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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE V - HORACE ET SES OUVRAGES


 

Il me reste à examiner trois épîtres, très différentes des épîtres antérieures. Celles-ci avaient entre elles des points de contact. Qu'est-ce qu'Horace, devenu sur le tard professeur de morale, recommandait à ses jeunes disciples, sinon cette étude de la sagesse à laquelle il venait de se vouer pour son compte avec la belle ardeur d'un néophyte ? Et qu'est-ce qui lui permettait de garder auprès des grands seigneurs sa liberté de sentiments et même de langage, sinon la ferme confiance qu'après avoir perdu leur faveur il saurait encore être heureux, ayant appris à modérer ses désirs et à se contenter de peu, s'il devait avoir peu ? Qu'il s'agît donc de ses rapports avec lui-même, avec la jeunesse, avec les grands, la philosophie servait de trait d'union et de lien entre toutes ces œuvres diverses. Celles que j'ai réservées pour la fin sont relatives à la publication ou à la défense de ses ouvrages ; ce sont des épîtres littéraires ; il n'y a plus trace en elles de préoccupation philosophique.

I. ÉPITRE 13. A VINNIUS.

A quelle occasion a-t-elle- été écrite ? Par qui est-elle portée ? La question de la lettre fictive.
Comment s'expliquent tous les détails de l'épître.


 

L’ÉPÎTRE 13 n'a pas en elle-même beaucoup d'importance; c'est un simple badinage. Son principal intérêt est de poser, comme l'épître 14, la question de la lettre fictive. Le destinataire, Vinius ou Vinnius (1), n'est-il qu'un destinataire apparent, ou même un personnage imaginaire ? Et le cadre n'est-il qu'une invention ingénieuse, dont l'auteur aurait très bien pu se passer ?

L'occasion de cette lettre est l'envoi qu'Horace fait à Auguste de quelques-unes de ses œuvres (2). Quelles œuvres ? Évidemment les trois premiers livres des Odes. Quoi qu'on ait dit, il ne peut guère y avoir de doute sur ce point. Le mot carmina, employé au vers 17 et qui s'applique exactement à la poésie lyrique, ne conviendrait ni aux satires si voisines de la prose, prose rythmée (sermo merus ou peu s'en faut), ni même aux épîtres, appelées elles aussi sermones (3) ; nous ne pouvons supposer chez Horace un tel abus de langage.

- Il y a d'autres preuves. L'expression du vers 13 fasciculus librorum indique qu'il ne s'agit point de pièces isolées et que plusieurs d'entre elles sont réunies en un « livre » : et ceci écarte l'hypothèse qu'il puisse être question d'épîtres antérieurement composées, aucune épître n'étant assez considérable pour constituer à elle seule cette division littéraire qu'on nomme liber (4). D'autre part le pluriel libri indique que plusieurs livres sont réunis en un « recueil », fasciculus (5): et ceci écarte l'hypothèse qu'Horace fasse allusion à ses satires, puisque les deux livres de satires ont paru presque certainement en deux recueils distincts (6). – Enfin comme le premier recueil satirique a été publié en l'an 35, ou au plus tard en 34, el le second avant les trois triomphes célébrés par Octave en août 29; comme d’ailleurs, sur les 20 épîtres qui composent le premier livre, 19 ne semblent pas remonter au delà de l'an 23, il faudrait donc que la 13e, si elle annonçait l'envoi de Satires, fût (par une exception non pas impossible à la rigueur, mais singulièrement étrange) plus ancienne de six ou sept ans que tout le reste de ses pareilles. Car de croire qu'elle accompagnerait l'envoi d'œuvres depuis longtemps déjà publiées, c'est ce qui ne peut être admis un seul instant. Horace aurait-il alors, avec tant de soin, cacheté celles-ci de son sceau (v.2 : signata volumina)? Et aurait-il adressé au prince un ouvrage qui ne fût pas dans son entière nouveauté ?

