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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 


 

CONCLUSION


 

SI l'on excepte les trois épîtres relatives aux ouvrages du poète et qui, littérairement, sont d'un intérêt secondaire, toutes les autres contiennent un enseignement pratique sur l'art de se conduire soit avec les grands, soit avec soi-même. Il semble d'abord, la majorité des hommes n'ayant pas l'occasion de vivre avec les grands, que le premier point ne puisse avoir qu'une portée restreinte. Et il est bien vrai qu'Horace s'adresse surtout à une élite, aux fils de famille, aux jeunes ambitieux d'alors qui ne reculaient pas, pour « arriver », devant les bassesses profitables. Mais dès qu'il s'agit d'ambitieux, la leçon s'applique à toutes les époques et s'étend plus loin qu'on ne pense. Chacun, ou presque chacun, sans vivre avec de très grands personnages, peut être amené à vivre avec de plus grands que soi. Chacun, dans la carrière plus ou moins brillante qu'il poursuit, peut être tenté par des ambitions plus ou moins hautes, avoir des convoitises et des appétits plus ou moins exigeants. Que nous aurions donc intérêt à méditer le précepte: est modus in rebus, et qu'il nous serait profitable, aussi, d'avoir devant les yeux la conduite même du poète ! car Horace ne s'est pas borné à nous donner un conseil de mesure, il l'a suivi pour son compte, et il a montré par ses actes comment, dans les circonstances difficiles de la vie, on parvient à sortir d'embarras, sans rien sacrifier de sa dignité. Il a été souvent traité de courtisan: je me suis expliqué à ce sujet. C'était n'avoir pas lu la septième épître; elle fait le plus grand honneur à son caractère, puisqu'il s'en dégage nettement cette conclusion, qu'il y a deux choses, surtout, que nous devons savoir jalousement défendre, si elles sont menacées : notre fierté et notre indépendance.

Quant à l'art de vivre avec soi, il est dominé par le même principe, dont la conduite avec les grands n'était qu'une application particulière. Il se résume d'un seul mot, la modération. C'est toujours le est modus in rebus. La formule nil admirari, sous son apparence plus philosophique, ne signifie pas autre chose. Ne s'étonner de rien, cela veut dire, en effet, ne s'attacher trop fortement à rien, ne se laisser aller ni à désirer ni à craindre, savoir se posséder, garder l'équilibre, éviter les excès. Horace n'avait encore que vingt-quatre ou vingt-cinq ans, que déjà il recommandait aux autres et mettait personnellement en pratique cette prudence et cette possession de soi. Belles vertus, qu'on ne trouve guère à cet âge, l'avouerai-je ? qu'il n'est pas souhaitable de trouver seules à un âge, auquel ne messied pas un peu d'entrain et de fougue. C'est pourquoi elles conviennent mieux à la période des Épîtres qu'à celle des Satires. Mais Horace n'avait pas attendu d'avoir cessé d'être jeune, pour être parfaitement raisonnable et modéré. Sa morale apparaît dès le premier jour ce qu'elle sera jusqu'au dernier: sibi constat. Preuve évidente qu'elle sortait du fond même de son tempérament et que, sans l'aide d'Aristote, il l'eût encore atteinte. Plus tard, ce qui était chez lui un goût naturel se transforma en règle réfléchie; l'instinct devint un principe conscient. Et cette fois je reconnais que les philosophes y furent pour quelque chose. Ils lui fournirent la formule elle-même, τo μηδεν θανμαζεiν, qui remonte à Démocrite ou même à Pythagore, et Aristote le confirma dans son opinion sur la nécessité de tenir le juste milieu. Il n'en reste pas moins qu'aucun moraliste ne s'est identifié comme lui avec sa morale et qu'il a été, par excellence l'homme de la modération.

