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HORACE vu par Jules LEMAÎTRE

extrait des "CONTEMPORAINS"

 


 
OH ! celui-là n'est pas du tout «  d'actualité ». Il n'a pas eu la chance de Virgile, dont l'immortalité est entretenue par deux contresens sublimes et par un mot profond qu'il n'a peut-être pas dit. Après avoir été le plus cité et le plus traduit des poètes anciens Horace en est aujourd'hui un des plus délaissés. Et pourtant...

Ecoutez cette odelette d'Horace que je ne choisis point parmi les plus connues :

« Si jamais un seul de tes parjures avait eu pour effet de déformer un de tes ongles ou de noircir une de tes dents,
« Je croirais à tes serments, ma chère. Mais plus tu les violes, et plus tu es belle et plus tu excites l’universel désir.
« Si bien que tu trouves finalement ton compte à te jouer des cendres de ta mère, et des dieux immortels et des astres silencieux.
« Vénus en rit, les nymphes en rient, et Cupidon s'en amuse, en aiguisant ses flèches sur un grès ensanglanté.
« Et toute une génération grandit pour toi et t'assure de nouveaux esclaves, sans que, du reste, tes anciens adorateurs aient le courage de déserter ton seuil impie.
« Et, de plus en plus, les mères et les pères économes te redoutent pour leurs fils; et les jeunes femmes tremblent que ton odeur ne détourne leurs maris. »

(Notez que ma traduction est médiocre et que la grâce des strophes saphiques en est forcément absente.)

Ecoutez encore ceci :

« Citoyens ! Citoyens! cherchez l'argent d'abord ; la vertu, si vous avez le temps ! » Voilà ce que répètent les hommes de Bourse entre les deux Janus. Tu as du cœur, des mœurs, de l’éloquence, de la probité. Par malheur, il te manque cinq ou six mille sesterces pour être chevalier : tu seras peuple. Mais les enfants chantent dans leurs rondes « Tu seras roi si tu fais bien. » « N’avoir rien, à te reprocher n’avoir jamais à pâlir d’une mauvaise action, que ce soit là ton inexpugnable citadelle. »

Et ceci encore :

« Le poète n'est point avare ni cupide… il se moque des perles d'argent ; il ne trahira point un ami ; il ne dépouillera point un pupille ; il vit de fèves et de pain bis... Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants ; il défend leur oreille contre les propos grossiers ; il forme leur cœur par de belles maximes ; il leur enseigne l'humanité, et la douceur… Il console le pauvre et celui qui souffre. Et c'est lui qui apprend aux jeunes gens et aux jeunes filles de belles prières. »

Serait-ce par hasard Chaulieu ou Désaugiers que vous rappellent ces passages, pris entre cent d'égale qualité, et dont j'ai affaibli, bien, malgré moi, la beauté solide ?

La malchance d’Horace, c’est d'avoir été, pour quelques chansons bachiques et quelques développements de philosophie bourgeoise, accaparé par les chansonniers et par les vieux messieurs des académies provinciales de jadis.

Grâce à quoi, on l'a enfin pris lui-même tantôt pour un membre du Caveau et tantôt pour un vieux monsieur dans le genre du regretté Camille Doucet. Or cela est absurde, et jamais on ne vit maître plus différent des disciples qu'il eut à subir.

Car, d'abord rien n'est moins « artiste » qu'un membre de la Lice chansonnière et il se pourrait qu'Horace fût dans ses vers lyriques le plus purement artiste des poètes latins. Ses Odes sont, à la vérité, des odelettes parnassiennes. Savantes et serrées, d’une extrême beauté pittoresque et plastique, elles n’ont pas grand’chose de commun, à coup sûr avec les chansons de Béranger. Et les vers des Satires et des Epîtres ne ressemblent guère, davantage à ceux d'un Andrieux ou d'un Viennet. Ils rappelleraient plutôt, par la liberté et l'ingénieuse dislocation du rythme, les fantaisies prosodiques de Mardoche ou d'Albertus ; je parle sérieusement.

Joignez qu'Horace a, le premier, introduit dans la poésie latine les plus belles variétés de strophes grecques, sans compter certaines combinaisons de vers qui lui sont, je crois, personnelles. En sorte qu'il fait songer à Ronsard infiniment plus qu'à Boileau.

Secondement, il n'est pas d'animal plus timide ni plus esclave de la tradition qu'un chansonnier gaulois ou un retraité qui traduit Horace. Or le véritable Horace fut, en littérature, le plus hardi des révolutionnaires. Il traita les Ennius. les Lucilius et les Plaute comme Ronsard et ses amis traitèrent les Marot, les Saint-Gelais et les auteurs de « farces »et de « mystères. » D'esprit plus libre, d'ailleurs, que les poètes de la Pléiade, Horace fut, à tort ou à raison, ce que nous appellerions aujourd'hui un enragé moderniste. O imitatores, servum pecus! et Nullius addictus jurare in verba magistri, sont des mots essentiellement horatiens.

Enfin, rien n'est plus plat ni plus borné que la sagesse d'un chansonnier bachique ou d'un rimeur de l'école du bon sens. Or, le véritable Horace a bien pu se qualifier lui–même, par boutade, de pourceau, d’Epicure: vous savez que l'épicurisme n'est nullement la philosophie des refrains à boire ; et celui d'Horace est, finalement, d'un stoïcien qui n'avoue pas.

C'est que, chez les âmes bien situées, l'épicurisme et le stoïcisme, et généralement tous les systèmes, ont toujours abouti aux mêmes conclusions pratiques.

On trouve dans Horace les plus fortes maximes de vie intérieure, de vie retirée et retranchée en soi, supérieure aux accidents, attachée au seul bien moral et l’embrassant uniquement pour sa beauté propre.

Soldat de Brutus, il accepta le principat d'Auguste par raison, par considération de l'intérêt public ; mais il fut, ce semble, moins complaisant pour l'empereur et pour Mécène et sut beaucoup mieux défendre contre eux sa liberté et son quant-à-soi que le tendre Virgile. Ce fut un homme excellent, un fils exemplaire, un très fidèle ami et une âme ferme sous une tunique lâche et sous des dehors à la Sainte-Beuve.

Ce que j’en dis est du reste, bien inutile. On n'en continuera pas moins, j’en ai peur, à le prendre pour un vulgaire « bon vivant » ou pour une espèce de vieil humaniste enclin aux amours ancillaires et à le confondre presque avec ceux qui dans les provinces reculées, le traduisent encore en vers sans y rien comprendre…

Jules Lemaître

 


 
extrait de LES CONTEMPORAINS — (Études et portraits littéraires. Septième série) — Figurines (Deuxième Série)
 
[ Scan + OCR à partir de la numérisation en mode image disponible sur le site de la BNF ]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en novembre 2003 ]

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