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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE IV - HORACE ET LES GRANDS


 

III. ÉPÎTRE 5 A TORQUATUS. - ÉPÎTRE 9 A TIBÈRE.

Un dernier mot sur cette épître. Reproche d'économie adressé à Torquatus. Jusqu'où va la liberté d'Horace avec les grands.
––––
Caractère de Tibère. Rapports d'Horace et de Tibère. Horace et Septimius. L'art d'écrire une lettre de recommandation.


 

AVANT de passer à l'épître 9, je dois m'arrêter encore un instant sur l'épître 5 à Torquatus, qui soulevait déjà, on se le rappelle, la question des rapports d'Horace avec les grands, Qu'Horace ait invité sans façon Torquatus à dîner, c'est ce qui ne nous étonnera point, puisqu'il agissait de même avec Mécène. Mais il y a plus; il fait la leçon à celui qu'il invite; il lui reproche ses préoccupations intéressées, son extrême économie, son goût d’entasser au lieu de jouir (1). Comme Torquatus était un personnage en renom, un orateur célèbre, la liberté a paru par trop forte, et Orelli se refuse à l'admettre ; il estime,que dans ce passage nous sommes en présence d'un développement général et non d'un précepte qui a son application particulière. Cependant il faut que le développement puisse se justifier; or il serait inexplicable, s'il ne visait en une certaine mesure le destinataire de l'épître. En outre, on s'aperçoit qu’il contient au moins un détail très précis: il est question des héritiers pour lesquels on a tort de garder sa fortune (v.13). Le même détail se retrouvant, je l'ai montré dans l'ode IV, 7 (v.19-20) adressée au même Torquatus, la leçon paraît bien être, dans les deux cas, une leçon personnelle. Et ce ne serait point si contraire à l'urbanitas qu'Orelli le prétend; le reproche d'économie, même excessive, n'était pas de ceux qui déplaisaient beaucoup aux Romains. Enfin, à supposer que la vérité fût un peu dure à entendre, nous savons maintenant, par la lettre précédente à Mécène, qu'Horace osait au besoin dire nettement sa pensée, même à de plus grands que Torquatus. C'est le caractère des Epîtres du premier livre que l'aisance et la franchise dont l'auteur use avec ceux qui l'entourent, quelle que soit leur condition ou leur rang.

A Tibère lui-même Horace ne craint pas de recommander le chevalier Septimius. Cette fois, il se fait moins libre, et plus discret ; des précautions sont nécessaires. Tibère n'était pas encore l'héritier de l'Empire, mais c'était un membre de la famille impériale, le beau-fils d'Auguste ; et puis c'était Tibère, un prince ombrageux, méfiant, de qui l'on pouvait dire plus justement que d'Octave ; cui male si palpere, recalcitrat undique tutus, « il se cabre, si la main le flatte à contretemps (2) ». On a noté son orgueil. « Il y avait en lui, dit Gaston Boissier, l'humeur insolente et farouche des Appii Claudii, ses aïeux, ce que Cicéron appelait l'appietas (3) » On a noté sa dissimulation ; non seulement il cachait sa pensée, mais il annonçait volontiers le contraire de ce qu'il voulait faire ; il recevait bien ses ennemis, accueillait mal ses amis ; plus tard, quand il fut au pouvoir, il employa la délation comme un instrument de règne, pour ne pas avoir l'air de frapper lui-même ceux dont il tenait à se débarrasser. On a moins souvent noté son indécision ; il flottait entre divers partis ; il était impossible de conclure avec certitude de sa conduite de la veille à sa conduite du lendemain. Il détestait la flatterie, et il avait peur de la franchise (4). Il sortait du sénat, écœuré de tant de bassesse et de servilité (5), disant que dans une cité libre il fallait que la langue et les pensées fussent libres (6) ; puis il punissait de mort Cremutius Cordus, pour avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains (7). Il lui arrivait de paraître indifférent aux méchants bruits répandus sur son compte (8), et en effet il excusait un Cotta qui s'était moqué de lui (9) ; mais il ordonnait d'étrangler Paconianus pour quelques vers (10). Il récompensait les délateurs, quitte à les châtier ensuite. Tantôt il exigeait, tantôt il défendait qu'on appliquât la loi de majesté. Après la mort de Séjan frappé par son ordre, il gracia M. Terentius qui osait s'honorer devant tout le sénat d'avoir été l'ami du condamné (11). Ces actions, et d'autres semblables, aussi incohérentes, faisaient parfois douter qu'il eût son bon sens (12). Il était à tout le moins étrange, énigmatique et déconcertant. Et les citoyens vécurent dans l'inquiétude de cette question toujours posée, jamais résolue : que veut le prince ? Il ne le savait pas bien lui-même. Une de ses lettres au sénat est caractéristique de son état d'esprit: « Que je meure, Pères conscrits, si je sais ce que je dois ou ne dois pas vous écrire (13) ».