Ce sont bien les trois premiers livres des Odes qu'il fait parvenir à Auguste. Comment ? Par un intermédiaire. Il confie le paquet de poésies à un certain Vinnius et lui donne, au moment du départ, ses derniers avis, pour qu'elles arrivent sans encombre à destination. S'il n'a pu les remettre lui-même en main propre, on a le droit d'en conclure qu'il était à ce moment éloigné d'Auguste. On a donc supposé qu'il se trouvait dans sa villa de la Sabine, tandis qu'Auguste était à Rome, au Palatin. La supposition semble juste pour le poète, mais non pour l'empereur. Quelque ironie qu'il y ait dans l'exagération des fatigues que le voyage imposera au porteur, le vers viribus uteris per clivos, flumina, lamas (v.10) serait un peu ridicule, s'il ne s'était agi que d'aller des environs de Tibur à Rome, c'est-à-dire de faire moins de 40 kilomètres par une route dont la majeure partie est en plaine. Inversement, d'autres critiques ont pris le vers trop à la lettre, sans tenir compte de l'hyperbole plaisante ; pour justifier la mention des montagnes et des fleuves (7) et le déploiement d'énergie que l'auteur annonce comme devant être nécessaire, ils ont voulu faire passer les Alpes à Vinnius et l'expédier en Espagne, à la rencontre d'Auguste qui achevait de guerroyer contre les Cantabres (8). Mais comme l'ode III, 14 parle du retour d'Auguste en Italie (9), la publication du recueil des Odes et, par suite, l'envoi d'Horace ne peuvent être antérieurs à ce retour. Le plus vraisemblable, c'est que l'empereur séjournait alors dans l'Italie méridionale : sa santé laissait fort à désirer ; il venait de passer par une terrible crise de foie à laquelle il avait échappé contre toute attente. N'est-il pas naturel qu'il fût allé en Campanie, dans un pays qu'il aimait, chercher un climat doux pour achever de se rétablir ? C'est déjà dans la même région, auprès de la petite ville d'Atella, que six ans plus tôt, au retour de la campagne d'Actium et de l'expédition d'Asie, il était venu se reposer et soigner sa gorge malade; là déjà, coïncidence curieuse, qu'il avait eu la primeur d'un autre ouvrage, les Géorgiques récemment terminées, et que Virgile était venu lui lire. Horace a très bien pu profiter de l'occasion d'une convalescence, où le prince était de loisir, pour lui adresser le recueil de ses œuvres lyriques. Ou plutôt, Mécène a très bien pu lui conseiller cet envoi. Il n'y aurait là rien que de conforme au rôle que celui-ci a voulu jouer, d'intermédiaire entre les écrivains et Auguste, intermédiaire discret, mais doucement obstiné, qui attirait à lui les lettrés pour les donner à l'empereur. Dans cette extraordinaire séance de lecture que je rappelais un peu plus haut, et qui dura dit Suétone, quatre jours de suite, n'est-ce pas lui précisément qui avait assisté Virgile, relayant le poète quand il était fatigué (10) ? J'ai montré au chapitre précédent qu'Horace par lui-même se tenait volontiers à distance du prince. II aurait eu quelques hésitations avant de se décider à offrir ses poésies à Auguste, qu'il ne faudrait pas en être autrement surpris. En ce cas, Mécène était là pour les vaincre.

Mais s'il se hasarde, c'est avec prudence. On reconnaît ici l'homme qui ne veut pas faire l'important. Quand il annonce ses ouvrages, il refuse de mener grand bruit autour d'eux. Toutes ses recommandations à Vinnius se résument en une seule : « Sois discret » ; et il paraphrase à l'avance le mot de Talleyrand « Pas de zèle ».

Ne studio nostri pecces odiumque libellis
Sedulus importes opera vehemente minister (v.4-5)

Que Vinnius choisisse son moment pour aborder César; qu'il s'informe si le prince est en bonne santé, de bonne humeur. Même alors, qu'il ne remette les rouleaux qu'autant qu'on les lui demandera. Qu'il n'aille pas répétant partout avant l'audience qu'il porte des poésies admirables. S'il ne se sent pas capable de bien remplir son message, qu'il jette le paquet en route plutôt que de commettre une maladresse (v.7-9).