Que vaut cette morale ? On lui adresse des reproches; on la juge médiocre, terne, vulgaire, sans idéal. Elle fait, dit-on, une vie tranquille et moyenne; elle ne fait pas une vie noble, grande et belle. – Cependant qu'est-ce que ce précepte de se contenter de son sort d'accepter sa condition et, pour cela, de se détacher des choses, sinon (je ne parle plus du stoïcisme) le précepte même de Port-Royal : ne mettre son âme à rien ? Et je sais bien que Port-Royal, quand il exhorte le chrétien à se détacher des choses, veut l'attacher davantage à Dieu et aux autres hommes en Dieu, et espère ainsi lui gagner le salut éternel ; qu'Horace au contraire ne blâme l'attachement aux choses que comme un obstacle au bonheur individuel, égoïste, et cherche seulement le moyen d'être heureux ici-bas. Je sais aussi qu'Horace, quand il prie les dieux dans sa maison de campagne, leur demande ce qui est nécessaire à son existence matérielle, mais refuse de les implorer en ce qui concerne les biens de l’âme (car ces biens intérieurs, il se croit assuré de les acquérir sans le secours d'en haut), et que rien n'est donc plus éloigné de son esprit que la « grâce » selon Port-Royal. Toutefois, par moments, sa morale fait penser à une autre, plus élevée qu'elle-même ; et c'est déjà un mérite.

Est-il même vrai qu'elle soit sans noblesse? Le mépris de l'argent, des honneurs, du pouvoir, des vaines agitations, et des vains désirs, de tout ce qui éblouit l'esprit et trouble le cœur des hommes, n'est point d'une âme basse. Et peut-on dire aussi qu'elle soit sans vigueur ? Que d'efforts n'exige pas la lutte contre notre nature, toujours portée à recevoir des choses une impression trop vive ! Que d'efforts pour arriver à se posséder soi-même ! Elle fait donc encore appel à l'énergie et n'est point seulement un pâle soleil d'hiver sans chaleur. Assurément elle ne conduira pas jusqu'à l'enthousiasme ; le nil admirari s'y oppose ; et il faut de l'enthousiasme pour certaines entreprises. Mais, au total, ces entreprises sont rares. Dans les autres, qui sont le grand nombre, l'homme ardent et exalté jugera mal, agira mal; il risquera d'être un fléau pour la société, qu'il sauverait en temps de crise. Horace prépare l'homme de tous les jours, non celui des occasions exceptionnelles.

En somme, sa morale n'est peut-être pas de tous les âges, elle n'est certainement pas de toutes les circonstances. Mais elle convient aux gens mûrs, à la moyenne de l'humanité, au train courant de la vie ; cela suffit pour qu'elle ait son importance. Nous comprenons en outre qu'elle soit populaire; elle présente la médiocrité de fortune, qui est le sort de la plupart des hommes, comme devant être la loi de l'existence bonne et saine. Dès lors, il n'y a plus à se désespérer de l'humble condition où l'on est si souvent réduit, puisqu'on trouve en elle un motif de se résigner gaiement à ce que l'on a; elle relève, une situation que la nécessité vous impose, et l'embellit jusqu'à en faire une sorte d'idéal. Et enfin, Horace nous offre l'exemple de sa propre vie. Ayant mis lui-même dans cette médiocrité toutes ses espérances et tous ses rêves, et, après l’avoir obtenue, ayant su s'y borner, sans vouloir ressembler à tant d'autres dont l'ambition grandit à mesure que le succès leur vient, il a rencontré le bonheur, un bonheur complet : l’exemple est encourageant. J'ajouterai qu'un des grands charmes du recueil tient justement à ce que l'on se sent en présence d’un homme heureux. Ce sentiment vous pénètre. Il peut y avoir des lectures plus fortifiantes, celles où se peint l'existence d'un homme aux prises avec la fortune contraire et obstiné à la vaincre ; il n'y en a pas de plus agréable, ni de plus reposante. Cette fin de la vie d'Horace, soit à Rome, au milieu d'amitiés délicates et parmi des jeunes gens qui lui sont attachés, soit surtout à la campagne, dans une retraite où il apprend à vieillir en acceptant les inconvénients de l'âge et en modérant de plus en plus ses passions, c'est vraiment la fin d'un sage ; c'est un beau soir tranquille, dont la paix descend lentement, doucement, dans l'âme du lecteur.



 

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