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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE IV - HORACE ET LES GRANDS


 

I. BRUTUS, AGRIPPA, AUGUSTE, MÉCÈNE


 

AVEC le caractère que nous lui connaissons, il semble qu'Horace aurait dû fuir l'amitié des puissants : c'est une gêne. A trois reprises dans les épîtres, il a célébré la joie de s'appartenir et d'être son maître (1). Mihi vivam quod superest aevi ! demande-t-il aux dieux d'un accent ému. Mais comment vivre pour soi, quand on vit avec de plus grands que soi ? Les obligations, le mot lui-même l'indique, sont des chaînes. Surtout à Rome l'officiosa sedulitas, réglée par une espèce de code, avait de terribles exigences. La salutatio du matin était une corvée, et Horace se félicitait, au temps de son obscurité, de n'avoir point à la subir (2). Il n'ignorait pas non plus les mille autres manifestations de la petite tyrannie que le protecteur fait peser sur le protégé, puisqu'il en a tracé une peinture si exacte dans les épîtres 17 et 18. Et toutefois il a vécu auprès des grands et, en somme, jusque vers la quarantaine il a été heureux d'une pareille existence. Il y a, dans l'âme, de ces mélanges de goûts et d'instincts contraires; ces contradictions, c'est l'essence même de la vie.

Et qu'on ne dise pas qu'il fut mis seulement par hasard en relations avec de si hauts personnages et qu'une fois lié avec eux il fut forcé, malgré lui, de rester leur ami. D'abord le hasard seul ne fait pas ces choses. Horace a voulu au moins la présentation à Mécène, qui fut le point de départ de tout le reste; il n'y a pas été contraint. Il a voulu pénétrer dans ce cercle de lettrés et de gens d'esprit, poètes, grammairiens et critiques, politiques et grands seigneurs, qui se groupaient autour du favori d'Octave. Virgile et Varius servirent d'intermédiaires ; mais l'initiative pourrait, bien être partie d'Horace lui-même ; en tout cas, si la proposition lui vint de ses amis, il l'accepta avec empressement; il n'y eut ni chance, ni coup de surprise : nulla etenim mihi te fors obtulit, a-t-il écrit à Mécène (3). De plus, le hasard ne se renouvelle pas sans cesse. Or, si l'on excepte les trois ou quatre années difficiles qu'il eut à traverser après la déroute de Philippes (4), et pendant lesquelles il fréquenta une société équivoque de musiciens et de danseurs, de bouffons, et de parasites, bohème demi grecque, demi orientale, on peut remarquer qu’il a toujours été en rapports avec des personnages d'une condition supérieure à la sienne. Jusqu'à sa pleine maturité, ce fut son rôle, en quelque sorte, de vivre avec des gens haut placés : l'esprit, évidemment, rapprochait les distances. Fils d'un petit receveur des enchères dans les ventes à l'encan, il étudie à Rome à côté des fils de chevaliers et de sénateurs. Fils d'affranchi, il tient un des premiers rangs parmi la jeune noblesse qui achève son instruction dans les écoles de philosophie d'Athènes. A Athènes il rencontre Brutus, dont il conquiert l'amitié et qui le nomme, à vingt-deux ans, tribun légionnaire, tout comme s'il descendait d'une illustre famille (5). Dans la suite, les chefs de la poésie nouvelle, Virgile et Varius, l'introduisent auprès de Mécène. par Mécène il connaît Octave, par Octave le personnel dirigeant de l'Empire; le voilà lancé dans le monde officiel. Il y a eu contraste presque perpétuel entre son origine et sa position sociale.