C'est sans doute cette crainte manifeste d’être indiscret qui a donné à penser que le cadre de l'épître était de pure invention et Vinnius lui-même, un personnage imaginaire. On s'est dit qu'une lettre fictive à un certain Vinnius était pour Horace une manière de s'adresser à Auguste avec un surcroît de précaution. S'il y avait quelque importunité dans la démarche, la faute en retombait sur l'intermédiaire supposé, et d'ailleurs l'agrément de la fiction était de nature à faire pardonner une excessive hardiesse. Je répondrai que rien dans l'épître, absolument rien, n'autorise à croire que Vinnius ait été inventé de toutes pièces pour les besoins de la circonstance. Faute de preuve du contraire, nous devons admettre qu'il a existé. Aussi ne va-t-on pas d'habitude jusqu'à nier son existence. Mais alors on veut voir en lui, sinon un servus tabellarius (ce qui est impossible en effet, puisque ayant les tria nomina il est de naissance libre et citoyen) du moins un homme du commun, semblable au Volteius Menas de l'épître 7, ou plutôt encore quelque paysan sans éducation, quelque rustre de la Sabine, exposé à faire toutes les sottises. Les raisons sur lesquelles on s'appuie se devinent aisément. Comme Vinnius a le surnom d'Asina, Horace le compare il un âne qui, ayant reçu sur le dos une charge qui le blesse, heurte brutalement de son bât à droite et à gauche, ou trébuche en chemin et risque de briser tout ce qu'il porte. Or la comparaison se comprend mal, semble-t-il, si elle s'applique à une personne de quelque culture. De plus, Horace donne à Vinnius toute sorte de conseils sur la façon dont il devra se conduire, et avant d'être arrivé auprès du prince, et une fois admis en sa présence; il lui parle comme à un homme qui a besoin de leçons, qui ignore le bon ton et les usages. En réalité, il lui aura donné ces conseils de vive voix; mais il veut avoir l'air de les lui donner par écrit et il lui adresse une lettre, que ce brave campagnard est sans doute incapable même de lire.

J'avoue que je ne suis pas convaincu par tous ces arguments. D'abord est-il bien sûr que Vinnius n'a pu prendre connaissance de la lettre ? Admettons qu'il manquât d'usages et de manières ; s'ensuit-il qu'il ne dût point savoir lire ? Les gens complètement illettrés n'étaient peut-être pas beaucoup plus nombreux alors en Italie, surtout dans le voisinage d'une grande ville comme Rome, qu'ils ne le sont aujourd'hui même dans certains pays d'Europe, en Russie par exemple (11) ; et pourtant l'on ne prétendra pas qu'aucun, paysan russe ne puisse recevoir une lettre et la lire. Que notre épître ait été écrite surtout pour Auguste, c'est trop clair ; mais cela ne veut pas dire qu'elle n'ait pas été écrite aussi pour Vinnius, tout paysan qu'on le suppose.

Je vais plus loin, et il ne m'apparaît point démontré que Vinnius ait été nécessairement un vulgaire paysan. Le surnom d'Asina ne prouve rien (12), pas plus que la façon dont Horace plaisante à ce sujet. Combien de surnoms romains ont commencé par être des sobriquets ! Mais ils n'avaient rien d'offensant, parce qu'à moins d'une circonstance spéciale on ne songeait plus à leur signification première. Macrobe nous dit qu’Asina et Scrofa étaient des surnoms appartenant aux meilleures familles : viris non mediocribus cognomenta sunt (13). Et il ajoute (le renseignement, il est vrai, est donné par lui seul) qu'Asina était un surnom de la gens Cornelia. En tous cas un surnom analogue, Bestia, était porté par l'illustre famille des Calpurnii. Et, je le répète, ce qui était raillerie au début, avait cessé de l'être. Il fallait, pour rappeler l'intention moqueuse, une raison particulière, comme celle qu'Horace peut avoir dans l'épître 13, où, en veine de badinage, il s'amuse à jouer sur les mots. Si ce badinage ne paraît pas des plus fins, c'est que l'urbanité romaine, même chez les gens d'esprit, ne ressemblait guère à ce que nous entendons aujourd'hui par ce nom. Horace lui-même en fournit d'autres exemples; les satires I, 5 et I, 8, le montrent ne s'effarouchant point du tout, que dis-je ? se déclarant enchanté (14) de facéties qui veulent être drôles et qui sont simplement grossières. Auguste, de son côté, sous prétexte de rire (inter alios iocos), donnait à Horace certaines appellations qu'on lira dans Suétone et auxquelles je me contente de renvoyer le lecteur (15). D'autres fois il le plaisantait sur la rotondité de son ventre, sans plus le ménager qu'Horace ne ménageait Vinnius Asina. On pouvait donc avoir la main un peu lourde, même entre amis, sans que personne s'en étonnât ou y trouvât à redire.

