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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 1
 
Je hais la foule des profanes et m’en écarte.
Tenez vos bouches closes, place au prêtre des Muses :
Aux jeunes gens, aux jeunes filles
Je veux dédier la primeur de mes chants.
 
Les rois par la terreur gouvernent leur cheptel :
Jupiter sur les rois règne en maître suprême,
Lui qui triompha des Géants,
Lui qui de son sourcil meut l’univers.
 
Il arrive qu’un homme aligne en ses sillons
Plus de vignes qu’un autre ; que dans une élection
Tel se targue de sa noblesse,
Et qu’un plus vertueux, qu’un plus glorieux
 
Se mette sur les rangs ; tel a plus de clients…
Mais la Nécessité sous une égale loi
Tire au sort les grands et les humbles.
Tous les noms sont remués dans la grande urne.
 
Celui qui sur sa tête impie sent suspendu
Un glaive nu, aucun délice de Sicile
Ne pourra flatter ses papilles,
Nul chant d’oiseau, nulle cithare au monde
 
Ne pourront l’endormir. La douceur du sommeil
Ne se détourne pas des plus humbles chaumières,
D’un coin d’ombre au bord d’un ruisseau,
Ni d’un vallon qu’agitent les Zéphyrs.
 
Quiconque à l’essentiel sait borner ses désirs
N’a pas à s’inquiéter des tempêtes marines,
De l’Ourse ou du Chevreau, quand l’une
A son coucher, l’autre au lever sévit.
 
Il se rit des grêlons qui flagellent la vigne,
Comme du sol trompeur dont les arbres tantôt
La pluie accusent, tantôt les astres,
La canicule ou les hivers trop rudes.
 
Les poissons dans la mer se sentent à l’étroit
A force de ciments et de moellons qu’y jette
Toute une armée d’entrepreneurs
Et d’ouvriers, au service d’un maître
 
Qu’ennuie la terre ferme ; mais Menaces et Crainte
Suivent partout ce maître ; l’Angoisse monte sur
Sa trirème garnie d’airain,
Et s’assoit en croupe quand il chevauche.
 
Si donc sont impuissants pour soulager nos maux
La pierre de Phrygie, la pourpre dont l’éclat
Aux astres le dispute, le Falerne
Et les coûteux parfums achéméniens,
 
Pourquoi me construirais-je un palais à la mode
Sur de hautes colonnes qui suscitent l’envie ?
Pourquoi changer mon val sabin
Contre des biens tellement encombrants ?

• TRADITION

Horace chante sur un ton solennel l’égalité de tous devant la mort, la vanité des richesses et de la compétition sociale, le bonheur du Sage qui sait purifier sa conscience et borner ses désirs.

• OBJECTION

Ces thèmes sont familiers à la philosophie, et il n’y a rien de bien extraordinaire de la part d’un poète à proclamer qu’il n’échangerait pas son modeste bonheur contre tout l’or du monde. Alors, pourquoi ce ton si élevé, sacerdotal même ? pourquoi annoncer « des poèmes encore jamais entendus » ?

• PROPOSITION

La « cacozélie invisible » renouvelle profondément la poésie traditionnelle et exige du lecteur « un religieux silence » (Fauete linguis, 2), s’il ne veut pas demeurer avec la foule profane (profanum uolgus, 1) sur le parvis du temple, mais vraiment pénétrer dans le sanctuaire. Ici comme dans la toute première des odes, des attaques ciblées contre le Prince se dissimulent sous d’ostensibles généralités.