Il est vrai, la peinture s'applique surtout à Tibère empereur, parce que c'est l'empereur surtout que ses historiens nous font connaître, et il est certain aussi que les traits s'accusèrent avec les années ; mais s'ils n'avaient été marqués en lui dès sa jeunesse, au moins à l'état de tendances, auraient-ils si fortement apparu dans l'exercice du pouvoir ? Les circonstances peuvent développer ce qui est en germe au fond de la nature ; encore faut-il que le germe existe ; et ce que nous entrevoyons des débuts du prince confirme cette loi de la vie. Fier et soupçonneux, hautain et concentré; taciturne, indécis pour lui-même, défiant à l'égard des autres, peu aimable, peu aimé, tout ce qu'il sera plus tard, quelque atténuation qu'on y apporte pour le présent, il l'est déjà plus ou moins aux environs de l'an 20, date de notre épître, au moment où il prépare son expédition d'Arménie. Et c'est à ce personnage au caractère obscur et compliqué qu'Horace avait à écrire. Quoique ses rapports avec lui fussent aussi bons qu'ils pouvaient l'être, il n'avait pour lui aucune réelle inclination. On le vit bien, quand il dut quelques années plus tard, lui adresser une ode à la demande d'Auguste. Il s'agissait alors de célébrer la campagne des Alpes et du Haut-Danube de l'an 15. Dans une pièce antérieure le poète avait fait sa part au frère cadet Drusus (14), mais il n'avait rien dit de l'aîné. Or, c'était justice qu'on rappelât aussi les exploits de Tibère, qui s'était bien conduit et avait remporté une brillante victoire sur les bords du lac de Constance. Horace se décide donc à le louer (15), mais il y met peu d'entrain ; on sent que le cœur n'y est pas. Soit qu'il fût ennuyé de revenir sur un événement qu'il avait déjà chanté, soit plutôt que l'homme ne l'inspirât guère, l'éloge n'occupe pas, semble-t-il, la place qu'il aurait dû. Le nom dé Tibère arrive assez tard dans le développement et d'une manière incidente. Il est d'abord question d'Auguste, puis de Drusus, d'Auguste encore dans la dernière partie; et c'est l’empereur, en fin de compte, non son beau-fils, qui domine l'ode entière. Tout cela, évidemment, est voulu; n'ayant pu laisser Tibère tout à fait de côté, Horace s'est arrangé pour le reléguer au second plan.

Pour en revenir à la campagne d'Arménie, nous avons vu ailleurs (16) que le chef de l'expédition était accompagné d'une troupe de jeunes Romains distingués qui formaient sa cohorte et comptaient bien, par ces relations quotidiennes, servir leurs intérêts pécuniaires et leur fortune politique. C'est même, on peut le croire, cet espoir d'avantages ultérieurs qui les engageait dans le commerce d'un homme pour lequel, autrement, ils auraient eu moins d'attrait. La même intention dut guider le chevalier Septimius, quand il sollicita, lui aussi, d'être attaché à la suite de Tibère. L. Müller suppose qu'il pouvait avoir simplement l’envie de courir le monde. S'il est le Septimius auquel Horace avait écrit la charmante ode (17) : Septimi, Gades aditure mecum et Cantabrum... et Barbaras Syrtes (Carm. II. 6), on constate en effet qu'il ne craignait pas les voyages. Cela ne veut pas dire qu'il les entreprenait par goût désintéressé et pour le seul plaisir de voyager. Ce n'était pas l'habitude des Romains, et il est plus probable qu'il avait, comme les autres, quelque arrière-pensée d'ambition ou le dessein secret de s'enrichir.