Mais si Vinnius est un ami, les conseils de bonne tenue, de savoir-vivre ne s'expliquent plus guère. Pourquoi non ? Horace continue de s'amuser afin d'amuser aussi Auguste ; il s’efforce visiblement dans cette épître de mettre en belle humeur le prince convalescent, pour lui faire mieux accueillir l'envoi de ses poésies. Il exagère, pour rire, l'incivilité de son ami, comme il a exagéré les fatigues du voyage. Et puis, sous l'exagération, il y a peut-être tout de même une part de vérité. J'inclinerais à croire que Vinnius est quelque voisin de campagne, l'un de ces bons propriétaires des environs, qu'Horace aimait tant à recevoir à sa table et avec lesquels il passait, dit-il, des soirées divines (16). Ces cultivateurs à demi bourgeois ; débris de la classe moyenne, ne sont pas sans instruction ; ils lisent, ils réfléchissent, puisqu’Horace s'entretient avec eux des principaux problèmes de la philosophie pratique ; mais on comprend qu'ils n'aient pas l'habitude du grand monde, l'art de se présenter avec la distinction et l'aisance d'un citadin; ils demeurent un peu empruntés. En revanche gens de cœur, serviables, désireux d'obliger, pleins de zèle d'un zèle même intempestif et maladroit; ils ont le défaut de leur qualité; leur obligeance ignore la mesure. C'est contre ce défaut qu'Horace veut mettre en garde l'ami trop empressé (sedulus minister, v.5). Ainsi s'expliquent tous les détails de la lettre, sans qu'on ait besoin de recourir à l'hypothèse d'une lettre fictive.

Nous sommes ramenés à une réflexion que j'ai déjà exposée. Le mérite des épîtres d'Horace, c'est qu'elles sont des épîtres. Elles peuvent concerner d'autres que le destinataire; mais il ne faut pas commencer par exclure le destinataire lui-même. Et c'est parce qu'elles le concernent lui aussi, qu'elles sont vivantes. Le plus souvent nous ne savons rien; ou si peu que rien, du personnage auquel elles s'adressent; et cependant de la pièce presque toujours ressort une figure, qu'il est aisé de reconstituer dans ses traits essentiels ; nous n’avons pas affaire à un vague correspondant ; à peine distinct de ses semblables, mais à une individualité qui nous intéresse d'autant plus que nous pouvons la préciser davantage. C'est ce genre d'intérêt que présente, il me semble, l'épître 13.


 
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— NOTES —

(1) Vinnius dans les meilleurs mss et dans Porphyrion; Vinius dans les inscriptions.
 
(2) v. 2 : Augusto reddes signata volumina.
 
(3) Ep. II, 1, 250; Suet., p. 46 Reiff.
 
(4) Il n'en est pas de même de libellus, qui peut avoir les deux sens: réunion de plusieurs pièces (cf. v. 4), mais aussi pièce isolée (cf. Sat. I, 4, 71). Dans la Sat. I, 10 v. 92, libello se prête aussi bien à l'une qu'à l'autre acception.
 
(5) Ces libri sont les volumina du vers 2. Les rouleaux, liés par une sangle ou fasccia, forment le fasciculus librorum.
 
(6) Cartault, Satires d'Horace, p. 44-47.
 
(7) A côté des montagnes et des fleuves, il est fait aussi mention, dans le vers 10 de lamae « fondrières » ou plus exactement «flaques d'eau» (Pseudo-Acr. : Lama est aqua in via stans ex pluvia; dicit lamas lacunas maiores continentes aquam caelestem). A lui seul le choix de ce terme familier, peut-être populaire, qui rabaisse spirituellement l'emphase du vers; après les grands mots clivos et flumina, et replace les choses au point, ne permet pas que l'on songe à une traversée des Alpes.
 
(8) Mommsen, Hermès, XV p.105 note 1.
 
(9) Carm, III, 14, 3 : Caesar Hispana repetit Penates Victor ab ora.
 
(10) Suet., p. 61 Reiff. C'est pour cette lecture que Virgile composa le préambule du 3° livre des Géorgiques, morceau ajouté après coup, mais de grande importance; placé entre les Géorgiques finies et l'Enéide qui commence, il résume le passé et annonce l'avenir.
 
(11) rappel : ce texte a été publié en 1914... (N. du W.)
 
(12) Il s'agit bien d'un surnom hérité, et non d'un sobriquet d'occasion dont le père de Vinnius aurait été affublé. P. Lejay (ouv. cit., p. 502, n. 8) est obligé, pour défendre son opinion, de faire de cognomen un simple équivalent de signum. Il vaut mieux laisser au mot son sens précis. - Sur la question, assez obscure, des noms que portait Vinnius, cf. L. Müller, éd. de Vienne, p. 103.)
 
(13) Macrob., Saturn. I, 6, 28 et 29.
 
(14) Sat. I, 5, 70 : prorsus iucunde cenam producimus illam.
 
(15) Suet., p. 45-47 Reiff.
 
(16) Sat, II, 6, 65 sqq.



 

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