ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 2
 
C’est assez de la neige et de l’horrible grêle
Que nous lança le Père : en frappant de sa main
Rougeoyante les saintes collines, il a fait craindre
A notre Ville,
 
Il a fait craindre aux Nations, le funeste retour
Du siècle de Pyrrha témoin d’affreux prodiges,
Quand Protée emmena paître tout son troupeau
Sur les montagnes
 
Et que la race des poissons se suspendit à l’orme
Où la colombe avait coutume de nicher,
Tandis que les timides daims nageaient sur la
Plaine inondée.
 
Nous avons vu le Tibre fauve, ramenant
Ses ondes violemment loin du rivage étrusque,
S’en aller renverser la Regia et le temple
De la Troyenne
 
En colère, Vesta, dont il se prétendait
Hautement le vengeur : il déborde et s’étend,
Contre l’aveu du Père, sur sa rive gauche,
Fleuve femelle.
 
La jeunesse apprendra, éclaircie par nos crimes,
Qu’on aima mieux pointer sur ses concitoyens
Un fer qui aurait dû plus justement servir
Contre les Perses.
 
Quand l’empire s’écroule, à quel dieu notre peuple
Recourra-t-il ? Quelle prière les Vestales
Adresseront-elles à la déesse aujourd’hui sourde
Aux chants sacrés ?
 
Qui Jupiter chargera-t-il de la mission
D’expier le crime ? O viens, nous t’en prions, Augure,
Couvrant d’une nuée ton épaule éclatante,
Viens, Apollon !
 
Ou toi, si tu préfères, souriante Erycine,
Autour de qui le Jeu et le Désir volètent ;
Ou, si de tes neveux, de ta race oubliée,
Tu prends pitié,
 
Mars, qui t’es tant repu de spectacles cruels,
Toi que charment les cris, les casques bien polis,
Et l’atroce regard du soldat maure à l’ennemi
Ensanglanté ;
 
Ou si, changeant de forme et descendant sur terre,
Tu t’incarnes en un homme et acceptes, ô fils
De Maïa bienfaisante, le titre de vengeur
De Kaisar.
 
Retourne tard au ciel ; puisse ta joie longtemps
Habiter parmi nous, peuple de Quirinus,
Sans que, las de nos vices, une trop prompte brise
Ne te remporte.
 
Trouve plutôt plaisir à goûter ici-bas
De grands triomphes, à être appelé Père et Prince ;
Et sans vengeance ne laisse pas les Mèdes chevaucher,
Kaisar en tête !

• TRADITION

Dans cette « ode civique », Horace salue en Octave Auguste, véritable dieu incarné, le sauveur dont Rome a un urgent besoin.

• OBJECTION

Puisque, de l’avis général, l’ode a été écrite après Actium (on hésite entre –29 et –27, date la plus probable), dans un temps où tous les meurtriers du dictateur chauve ont été éliminés conformément au serment de son fils, comment Horace peut-il encore parler d’« expier le crime » (v. 29) et, plus clairement encore, de « venger César [Kaisar] » (v. 43-44) ?

• PROPOSITION

L’expression du v. 44, Caesaris ultor fait double, et même triple sens : en apparence, elle appelle à venger le meurtre du premier César ; en réalité, il s’agit de venger le double meurtre de Catulle et de Calvus commis par le feu dictateur (scelus, 29), et également de tirer vengeance du second César, qui reproduit son père en pire.