Quoi qu'il en soit, désireux d'aller en Orient et d'y aller avec Tibère, il avait prié Horace de s'entremettre en sa faveur. On s'explique qu'Horace n'ait pas mis à lui répondre beaucoup d'empressement, qu'il ait même cherché à se dérober (v.7). Mais, l'autre insistant, il ne crut pas possible de lui refuser jusqu'au bout son office, et il se résolut à cette tâche, quelque délicate qu'elle fût. Il s’en tira à merveille. Sa lettre est un chef d'œuvre de finesse, de tact, d'habileté, de bonne grâce. Il évite de se compromettre, et pourtant Septimius ne peut se plaindre qu'il en ait dit trop peu. Il semble prendre chaudement intérêt à la cause qu'il plaide, et cependant Tibère ne peut trouver qu'il en ait trop dit. Comme toujours, il trouve la note juste, la mesure. Il a un mot pour ménager les susceptibilités orgueilleuses de Tibère, un autre pour rassurer ses méfiances, un autre encore pour vaincre ses hésitations. La gens Claudia n'est pas de ces familles qui s'accommodent d'accueillir n'importe qui. Aussi bien, Septimius n’est-il pas le premier venu; il est chevalier de bonne naissance, fils d'un splendidus eques, parfaitement digne des honorables choix dont les Claudes s'entourent (v.4). Horace se garde bien d'énumérer tous ses mérites particuliers; ce serait une maladresse, comme le remarque M. Lejay (18). Il se borne à mentionner deux qualités, les plus générales ; fortem crede bonumque « Septimius est un homme de cœur et un homme de bien (v.13) ». Mais les épithètes fortis et bonus ont par elles-mêmes, beaucoup de sens et, comme elles sont placées à la fin de l'épître, le lecteur reste sous l'impression qu'elles ont fait naître, et achève en pensée ce que le texte a insinué sans le dire.

Une lettre de recommandation vaut surtout par l'art d'habiller les choses ; ce sont les broderies qui importent. Il faut donc noter l'ironie du début à l'adresse de Septimius, trop enclin à s'exagérer une influence dont il croit avoir besoin, la prudente et adroite façon dont Horace en revanche parle de son propre crédit (v.1-6), le soin qu'il met à ne pas porter ombrage au soupçonneux Tibère, à éviter même l'apparence de vouloir lui forcer la main ; puis la plaisante peinture de l'embarras où l’a jeté Septimius (v.7-12), la certitude qu'il a, quoi qu'il fasse, de mal faire, de manquer soit à la discrétion soit à l'amitié; la triste nécessité enfin où il est, entre deux maux, de choisir le moindre (v.10) et de se résigner, en sollicitant, à devenir un abominable effronté, pour ne pas paraître, en refusant de solliciter, un égoïste plus abominable encore.

Mais tout cela ne peut s'analyser. Une traduction même ne saurait donner de la pièce une idée suffisante. C’est au texte qu'il faut se reporter, pour en sentir l’agrément, la légèreté, l'aisance, l'esprit. Dans ce genre de lettres les nuances sont tout. Horace, si habile au jeu délicat des nuances, était né, comme Voltaire, pour écrire des lettres de recommandation.


 
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— NOTES —

(1) Ep. I, 5, 8 et 12-14.
 
(2) Sat. II, 1, 20.
 
(3) Boissier, Tacite, p.188.
 
(4) Tac., Ann. II, 87 : angusta et lubrica oratia sub principe, qui libertatem metuebat, adulationem oderat. Cf. aussi Suet., Tib., 27.
 
(5) Tac., Ann., III, 65 : quotiens curia egrederetur, graecis verbis in hunc modum eloqui solitum : « O homines ad servitutem paratos! »
 
(6) Suet. Tib., 28.
 
(7) Suet., Tib., 61.
 
(8) Suet., Tib., 28.
 
(9) Tac., Ann. VI, 5.
 
(10) Tac., Ann., VI, 39; cf. III, 49-51.
 
(11) Tac., Ann., VI, 8-9.
 
(12) Dio. LVII, 23.
 
(13) Suet., Tib., 67.
 
(14) Carm. IV. 4.
 
(15) Carm. IV. 14.
 
(16) voir l’étude de l’Epître I, 3.
 
(17) Selon le témoignage de Porphyrion.
 
(18) Lejay, éd; petit in-16; p. 491, n. 5.



 

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