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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 6
 
Il te faudra expier les fautes de tes aînés,
Romain, tant que tu n’auras pas remis à neuf
Les sanctuaires délabrés des dieux,
Leurs temples et leurs statues noircies de suie.
 
Tu dois l’empire à ton respect envers les dieux :
Ramène à cela tout principe et toute fin.
Les dieux délaissés ont causé
Mille maux à l’Hespérie endeuillée.
 
Pacorus, Monésès : deux fois déjà leurs troupes
Ont brisé nos assauts qui bafouaient les auspices.
Ils pavoisent d’avoir ajouté
Nos dépouilles à leurs étroits colliers.
 
Cette Ville livrée à ses dissensions,
Le Dace et l’Ethiopien ont failli la détruire,
L’un qui comptait sur ses vaisseaux,
L’autre sur la valeur de ses archers.
 
Féconde en crimes, notre époque aura d’abord
Corrompu le mariage, la famille, les enfants :
C’est la source d’où le désastre
A submergé la patrie et le peuple.
 
La vierge apprend très tôt les danses d’Ionie,
Maquille son visage et sa nature même,
Et depuis sa plus tendre enfance
Rêve déjà d’amours incestueuses.
 
Bientôt, dans les banquets où son mari s’enivre,
Elle cherche des amants plus jeunes, sans même choisir
Celui à qui, loin des flambeaux,
Elle offrira ses hâtives faveurs.
 
A la commande, ouvertement, elle se lève
Sous les yeux du mari, pour suivre un négociant,
Quelque loup de mer espagnol,
Qui achète comptant son déshonneur.
 
Elle était née d’autres parents, cette jeunesse
Qui teignit l’océan du sang carthaginois
Et abattit Pyrrhus, l’immense
Antiochus et le sinistre Hannibal.
 
Ces braves étaient fils de soldats paysans :
On leur avait appris à retourner les mottes
Avec le hoyau sabellin
Et à porter le bois coupé, sous l’oeil
 
D’une mère sévère, à l’heure où le Soleil
Change l’ombre des monts et détache du joug
Les bœufs fatigués, ramenant
Sur son char qui s’enfuit l’instant béni.
 
Que ne dégrade pas le passage du Temps ?
Moins bons que leurs parents, les nôtres nous ont faits
Bien plus méchants, et nous aurons
Des descendants pires que nous ne sommes.

• TRADITION

Horace soutient l’œuvre courageuse d’Auguste qui restaurait les temples et préparait des lois sur le mariage et la famille.

• OBJECTION

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le propagandiste manque un peu d’enthousiasme…
Lisons la dernière strophe. Alors que les guerres civiles sont terminées et qu’Auguste a tout pouvoir pour mettre en place ses réformes, comment Horace peut-il clore sur une note aussi sombre, aussi désabusée, quasi désespérée, non seulement cette pièce particulière, mais l’ensemble impressionnant que constituent les six Odes Romaines ?

• PROPOSITION

Le scepticisme du poète tient essentiellement à une raison qu’explicite l’ode III, 24 : à quoi servent des lois sans l’exemple ? De même, à quoi bon relever matériellement les temples et les autels si l’on bafoue en permanence le bon droit, la piété, la justice ? Auguste, qui est la source même du mal romain (hoc fonte, 19), ne peut prétendre sans imposture qu’il y apportera remède. Non, ce dont les Romains ont besoin, ce n’est pas d’un despote qui les courbe sous le joug, c’est de liberté et de dignité. Mais l’autocratie est bien assise, d’où ce noir pessimisme.