• JUSTIFICATION

L’Ennemi est enveloppé dans les rets d’un savant système d’échos. Citons notamment Phrygius… Achaemenium… permutem, 41-47, face à Achaemenes… Phrygiae… permutare, II, 12, 21-23 (un échange sarcastiquement proposé par Auguste, locuteur de la pièce) ; Falerna / Vitis, 43-44 et Sabina, 47, face à Falernae /… uites et Sabinum, I, 20, 10-11 et 1 (antithèse Horace–Auguste) ; Sabina encore, face à Sabinis, II, 18, 14 (et tout le thème du pauper se moquant de l’insolence du Riche) ; Necessitas, 14 et Caementa, 35, face à Caementis… Necessitas, III, 24, 3-6 (avertissement lancé au Riche suprême). Ce Riche suprême, Romain sans conteste, n’en trahit pas moins par son style de vie et ses conceptions les valeurs spécifiquement romaines, et c’est ce qu’indiquent des vocables tels que Phrygius, 41 et Achaemenium, 44, dont le premier tend à l’assimiler à un Troyen, préparant ainsi le discours de Junon en III, 3, et le second à un Parthe comme en I, 2 et I, 38.
Particulièrement denses sont les correspondances avec l’ode II, 16 : présence de la Sicile ; idée que les richesses ne guérissent pas l’angoisse ; vision de Cura (« l’Angoisse », « le Souci ») s’attachant à sa proie en tous lieux, aussi bien à bord d’un navire que sur la selle d’un cheval ; bonheur d’une vie simple ; dédain du poète pour le uolgus, catégorie où Horace range un certain Grosphus, alias Vipsanius Agrippa, que le poète ne sépare pas mentalement, on le sait (cf. I, 6 ; II, 15), de son impérial maître, classé ici même parmi « le vulgaire ». Avec toutes les précautions qui s’imposent, naturellement. Mais regardons la chose de plus près.
Dès la deuxième strophe, il est affirmé que, si « les rois effrayants » (regum timendorum) traitent leurs peuples comme du cheptel, ils ne sont eux-mêmes que du cheptel aux yeux de Jupiter. Or, ces rois refont surface, au singulier cette fois, dans la cinquième strophe sous la forme de son avatar le Tyran, dont Denys de Syracuse, évoqué par Siculae dapes (« les mets siciliens ») représente le prototype. Le qualificatif impia, bien mis en relief par le contre-rejet, fait écho au profanum du premier vers, dénonçant ainsi le tyran comme l’expression par excellence du uolgus : l’impertinence est grande !
Mais du tyran de Syracuse au tyran de Rome, il n’y a qu’un pas, que l’on est bien obligé de franchir si l’on veut rendre compte de l’intrusion d’un élément étranger dans une ode toute préoccupée par les réalités romaines. L’intime collusion entre le tyran et le vulgaire doit d’ailleurs nous rappeler l’ode I, 38, rendue présente dès le premier vers par la reprise du verbe odi, « je hais ». La proclamation Odi profanum uolgus apporte en effet la réplique presque exacte à cette profession de foi que nous attribuions à Auguste : Persicos odi… apparatus, avec tout ce qu’elle implique. D’un côté : « je hais la vulgarité », de l’autre : « je hais ces raffinements "orientaux" que sont la recherche, la distinction, l’effort d’élévation spirituelle et morale ». Auguste était d’ailleurs sicilien à sa manière, puisqu’il avait baptisé « Syracuse » la retraite qu’il s’était ménagée dans ses appartements (Suétone, Vie d’Auguste, 72, 4).
Quant aux insomnies qui tourmentent les puissants, la doxa préfère bien sûr penser aux célèbres insomnies de Mécène plutôt qu’à celles d’Auguste, pourtant dûment enregistrées par le même Suétone (ibid. 78, 3-4). Elle évite aussi de relever des faits aussi significatifs que l’insistance du poète sur le mot dominus, « maître » (v. 36-38), l’ambivalence syntaxique d’une expression telle que dominusque terrae / Fastidiosus (qui donc peut se dire dominus terrae ?), ou encore l’ambiguïté de la formule Timor et Minae / Scandunt, où le couple allégorique peut aussi bien représenter le Maître lui-même, avec son pouvoir de vie et de mort (cf. timendorum, 5), que l’atra Cura, cette « noire Angoisse » qui le dévore intérieurement. Si grande est la crainte qu’inspirent les tyrans, fussent-ils morts depuis bien longtemps…

 
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