Comment était-il arrivé à cette situation ? Par les procédés qu'il recommande à Lollius ? En cherchant à régler son humeur sur celle de ses patrons, à s'abaisser devant eux, à ne rien penser ni rien dire qui ne dût leur être agréable ? On s'aperçoit avec plaisir qu'il a usé de moyens tout différents, que dans ce long commerce avec les puissants, s'il a exclu la raideur, il ne leur a rien sacrifié d'essentiel, ni ses goûts profonds, ni ses sentiments véritables, ni, en définitive, sa liberté, et qu'au rebours de ce qui a lieu d'ordinaire, sa conduite et ses exemples ont mieux valu que ses leçons. Ce qu'il a mis en préceptes dans l'épître à Lollius, c'est seulement ce qu'il avait vu faire autour de lui, non ce qu'il avait personnellement pratiqué. L'épître 7 adressée à Mécène, et que j'examinerai tout à l'heure, en est le témoignage le plus frappant. Mais d'autres preuves ne sont pas moins curieuses, en particulier la façon dont il a toujours parlé de Brutus, son premier protecteur, et du temps où il avait servi sous ses ordres. Il fallait quelque courage au début de l'Empire, quand le parti césarien était encore dans l'ivresse de la victoire, pour ne pas abandonner une mémoire détestée: Horace a eu ce courage. Il avait écrit autrefois, à l'origine de sa carrière, une satire (Sat. I. 7) où il représentait Brutus maître de l'Asie, dans ses fonctions de magistrat et comme dans ce rôle de justicier que l'histoire lui attribue. Brutus siège sur son tribunal ; devant lui comparaissent un publicain et un négociant, les deux fléaux des provinces ; l'un et l'autre sont aux prises dans une discussion d'intérêts et vident leur querelle sur leur champ de bataille ordinaire, en justice. Ils s'accablent réciproquement d'invectives, jusqu'à ce que le négociant, qui est grec (6), c'est-à-dire flatteur et fertile en bons mots, termine le différend par un calembour. Son adversaire portant le surnom de Rex, il supplie Brutus, lui qui sait si bien expédier les rois, d'étrangler ce rex pour en finir. La satire ne peut avoir été composée longtemps après l'événement; le bon mot, trop réchauffé, eût perdu toute saveur (7). Mais pourquoi a-t-elle été conservée et publiée avec les autres ? L'allusion finale au meurtre de César devait faire sourire désagréablement Auguste. Etait-ce donc que les vers méritaient de passer à la postérité ? Ils sont médiocres ; la pièce est laborieuse dans sa brièveté, lourde et sans réelle valeur littéraire ; c'est une œuvre de débutant. Horace enfin n'avait pas cet amour-propre d'auteur qui ne veut rien laisser perdre de ses productions de jeunesse (8). Puisqu'il a inséré celle-ci dans son recueil, ce ne peut être, semble-t-il, que pour montrer qu'il gardait le souvenir de Brutus. Plus il s'engageait avec le régime nouveau, plus il tenait à ne pas renier son passé; il s'efforçait d'établir aux yeux du public et de se prouver à lui-même qu'il lui restait une certaine indépendance. M. Cartault croit qu'il parle avec dédain, dans la satire I, 6, du grade de tribun militaire que son grand ami lui avait conféré à l'armée de Macédoine (9). Le texte ne me paraît pas indiquer cette nuance. Horace reconnaît simplement que d'autres méritaient ce poste mieux que lui, et qu'en l'acceptant il a prêté le flanc aux attaques de ses ennemis personnels. Mais cela, c'est faire preuve de modestie, ce n'est pas faire fi de l'honneur. Et à l'époque des Epîtres, quand rien ne l'y obligeait, ne rappelait-il pas encore par une allusion délicate, dans le vers me primis urbis belli placuisse domique (10), l'affection que lui avait témoignée le vaincu de Philippes, l'adversaire d'Octave? Il mettait à la rappeler une affectation généreuse, une sorte de coquetterie, la seule qu'il se soit jamais permise.

Cette manière de revendiquer l'amitié de Brutus va bien avec l'attitude réservée, où il s'est tenu vis-à-vis d'Auguste et de son entourage. Il n'adresse qu'une ode à Agrippa général illustre, ministre et gendre de l'empereur (I.,6), et peut-être parce qu'Agrippa s'est plaint de ne rien recevoir; et quand il lui écrit, c'est pour le prévenir qu'il ne parlera pas de lui; il le renvoie à Varius, l'aigle de la poésie épique, qui s'acquittera: mieux de la tâche de célébrer un héros. Je suis trop peu de chose, dit-il; non conamur tenues grandia ; je ne suis bon qu'à chanter les festins, les amours, ou tout au plus les combats des jeunes filles (11). Il est très vrai qu'il n'a pas beaucoup d'aptitude à traiter les grands sujets; mais surtout il cherche à se dérober, pour ne point paraître un poète de cour; il se rabaisse, afin de rester libre.