• JUSTIFICATION

Il eût été clairement suicidaire d’exprimer sans voile un tel point de vue. Aussi la ruse du poète est-elle à la hauteur de son audace. De même qu’il recourra parfois à la technique presque indétectable du changement de locuteur à l’intérieur d’une même pièce (ainsi I, 19), de même procède-t-il ici subrepticement à un brusque changement d’interlocuteur au tout dernier vers de l’ode (in cauda uenenum : cf. l’épode 6), tout en donnant l’impression que depuis le vers 41 il s’adressait déjà à ce même César Auguste (cf. Augur Apollo, 32), qu’il désignerait enfin en clair par ces mots : Te duce, Caesar.
Mais si le « dieu incarné », avatar terrestre de Mercure, fils de Maïa, ne se confond pas avec le vainqueur d’Actium, qui peut-il donc bien être ? Souvenons-nous que dans l’ode liminaire Horace plaçait la poésie au-dessus de tout, et considérait les poètes inspirés comme divins (v. 30). Et cela en opposition symétrique avec la profonde aversion que, dans cette même pièce, il nourrissait secrètement contre le Prince et ses séides. Or, la présence sous-jacente de Virgile, qui n’a d’ailleurs échappé à aucun commentateur, est ici au moins aussi forte que dans l’ode précédente. Horace se souvient ostensiblement en particulier de la première géorgique, en espérant, faut-il croire, que le lecteur en aura percé à jour les véritables intentions, farouchement anti-octaviennes sous des apparences contraires.
Un mot doit nous arrêter ici, c’est iuuenem au v. 41, trop mécaniquement traduit par « jeune homme », alors qu’à Rome on est iuuenis jusqu’à 47 ans, avant de devenir senior. Or, si Octave a sept ans de moins que Virgile, il n’empêche que celui-ci en –27 n’est âgé que de 43 ans. Rappelons-nous d’autre part que dans la si impressionnante supplication qui clôt la première géorgique, Virgile demande aux dieux de « ne pas empêcher cet homme (hunc iuuenem) de porter secours à ses contemporains abattus ». Naturellement, les exégètes avec un bel ensemble ont identifié « cet homme » au fils de César, sans voir que tout le contexte (et le latin même : hunc, démonstratif de la première personne) portait plutôt à l’assimiler au poète lui-même. Horace nous ramène donc à une saine lecture des Géorgiques. N’était-il pas bien indiqué, de plus, que Mercure, fils de Maïa, s’incarnât en Virgile/Vergilius, puisque plusieurs biographies disent que sa mère s’appelait Maïa, et que d’autre part la mère de Mercure comptait au nombre des Vergiliae, ou Pléiades ?
Il résulte logiquement de là que le « crime » évoqué au v. 29 ne peut référer aux Ides de mars, dont César fut victime, mais bien au double assassinat de Catulle et Calvus, qu’il perpétra en secret quelque temps auparavant, et que Virgile dénonce à mots couverts dans les Bucoliques. Le mot scelus n’est pas repris par hasard à l’avant-dernier vers de l’ode suivante pour stigmatiser aussi le meurtre du Poète.
Que l’on puisse attribuer au plus grand poète de Rome « de grands triomphes », et le reconnaître comme « père » et comme « prince », c’est-à-dire « premier », cela ne scandalisera que les adorateurs de la force brute, et n’étonnera pas en tout cas les lecteurs du célèbre prologue de la troisième géorgique, où Virgile se dépeint précisément en triomphateur (et noter le primus réitéré, v. 10-12).
Reste toutefois une difficulté, car comment Virgile, qui ne commande pas d’armée, pourrait-il être appelé à la rescousse contre les Mèdes ? La terrible sixième strophe (v. 21-24) peut nous aider à résoudre l’énigme, à condition de voir que, sous une apparente généralité, elle dénonce un scandale bien précis : dans les années qui précédèrent Actium, lorsque Marc Antoine se lança dans une difficile campagne contre les Parthes (alias les Mèdes, ou les Perses), Octave se garda bien de lui apporter un soutien autre que superficiel, préférant réserver ses forces pour la guerre civile à laquelle il se préparait déjà. Octave fut donc en l’occasion l’allié objectif des lointains Perses, auxquels Horace en veut certes moins qu’à ce Perse intérieur, contre lequel, tel le Parthe se retournant dans sa fuite, il décoche cette flèche mortelle. Ainsi se recouvrent le ultor du v. 44 et le inultos du v. 51 : tirer vengeance de César-Auguste et tirer vengeance des « Mèdes », c’est une seule et même chose.
Mais le terme de « vengeur  » (ultor) apparaissait dès le v. 18, dans un passage souvent mal compris, essentiellement parce qu’au lieu d’analyser Iliae, 17 comme une épithète se rapportant à Vestae, 16 (« Vesta la Troyenne »), on veut y voir un nom propre (Ilia ou Rhéa Silvia, la mère de Rémus et Romulus), cela en relation avec l’adjectif uxorius (v. 19-20), faussement entendu comme « mari docile », alors que, comme on sait, Ilia (après son suicide) ne fut pas épousée par le Tibre mais par l’Anio. Si donc il n’est question ici que de Vesta, il s’ensuit qu’uxorius, attribué au Tibre, réfère plutôt à un trait de caractère propre aux épouses (de comédie, bien sûr), à savoir l’esprit de contradiction vis-à-vis du mari (d’où notre traduction : « fleuve femelle »). Mais le Tibre étant ainsi fortement personnifié, il faut se demander qui il est censé représenter, et (outre sa blondeur, flauom, 13 : Octave tirait sur le blond, cf. Suét. Aug. 79, 4) le mot ultorem est là pour nous renseigner. Car quel est donc cet individu qui vient frapper Rome en plein cœur, tout en (sens de la conjonction dum, 17) se proclamant son vengeur, en même temps que le vengeur de ce César dont il détruit l’ancienne demeure, la Regia ? Comme par hasard, l’inondation du Tibre eut lieu le lendemain même de l’attribution à Octave du nom d’Auguste, malignement rappelé au v. 32, augur Apollo.
On ne s’étonne pas que « Jupiter désapprouve » un tel comportement (Ioue non probante, 19), comme si, derrière ce Père-là (Pater, 2), se cachait plus ou moins le père du monstrueux « Vengeur », un père qui n’épargna guère la Ville et les Nations (strophes 1-3 : l’indignation se cache sous l’humour), mais qui a engendré bien pire que lui : noter la structure : misit Pater, 2… Vidimus flauom Tiberim, 13… : on espérait qu’avec la mort du premier César la paix civile reviendrait, mais le cauchemar recommence.

 
 
 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]