du protecteur demeure impossible à déterminer.
 
(3) v. 6-8, - D'ordinaire les philosophes stoïciens se laissaient pousser la barbe et les cheveux. Diogène recommandait à ses disciples de les couper (Diog. Laert. VI, 2, 31); mais alors les cyniques se les coupent de trop près jusqu'à la peau. C'est une autre affectation: il fallait le point.
 
(4) v.9 - Cf. Arist. Ethic. Nicom., II, 6, 11. Si la morale du juste milieu est bien conforme au tempérament d'Horace et s'il est vrai qu'Horace aurait pu la formuler tout seul, il n'en est pas moins vrai que la définition d'Aristote est présente à sa pensée, puisqu'il en traduit ici même une partie.
 
(5) Cf. Ep. I, 17, 10 : nec vixit male, qui natus moriensque fefellit.
 
(6) Senec., Ep. 41, 1 : bonam mentem, quam stultum est optare, cum possis a te impetrare.
 
(7) Dans Porphyrion l'épître 18 est soudée à la précédente, et une scolie du Pseudo Acron, au vers 1 de l'épître 17, désigne Scæva comme s'appelant Lollius Scæva. Erreurs manifestes, mais qui attestent à quel point les ressemblances entre les deux pièces sont frappantes.
 
(8) Ep. I, 17, 35.
 
(9) Il est à noter qu'il n'a jamais aimé beaucoup à en parler. Dans la Satire I, 6 (v. 110 sqq.) il décrit une de ses journées à Rome; on peut croire que c'est une de ses journées ordinaires. Or il s'arrange pour laisser de côté ses visites à Mécène; et cependant il devait lui en rendre, dès cette époque. Il n'est question que de sa vie de rêver et de flâneur. C'est une journée un peu vide; il n'a pas tout dit ni voulu tout dire. - Plus tard (Sat. II, 6: 26 sqq., 40 sqq.; II, 7,32 sqq.) il sera moins discret, afin de répondre aux importuns et aux envieux, et pour s'avertir aussi lui-même de prendre garde, de ne pas trop se laisser aller à cette vie facile qu'il trouve chez Mécène, et qui est un peu, en somme, une vie de parasite (parasitica mensa, Suet., p. 45 Reiff.). - Plus tard enfin, quand il veut se donner en exemple à des jeunes gens, il fait le silence sur son passé et ne se montre plus à eux que dans la nouvelle attitude qu'il a prise, celle d'un sage retiré à la campagne, déférent pour ses protecteurs, mais cherchant à se tenir à quelque distance et relevant surtout de lui-même.



 

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