Et avec Auguste ? – Eh bien ! c'est Auguste qui fait les avances ; Horace se tient sur la défensive. Ce n'est pas Horace qui sollicite, il est sollicité. Auguste avait presque plus besoin des poètes que les poètes n'avaient besoin de lui ; son pouvoir reposait sur l'opinion, et il n'ignorait pas combien est grande, pour former l'opinion, l'influence des écrivains. Il attire donc à lui tous les lettrés capables d'agir sur l'esprit public et de créer un courant favorable à l'Empire. Il tente notamment Horace ; il essaie de l'avoir tout à lui et d'en faire son secrétaire. Horace refuse, alléguant sa santé. Auguste, sans lui savoir mauvais gré, lui écrit : « Mon ami Septimius t’apprendra l'estime que j'ai pour toi ; l'occasion m'a été donnée de m'exprimer devant lui sur ton compte. Si tu as été fier envers moi jusqu'à mépriser mon amitié, sache que je ne te rends pas la pareille. » Et encore : « Use de moi, comme si tu avais accepté de vivre dans ma maison. » Songez que c'était le maître du monde qui écrivait ainsi à un fils d'esclave ; à tout autre la tête aurait tourné. Horace n'est pas ébloui ; il se préoccupe surtout de se garder contre tout empiètement, même amical. Certes il ne marchandera pas au prince les éloges; mais il aime mieux que ce ne soit pas sur commande. Et il aime mieux aussi que ce ne soit pas directement ; il le louera surtout par intermédiaire, en s'adressant à d'autres. N'est-il pas remarquable que, dans le recueil des Odes, il y ait si peu de pièces qui soient dédiées à Auguste ? Il y en a moins encore dans le recueil des Épîtres. Une seule et rien de plus (la II. 1). Car l'épître est comme la marque d'un commerce familier; une épître à Auguste semblerait indiquer qu'il existe une certaine intimité entre le prince et le poète. Il ne veut pas laisser croire à ce qui n'est pas en réalité. Il écrira à Mécène, qui n'est rien dans l'État, à de grands personnages dont il n'attend aucun service, enfin à des amis plus humbles ; il n'a pas l'intention d'écrire à Auguste. Il faut, pour qu'il s'exécute, qu'il lui vienne une demande directe, pressante, après laquelle ç'eût été une grossièreté que de refuser encore. « Je suis fâché, lui disait l'empereur, de ce que dans les ouvrages de ce genre ce ne soit pas avec moi que tu causes de préférence. Crains-tu qu'il ne soit honteux pour toi, dans la postérité, de paraître avoir été mon ami ? » A lire ces lignes, lequel des deux, je vous prie, recherche et flatte l'autre ? N'est-il pas clair qu'Horace aurait pu tirer plus de profits d'une amitié si offerte, et des profits de toute sorte ? Profits pécuniaires ; s'il accepta quelques cadeaux (12), il aurait pu en recevoir bien davantage, et nous n'aurions d'ailleurs à en être ni étonnés ni choqués, les gens de lettres ne trouvant pas alors à vivre de la littérature. Profits politiques; il aurait pu – non pas officiellement, le régime impérial, qui conservait des apparences aristocratiques, réservait les dignités aux grandes familles, – mais secrètement arriver à une situation importante, acquérir ce que Tacite appelle interiorem potentiam (13), l'influence intérieure et secrète, qui est souvent la réelle puissance, et que détenaient parfois des hommes d'un rang inférieur. Sous César, Oppius, son homme d'affaires, l'espagnol Balbus, son banquier, avaient joui d'une autorité considérable ; sous Claude et sous Néron, les affranchis seront les vrais maîtres de l'empire. Mais Horace répugnait à jouer un rôle politique, plus encore qu'à jouer tout autre rôle.

