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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 24
 
Peut-il connaître honte ou mesure, le regret
D’une tête si chère ? dicte des chants de deuil,
O Melpomène, à qui le Père concéda
La voix limpide et la cithare.
 
Quintilius dort donc d’un sommeil éternel ?
Honneur, ô vertu veuve, ô toi, sœur de Justice,
Loyauté sans mélange, ô toi, Vérité nue,
Quand trouverez-vous son égal ?
 
De tous les gens de bien il fait couler les larmes,
Et de toi entre tous, Virgile, son ami,
Dont en vain la piété (hélas, comment y croire ?)
Réclame aux dieux Quintilius.
 
Mais quoi ? si sur ta lyre encore mieux qu’Orphée
Tu trouvais des accents à émouvoir les arbres,
Le sang reviendrait-il irriguer ce fantôme
Que de son affreuse baguette
 
Le dieu sourd aux prières pour ouvrir les destins,
Mercurius, a poussé devers son noir troupeau ?
C’est dur : mais la patience rend léger ce qu’il
Serait impie de corriger.

• TRADITION

Horace déplore avec Virgile la mort, naturelle ou accidentelle, de leur ami commun Quintilius, grammairien et critique littéraire sans égal.

• OBJECTION

Admettons, en faisant la part de la convention, que Virgile avait besoin qu’on lui rappelle cette vérité première que les morts ne ressuscitent pas. Mais fallait-il en plus le mettre en garde contre l’impiété et le sacrilège (v. 19-20) ? Fallait-il surtout se rendre complice avec lui d’un blasphème aussi patent que le frustra pius (v. 11), «  ta piété inutile réclame aux dieux Quintilius » ? à moins encore que l’expression n’équivaille à impius (frustra au sens de « faussement » : cf. par exemple Plaute, Amph. 974 ; voire Ov., Mét. V, 152, occulté) ?

• PROPOSITION

La disparition de Quintilius n’est due ni à une maladie ni à un accident : on l’a tué.

• JUSTIFICATION

Virgile impie, blasphémateur ? Il n’existe qu’un moyen d’éviter une telle énormité, c’est de considérer que les « dieux » en question sont les mêmes que dans l’ode I, 11, d’ailleurs reliée à celle-ci par un triple écho : scire nefas, 1 : cf. ici corrigere est nefas, 20 ; quem… finem di dederint, 1-2 : ici quis modus… dedit, 1-4 ; melius quicquid est pati, 3 : ici leuius fit patientia / quicquid, 19-20. Si ces dieux à qui Virgile demande des comptes ne sont autres, comme en I, 11, que le Jupiter terrestre, du même coup le poète s’en trouve dédouané, mais c’est bien sûr aux dépens de ce « Jupiter » qui s’arroge le droit de vie et de mort, sans tolérer la moindre critique : corrigere, 20, par allusion à l’activité de critique littéraire qu’exerçait le défunt.
« Nous ne permettons pas à Jupiter, par notre crime, de déposer ses foudres furibonds », constatait amèrement l’Ode au Vaisseau de Virgile (I, 3, 39-40). Or, l’écho assez flagrant de ce neque / Per nostrum patimur scelus… à notre leuius fit patientia… nefas (étant question dans les deux cas de crime et de patience ou d’endurance), permet peut-être de mieux saisir la tonalité des deux passages qui jouent l’un et l’autre sur un quiproquo concernant la divinité : s’agissant du Jupiter terrestre, si nous ne « tolérons » pas, c’est-à-dire si nous ne courbons pas l’échine, il tue ; si c’est le dieu authentique, soyons courageux dans l’adversité (I, 24), sachant que, quoi qu’il arrive, le crime sera puni (I, 3 ; cf. aussi I, 28, 30-36).
Maintenant s’explique la curieuse incise non ita creditum, 11, à propos de laquelle les exégètes se divisent entre deux interprétations aussi déplaisantes l’une que l’autre : « tu ne le leur avais pas confié pour cela », ou, plus sermonneur : « oublies-tu que les dieux ne te l’avaient que prêté ? ». Il serait plus décent d’entendre par exemple : « ce n’est pas ce que l’on veut nous faire croire officiellement », donc, et en même temps, « comment y croire ? ». Virgile aura plaidé en vain auprès d’Auguste la cause de Quintilius, coupable, on le supposera, de quelque crime de « lèse-majesté » : le présent poscis plonge ses racines dans un passé récent, quand il n’était pas encore trop tard.
Cette sorte de leurre temporel se retrouve aux v. 16-19. Sous prétexte en effet que le v. 15 évoque une uana imago, un cadavre, la tradition, avec un bel ensemble, entend le v. 17 comme un refus de ramener le mort à la vie : « Mercure intraitable pour ouvrir aux prières les destins ». C’est ne pas voir que le v. 16 opère un retour en arrière pour se placer juste avant l’instant fatal où la baguette de Mercure (ici tenue par le Prince) va s’abattre sur la victime, suspension où se situa précisément l’intercession de Virgile. Il faut dire que l’expression fata recludere, « ouvrir les destins », est admirablement calculée pour autoriser soit le sens de « ressusciter », soit, avec tout de même un peu plus de vraisemblance, celui de « tuer » (fata en son acception courante de « mort » : « ouvrir la mort » ; ou encore : « trancher les destins », comme on tranche la glèbe, humum recludere, ou une poitrine, pectora recludere).

 
 
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