• JUSTIFICATION

L’ode est distribuée en trois mouvements de quatre strophes, dont le dernier procède par des généralités qui, en attaquant tout le monde, semblent ne viser personne. Il fallait au moins cela au poète pour donner le change sur ses véritables intentions, lesquelles percent dangereusement sous la surface des deux mouvements précédents. Car comment, en lisant le vers 5 : Dis te minorem quod geris imperas, l’empereur n’aurait-il pas eu l’attention alertée par ce verbe imperare qui réfère à son titre d’imperator ? Et si la seule justification de son pouvoir repose sur la vertu de piété, l’alibi qu’il se cherche en réparant matériellement les temples suffira-t-il à faire oublier l’impiété radicale de celui qui prétend s’égaler aux dieux ? Accusation qui, on l’a vu, revient comme un leitmotiv à travers les Odes.
De cette impiété découlent directement les guerres civiles qui ont endeuillé l’Italie (v. 7-8), et qui elles-mêmes sont la cause des deux défaites successives subies devant les Parthes, selon la strophe 3. On songerait de prime abord au désastre de Carrhes si celui-ci n’avait eu lieu avant l’éclatement de la guerre entre César et Pompée, et si la mention de Pacorus et de Monésès ne référait au double échec d’Antoine, par lieutenants interposés, en -40 (L. Decidius Saxa) et -36 (Oppius Statianus). Dans le désastre de Carrhes Octave n’était certes pour rien, puisqu’il n’avait que dix ans à l’époque ; dans les deux autres défaites il avait sa part de responsabilité, et ces vers dénoncent par implication l’inaction bien connue dont il fit preuve en l’occasion, et sa mauvaise volonté à venir en aide à Antoine aux prises avec les Parthes (cf. I, 2, 21-24).
Les quatre strophes centrales nous font pénétrer au cœur même de l’abcès, c’est-à-dire dans la maison impériale, en concentrant et superposant une série d’allusions qui paraissent s’exclure les unes les autres, alors qu’en fait elles se renforcent pour transpercer la cible. L’accusation première est celle-ci : « Féconde en crimes, notre époque aura d’abord / Corrompu le mariage, la famille, les enfants ». Or, les Romains avaient-ils la mémoire si courte qu’ils eussent oublié, dix ou quinze ans après, la manière pour le moins spéciale dont Octave avait épousé Livie, en l’enlevant, enceinte de sept mois, à son mari, et alors que sa propre femme était sur le point d’accoucher ?
Avec la strophe suivante on ne quitte pas la famille d’Auguste, s’il est vrai que l’écho de matura uirgo… iam à un passage de l’Enéide qui évoque la fille unique du roi Latinus (iam matura uiro, En. VII, 53) tend à nous faire songer à la fille unique du maître de Rome, bellantis tyranni… adulta uirgo, comme dit celui-ci dans l’ode III, 2 (v. 7-8), cette Julie qui n’avait guère que seize ans au moment de la publication des Odes, mais qui ne tardera pas à défrayer la chronique scandaleuse. Le style ici est particulièrement dense, jouant sur plusieurs ambiguïtés : de l’adjectif matura (« mûre », ou « précoce »), de la forme artibus (ablatif de ars, « la science, l’artifice », ou de artus, « les membres »), de l’expression tenero ungui (« jusqu’au bout des ongles », ou « depuis sa tendre enfance »), voire de l’adjectif incestus, qui peut se prendre au sens large de «  impur », mais désigner plus spécifiquement l’inceste ; or, on sait que l’empereur Caligula prétendait que sa mère Agrippine était issue des amours incestueuses entre Auguste et Julie (Suétone, Vie de Caligula, 23, 2).
Dans la strophe 7, la jeune fille est mariée (comme l’était Julie), et se cherche « des amants plus jeunes ». Plus jeunes qu’elle, entend spontanément la doxa : mais comme elle n’a que quatorze ou quinze ans, il est plus vraisemblable que le comparatif iuniores renvoie soit à l’âge de son mari (mais le mari de Julie, Marcellus, avait sensiblement le même âge), soit à celui de ses précédents partenaires, désignés plus haut par incestos : ce qui tendrait à confirmer ce mot dans l’acception d’« incestueux ». Le père abusif est voilé sous un prudent pluriel. Grave accusation, donc, mais qui se redouble peut-être d’une autre, concernant la relation adultère entre Auguste et Terentia, comme le suggérerait le parallélisme entre le tableau dressé par cette strophe 7 et celui qu’offre la fin de l’ode II, 12 telle que nous avons cru pouvoir la décrypter.
La strophe 8 rappelle étrangement certaine accusation portée par Marc-Antoine à l’encontre d’Octave (Suétone, Vie d’Auguste, 69, 2 : « il avait, sous les yeux du mari, fait sortir de table pour la conduire dans sa chambre la femme d’un consulaire »), et qui, Jérôme Carcopino l’a bien montré, concerne la future impératrice ; gardons-nous de traduire sans réfléchir conscio, 29 par « consentant » ou « complice », alors qu’il peut tout aussi bien, et mieux, souligner que le mari voit cela, et n’y peut rien. Retour à Livie par conséquent (après les vers 17-18), mais afin de mieux montrer à quel point cette femme et son ravisseur étaient faits pour s’entendre (ceci à la suite de Virgile : Bucol. VIII, 32), le poète a perfidement combiné au souvenir de cette aventure l’allusion à une autre infamie, où Octave pour le coup tenait le rôle inverse. Car c’est encore Suétone (Vie d’Auguste, 68, 1) qui, au nombre des divers opprobres que l’on reprochait au jeune triumvir (uariorum dedecorum, écrit-il : cf. ici dedecorum, 32), a consigné le bruit selon lequel celui-ci aurait « prostitué à Aulus Hirtius pour 300.000 sesterces sa vertu déflorée par César » ; cela se passait en Espagne, d’où, supposerons-nous, la précision du vers 31, gratuite autrement.
Accusations en l’air ? rumeurs ? ragots ? calomnies ? Admettons que l’autorité d’un historien comme Suétone ne serait pas suffisante pour accréditer de telles turpitudes, mais Horace, lui, était bien renseigné, et il engage sa parole de prêtre des Muses (Musarum sacerdos, III, 1, 3). Qui plus est, il a la caution de Catulle et de Virgile, l’un et l’autre écrivant comme lui sous le manteau de la « cacozélie invisible », tant la chose était risquée. Tous les trois ont payé assez cher leur témoignage : on doit les croire.

 
 
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