Et alors, que reste-t-il des accusations contre Horace flatteur, Horace courtisan ? Peu de chose, car la flatterie est intéressée, et il n'a pas chanté Auguste par intérêt. Il n'a jamais couru au-devant de sa faveur ni provoqué ses libéralités. S'il a quelquefois exagéré la louange, si par exemple les vers sur « l'astre des Jules » ou sur le prince glorifié comme un Jupiter terrestre sont de trop, c'est dans les Odes que ces passages se trouvent, et l'on sait que les éloges lyriques ne tirent pas à grande conséquence. Et puis, mettons l'excès au compte de l'enthousiasme. L'enthousiasme était assez naturel pour l'homme qui avait fait cesser vingt ans presque ininterrompus de guerres civiles, et permis aux peuples de recommencer à travailler en paix. Horace n'a pas parlé de lui autrement que Rome entière; il a été l'écho de l'opinion. Peut-être s'est-il trompé en vantant, comme il l'a fait, le régime nouveau; du moins il s'est trompé avec tout le monde.

Ajoutons que, s'il a été heureux de célébrer en passant ou dans des pièces relativement courtes les Cantabres domptés ; les Illyriens vaincus, les drapeaux de Crassus reconquis, le temple de Janus fermé, la réforme morale de l'Empire, s'il a même consenti à écrire le Chant séculaire, les odes du IVe livre et l'épître à Auguste, il n'a jamais accepté de composer un « poème » à la gloire du maître. Ce n'est pas que les sollicitations lui aient manqué. Dès la satire II, 1 on croit deviner à certaine allusion qu'une proposition lui avait été faite réellement (14) ; dans l'ode II, 12 l'invitation est formelle, mais le refus ne l'est pas moins. Horace renvoie César à Mécène, comme il avait renvoyé Agrippa à Varius ; c'est Mécène, répond-il, qui a qualité pour payer dans la prose de ses histoires la dette de Rome envers son bienfaiteur (15). Ainsi nous trouvons qu'il en a trop dit sur le prince, et l'on trouvait alors qu'il n'en disait pas assez. Du reste, quand même il en aurait dit davantage, ne faudrait-il pas mettre encore, en regard de ses paroles, sa conduite d'homme privé et lui savoir gré, bien qu'il fût rallié de cœur à l'empire, de s'être tenu à distance respectueuse de l'empereur, d'avoir enfin, tout en cédant sur certains points, marqué des limites qu'il n'a jamais franchies ?

Ce que nous connaissons maintenant de ses rapports avec Auguste nous permet de prévoir la nature de ses relations avec Mécène. Il y aura de sa part, reconnaissance très vive, affection profonde, mais en même temps souci jaloux de ne pas abdiquer sa dignité ni aliéner son indépendance. Des concessions à l'amitié, toutes les concessions qu'on voudra, tant qu'elles seront raisonnables; mais des bassesses, non pas. Pour que l'amitié dure, pour qu'il y ait même amitié véritable, il est nécessaire qu'il y ait estime réciproque. Horace a su se faire estimer, en sachant se faire respecter; son habileté a consisté à garder sa fierté. Puis le cœur se mit de la partie; l'estime, d'un côté et de l'autre, se changea en affection ; le grand seigneur et le poète finirent par s'aimer tendrement. Et quand le cœur s'en mêle, tout devient aisé. Le cœur, plus encore que l'esprit et le caractère, voilà ce qui permit à l'égalité de s'établir entre eux deux.

J'ai déjà parlé de l'affection de Mécène pour Horace (16). Celle d'Horace pour Mécène n'était pas moins vive. Il suffit d'en citer deux témoignages. L'un est la première épode, écrite à la veille de la bataille d'Actium, quand on croyait que Mécène suivrait Octave dans son expédition contre Antoine. Horace s'effraie des dangers que son ami va courir; il le supplie de lui permettre de l'accompagner. « Près de toi, dit-il, je sentirai moins ces inquiétudes que redouble l'absence (17). » Et, pour mieux traduire ce qu'il éprouve, il se compare avec une gaucherie presque touchante à une mère couvant ses petits encore sans plumes (18) ; elle sait bien, la pauvrette, qu'elle est incapable de les protéger contre le serpent, si celui-ci les attaque ; et cependant elle craint davantage, quand elle n'est pas auprès d'eux. L'autre témoignage est l'ode II, 17 adressée à Mécène malade. On n'ignore pas que Mécène était de fragile santé. Pendant les trois dernières années de sa vie, il eut une fièvre continuelle et ne dormit plus (19). Sénèque le montre essayant, sans succès, d'appeler le sommeil par des symphonies de musiciens qui se faisaient doucement entendre (20). Vingt ans avant cette époque, il était déjà précocement vieilli, et une fois même ses jours avaient été en très grand danger. Comme ce sceptique, si dédaigneux de ce qui suit la mort, avait une peur horrible de mourir, il gémissait sans trêve. Horace lui reproche affectueusement des plaintes qui le désespèrent et, pour le réconforter, puisqu'un malheur partagé devient plus supportable, il s'engage à ne pas lui survivre. « Si, par un coup prématuré de la fortune, m'était ravie, en toi, la moitié de moi-même, qu'attendrait l'autre encore, ayant perdu tout son prix ? Que deviendrais-je, ne me survivant qu'à demi ?... J'irai, quand il le faudra, oui j'irai sur tes traces, prêt à faire avec toi le dernier voyage (21). » Le destin voulut qu'il tînt parole ; moins de deux mois après que Mécène fut mort, il suivait son ami au tombeau et était enterré à côté de lui sur le mont Esquilin (22).

