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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 12
 
On est bien malheureuse quand on n’a pas le droit
De jouer à l’amour ni de noyer ses peines
Dans la douceur du vin sans qu’un oncle fouettard
De ses sermons vous terrorise.
 
C’est lui, l’enfant ailé de Cythérée, c’est lui,
Néobulé, qui prend ta corbeille et tes toiles :
Le travail de Minerve te tombe des mains devant
L’éclat d’Hébrus de Lipara,
 
Quand le Tibre a baigné ses épaules huilées.
Il chevauche bien mieux que Bellérophon même ;
Et nul ne peut le vaincre, malgré son handicap,
Ni à la course, ni à la boxe.
 
Habile par surcroît à cribler de ses traits
Les cerfs dont le troupeau fuit à travers la plaine,
Et prompt à recevoir le sanglier caché
Dans l’épaisseur de la broussaille.

• TRADITION

Sous la forme de ce qui est probablement, mais pas nécessairement, un monologue intérieur, Horace exprime sa sympathie pour une jeune fille de bonne famille brimée dans son amour pour Hébrus par une éducation trop stricte.

• OBJECTION

La sympathie du poète pour Néobulé est loin d’être acquise, et contredirait d’ailleurs III, 6, 21-32. L’impossibilité même de déterminer si c’est lui ou elle qui s’exprime entraîne une sorte d’effet de résonance fort ironique, comme si la plainte était immédiatement subvertie par sa parodie.

• PROPOSITION

Terentia récrimine contre les règles sociales qui réprouvent sa tapageuse liaison avec Auguste.

• JUSTIFICATION

A soi seul, le choix d’un pseudonyme comme « Néobulé » constitue une déclaration de guerre, puisque c’est le nom de cette fille de Lycambès contre laquelle Archiloque (et Horace se place en successeur d’Archiloque) écrivit des iambes incendiaires.
Un remarquable réseau de correspondances relie d’ailleurs les pièces « érotiques » du livre III : dans l’ode 7, Astérie est fascinée par Enipée, ce sosie d’Hébrus ; la Lydia de l’ode 9 a pour amant Calaïs, ce bel « Enfant » qui brille comme un astre ; intraitable pour son mari, Lyké écoute complaisamment les sérénades du prétendant (ode 10) ; Lydé en 11 fuit son mari et ne veut que « jouer » (ludere : comme ici Néobulé, v. 2), tout comme Pholoé dans l’ode 15 (v. 12) ; aucune barrière ne peut protéger Danaé contre la concupiscence de Jupiter (ode 16) ; Glycère, en 19, est mariée à un mari trop vieux pour elle (seni… Lyco, 24), qui rappelle l’oncle fouettard par qui Néobulé se dit persécutée, etc.
L’oncle, qui est ici l’empêcheur de tourner en rond, représentait à Rome la morale traditionnelle, et a essentiellement valeur de symbole. Pour une femme mariée à un mari plus âgé, c’est en celui-ci qu’il s’incarne tout naturellement. Ou, dans le cas présent, on peut songer au poète lui-même, qui ne cesse dans les Odes de semoncer l’épouse infidèle. Autant dire qu’Horace ne fait pas chorus avec Néobulé, dont le dévergondage se résume dans cette trinité : l’amour, le jeu, le vin. Dès les deux premiers vers (Amori dare ludum : « s’adonner au jeu de l’amour », mais aussi « amuser Amour » ; mala uino lauere, « noyer son mal dans le vin »), on voit bien qu’elle ne rêve qu’orgie et débauche.
Le portrait d’Hébrus est également moins flatteur qu’il n’y paraît de prime abord. Et son nom même n’est-il pas celui du fleuve qui emporta la tête d’Orphée assassiné par les femmes des Cicones (Virg. Géorg. IV, 524) ? Quant à Lipara, la ville d’où il vient, elle abrite l’antre des Cyclopes (Virg. Enéide, VIII, 416 suiv.). Et cet éclat particulier qui émane de sa personne (nitor) fait de lui le digne comparse de cette Glycère (nitor, I, 19, 5) qui, on vient de le voir, ne se distingue pas vraiment de Néobulé.
Du moins faut-il lui reconnaître de belles qualités sportives, comme cavalier, comme boxeur, comme coureur, et du courage à la chasse ? Rien n’est moins sûr. D’abord la comparaison avec Bellérophon (plutôt qu’à Castor) n’est sans doute pas exempte de malignité, puisque ce héros fut pour finir désarçonné par sa monture (cf. IV, 11) ; ensuite, l’asymétrie neque pugno neque segni met en valeur l’adjectif segni (« lent »), obligeant à voir qu’il n’est pas affecté par la négation : il est donc abusif de traduire, avec la doxa : « lui dont le poing et le pied sans faiblesse ne sont jamais vaincus ». Segnis marque une paresse, un retard : c’est un synonyme de tardus, fort propre à évoquer la légère claudication dont souffrait le maître de Rome (cf. tarda Necessitas, I, 3, 32). Enfin, pour ce qui est de la chasse, l’exploit qui consiste à cueillir à sa sortie un sanglier cerné de toutes parts n’a rien pour impressionner.

 
 
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