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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 9
 
On ne voit pas les pluies se répandre toujours
Sur les champs hérissés, les coups de la bourrasque
Tourmenter sans répit la mer Caspienne,
Ni aux rivages d’Arménie
 
Ami Valgius, la glace inerte persister
A longueur de saisons ; d’éternels Aquilons
Ne secouent pas les chênes du Garganus
Ni n’arrachent leurs feuilles aux ornes.
 
Toi tu poursuis toujours sur des rythmes plaintifs
Mystès qui n’est plus là ; ni quand Vesper se lève
Ni quand il fuit le soleil dévorant,
Tes amours ne se donnent relâche.
 
Cependant le vieillard qui vécut trois vies d’homme
Ne pleura pas sans fin l’aimable Antilochus,
Pas plus que les parents de Troïlus
Ni ses sœurs ne se consumèrent
 
En larmes perpétuelles. Enfin, gémir est lâche.
Cesse de lamenter ; chantons plutôt ensemble
Les trophées extraordinaires d’Auguste
Kaisar : le Niphate et l’Euphrate
 
Par ses soins ajoutés aux nations vaincues,
Ce fleuve condamné à baisser son débit
Et les Gélons à chevaucher modestement
Dans des espaces rétrécis.

• TRADITION

A Valgius qui ne se console pas de la mort d’un jeune esclave favori, Horace conseille la modération, et demande de s’intéresser plutôt, avec lui, aux succès militaires d’Auguste.

• OBJECTION

Une interprétation aussi plate ne s’accorde ni avec la grave solennité de l’ouverture, ni avec l’évocation, nettement disproportionnée, d’Orphée et Eurydice dans la troisième strophe, ni avec le choix des deux exemples mythologiques dans la quatrième, exemples qui illustrent des homicides, et en aucun cas des relations amoureuses. La pièce dans une telle hypothèse sonne si faux que des exégètes parmi les meilleurs en viennent à regarder la mort de Mystès, et Mystès lui-même, comme une pure fiction, et un amusant prétexte pour courtiser l’empereur.

• PROPOSITION

Mystès cache Virgile, dont l’ode dénonce l’assassinat.

• JUSTIFICATION

– Mystès signifie « l’initié ». Horace, qui considérait la poésie comme une véritable initiation, un sacerdoce (cf. III, 1, 1-3), n’aurait pu choisir un pseudonyme mieux adapté pour le prince des poètes, P. Vergilius Maro, dont l’anagramme court d’ailleurs sous les vers 9-10 : Tu semper urges flebilibus modis / Mysten ademptum nec tibi Vespero… (et 11 : amores). – Ces vers 9-10 répondent à un passage de l’ode I, 24, situé précisément à la même place du poème, et où Horace interpelle Virgile à l’occasion de la mort (pour le moins suspecte) de Quintilius, leur ami commun : flebilis y correspond à notre flebilibus, et Vergili à Mysten.
– L’évocation, si pathétique, d’Orphée pleurant Eurydice, ne se fait qu’à travers un écho appuyé à Virgile (Géorg. IV, 465-6, 507) : là, Orphée figurait (secrètement) le poète Catulle pleurant Calvus ; dans l’ode I, 24, c’était Virgile lui-même pleurant Quintilius ; ici Valgius pleurerait son mignon ? Autant que d’Horace, Valgius, on le sait, était un intime de Virgile.
– Horace, faisons-lui confiance, se sera certainement soucié de fournir au lecteur attentif des repères suffisants, quoique, bien entendu, voilés, pour dater sa pièce post mortem Vergili. Et de fait, il a multiplié les références à l’Orient, qu’il s’agisse de la Caspienne, de l’Arménie, de l’Euphrate, du Niphate ou des Gélons. Ce qu’il engage Valgius à chanter, c’est, prétend-il, « les nouveaux trophées », orientaux donc, remportés par Auguste. Or, de tels trophées, celui-ci ne se put vanter qu’à deux reprises : la première en l’an -29, quand il obtint son triple triomphe, la seconde en -19, quand il rentra à Rome après une tournée de trois ans en Orient, couvert d’une gloire frelatée… et sans le grand Virgile, qu’il avait rencontré, ou convoqué, sur le chemin du retour, et embarqué d’autorité sur son navire personnel, d’où le poète n’était ressorti que mort (ou agonisant : les versions divergent). Mais qu’il ne puisse s’agir de la première occasion, c’est ce que nous confirment aussi bien la précision noua (« nouveaux ») que le titre d’Auguste que porte ici l’empereur, et qui ne lui fut décerné qu’en janvier -27.
– Alors, les deux dernières strophes s’aiguisent : « qu’est-ce que la perte de Virgile à côté des immenses victoires de notre Auguste ? Chantons sa gloire au lieu de pleurnicher. ». Mais ces victoires, en même temps, le poète s’en moque subtilement : mise en relief de l’adjectif noua, qui incite à redoubler son sens (« nouveaux », mais aussi, avec ironie, « d’un nouveau genre ») ; inversion, trop emphatique, du titre Caesar Augustus ; terrible ambiguïté du participe additum ; miracle du fleuve obéissant aux ordres ; oxymore exiguis… campis, appliqué à des tribus qui chevauchent sur des steppes immenses…
– Si l’auteur, par mesure de précaution, a dû feindre de ne pas être personnellement concerné par ce deuil, reste que le pluriel cantemus (« chantons ») influe rétroactivement sur le singulier desine (« cesse »), et que l’allusion aux épreuves du Garganus, promontoire de son Apulie natale, l’associe discrètement au chagrin de Valgius.

 
 
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