Les raisons dernières de l’affection sont mystérieuses ; mais souvent les raisons apparentes expliquent déjà bien des choses. Ainsi l'on se rend un compte suffisant de ce qui pouvait plaire à Horace dans Mécène. Sénèque a laissé de celui-ci un portrait peu flatteur et injuste ; il a vu seulement en lui un indolent, dont la douceur n’aurait été que de la mollesse (23), un voluptueux à la mise efféminée et à la robe traînante (24), un débauché, presque un fanfaron de vices (25); car il avait besoin d'en faire l'antithèse de Régulus et de Caton. Mais au vrai c'était un homme d'esprit, un épicurien qui ne tenait au pouvoir que dans la mesure où le pouvoir n'est pas une gêne, qui adorait la poésie et avait horreur de poser, méprisait l'opinion populaire et se plaçait au-dessus des préjugés, que ce fût celui de la naissance ou celui de la sépulture, bref une grande intelligence (Sénèque est obligé de l'avouer (26)), qui aimait à cacher ses grandes qualités. Cette attitude a surpris et dérouté les contemporains. Mais Horace, à le fréquenter, à pénétrer dans son intimité, dut être ravi d'avoir si peu affaire à l'aristocrate et de trouver si souvent l'homme de ses préférences. Non que son attachement l'ait jamais aveuglé. Mécène, qui montrait tant de goût à choisir ses amis, en manquait totalement la plume à la main. Or si les écrivains de profession ont déjà de la peine à garder leur dignité, quand le protecteur des lettres se mêle d'être littérateur lui-même, combien n'en ont-ils pas davantage, quand il est par surcroît mauvais littérateur ! Un courtisan avait une belle occasion de caresser le faible de Mécène. Horace s'est défendu de la saisir ; il n'a jamais admiré de son ami ni les vers ni la prose. Il l'appelle docte sermones utriusque linguae (27), en quoi il se borne à constater ses connaissances ; mais il évite avec soin de glisser quelque allusion à ses ouvrages. Une fois cependant il lui parle d'une histoire qu'il doit composer sur Auguste (28) ; il ne lui en parle sans doute que parce qu'elle n'est pas encore faite. De ses autres écrits, pas un mot. Peut-on demander plus entre gens du monde ? Et se taire, quand l'interlocuteur attend un compliment, n'est-ce pas encore une manière d'exprimer sa pensée ?

C'est par ce tact, cet honnête savoir-vivre, cette affection sans vile complaisance, ce respect de soi jusque dans le désir de plaire, ce mélange de familiarité et de déférence ; d'abandon et de retenue ; qu'Horace, au milieu d'une société qui n'était pas la sienne, sut conquérir une place enviée, unique, et, ce qui est plus rare, l'ayant conquise, parvint à la garder. Il invitait sans façon Mécène à sa table et lui servait sans cérémonie son petit crû de la Sabine (29). Il riait, il plaisantait avec lui. Mais si Mécène, dans un moment d’oubli ou de mauvaise humeur, venait à formuler quelque exigence un peu forte, il résistait, décidé à ne pas la souffrir, et prêt, plutôt que d'accepter une sorte d'esclavage, à reprendre entièrement sa liberté. C'est ce qu'on vit bien le jour où il écrivit l'épître 7, qui se trouve être ainsi une pièce capitale pour définir les relations des deux amis. Ce jour-là, leur amitié passa par une crise; mais, comme il arrive, l'épreuve ne l'ayant pas brisée lui fut salutaire ; elle s'y trempa et en sortit fortifiée.


 
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— NOTES —

(1) Ep. I, 10, 8, vivo et regno, simul ista reliqui...; 14, 1, mihi me reddentis agelli; 18, 107 mihi vivam...!
 
(2) Sat. I, 6, 101.
 
(3) Sat. I, 6, 54.
 
(4) Philippes est du mois de novembre 42; l’introduction dans le cercle des amis de Mécène a lieu dans les derniers mois de 38 (cf. Cartault, Satires d'Horace, p. 21). C'est entre ces deux dates (fin de 42, fin de 38) que se place pour Horace la période d'épreuves ou, du moins, la période ingrate.
 
(5) Sat. I, 6, 48. - Cf. Suet., p. 44. Reiff. excitus a M. Bruto imperatore.
 
(6) Plus exactement de sang mêlé hybrida (v. 2); mais il est dit aussi graecus (v. 32). Il est tout grec en effet par l’esprit, la faconde, le penchant aux éloges hyperboliques, un certain tour poétique dans la flatterie ou la raillerie; il s'oppose ainsi à Rupilius, le représentant de l'invective latine, de ce qu'Horace appelle le vinaigre italien (italum acetum v. 32).
 
(7) Je la croirais pour ce motif composée sur le moment même, en Asie, au sortir de la séance où les deux adversaires avaient fort diverti les spectateurs. Mais elle dut être remaniée en 41 après le retour à Rome. Le mot proscripti du vers 1 n'a de sens qu'après la défaite de Philippes; les lippi et les tonsores du v. 3 font allusion aux oisifs de Rome et à leurs lieux de réunion, chez le pharmacien ou le barbier. Tout ce début est assez gauche et sent l'effort pour rendre un peu d'à-propos à un vieil ouvrage.
 
(8) Ainsi il n'a rien voulu conserver de ses graeci versiculi (Sat. I, 10, 31-32), sans doute ses premiers essais poétiques.
 
(9) Sat. I, 6, 47 sqq. - Cf. Cartault, ouv. cit., p. 6.
 
(10) L'allusion de ce vers à Brutus a été contestée (cf, Lejay, ed. petit in-16, p. 538, n. 5). Mais la place de placuisse entre belli et domi semble bien indiquer que les deux mots belli domique se rapportent au verbe et non à primis urbis.
 
(11) Carm. I, 6, 9 et 17 sqq.
 
(12) La biographie attribuée à Suétone l'indique en termes assez vagues.
 
(13) Tac., Hist., I,2.
 
(14) Sat. II, 1, 10 sqq.
 
(15) Carm. II, 12, 9 sqq.
 
(16) voir l’étude de l’épître 1.
 
(17) Epod. 1, 17.
 
(18) Epod 1, 19 sqq.
 
(19) Plin., N. H., 7, 172.
 
(20) Senec., de Provid., 3, 10.
 
(21) Carm. II, 17, 5 sqq.
 
(22) Horace mourut le 27 novembre de l'an 8 av. J .-C. Mécène avait dû mourir le 30 septembre précédent, si les calculs de Vahlen sont exacts: voir Hermès 33 (1898), p. 245. La restitution du texte de Suétone, qui y est proposée, est ingénieuse et très vraisemblable.
 
(23) Senec., Ep. 114, 8 : apparet mollem fuisse, non mitem.
 
(24) Senec., Ep. 114, 4 et 6 : etiam cum absentis Caesaris partibus fungeretur, signum a discincto petebatur... et comitatus hic fuit in publico, spadones duo, magis tamell viri quam ipse;- de Provid. 3, 10 : voluptatibus marcidus.
 
(25) Senec., Ep. 114, 4, vitia sua latere noluit.
 
(26) Senec., Ep. 114, 4, magni vir ingenii; 92, 35 habuit ingenium grande.
 
(27) Carm, III, 8, 5.
 
(28) Carm. II, 12, 9-12.
 
(29) Carm. I, 20, 1.



 

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