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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 5
 
O semence divine, ô excellent gardien
Des fils de Romulus, trop longue est ton absence ;
Devant le saint conseil des Pères tu promis
Un prompt retour : alors, reviens !
 
Rends la lumière à ta patrie, notre bon chef,
Car dès que ton visage à l’instar du printemps
Sur le peuple a brillé, les jours sont plus plaisants
Et le soleil a plus d’éclat.
 
Comme une mère attend son fils que le Notus,
Depuis plus d’une année, de son souffle jaloux,
Retient sur l’autre bord des flots de Carpathos,
Eloigné de son doux logis
 
(Ses présages, ses vœux l’appellent, ses prières,
Et ses yeux sont fixés sur le rivage courbe) :
Ainsi, frappée au cœur par un amour fidèle,
La patrie réclame Kaisar.
 
Car le bœuf va et vient sans danger dans les champs,
Que nourrissent Cérès et la Félicité ;
Sur la mer pacifiée voltigent les marins ;
La bonne foi craint qu’on l’accuse ;
 
Le foyer reste pur des souillures du stupre ;
La coutume et la loi ont su dompter le crime ;
A leurs pères aujourd’hui les nouveaux-nés ressemblent ;
La peine suit de près la faute.
 
Qui donc craindrait le Parthe ? qui le Scythe transi ?
Qui les fils que met bas l’hirsute Germanie,
César vivant ? Qui s’inquiéterait de la guerre
Contre la sauvage Hibérie ?
 
Chacun coule le jour sur ses propres coteaux,
Chacun marie la vigne avec les arbres veufs,
Puis s’en revient, joyeux, vers la beuverie où
Il t’invite, en dieu, à sa table.
 
De prières il te comble, de vin pur il t’honore,
A pleines patères, et mêle ta divinité
A celle de ses Lares comme l’on fait en Grèce
Pour Castor et le grand Hercule.
 
« O puisses-tu longtemps, notre bon chef, à l’Hespérie
Assurer ces vacances ! », disons-nous le matin
Quand nous sommes à jeun, et disons-nous repus,
Quand l’Océan boit le Soleil.

• TRADITION

Hymne d’actions de grâces en l’honneur du retour d’Auguste dans sa bonne ville. Horace, dans un tendre enthousiasme, se fait l’interprète de la gratitude éperdue de Rome et de ses citoyens envers l’homme providentiel qui garantit le bonheur et la sécurité publics. La pièce a reçu un accueil contrasté : tel l’admire sans mélange jusqu’à l’élire comme son ode favorite, tel autre se refuse à croire qu’Horace ait pu descendre si bas dans l’indécence flagorneuse.

• OBJECTION

Dans l’état actuel de la critique, rien ne permet de départager les deux camps. Or, sauf à taxer Horace d’impuissance, on ne peut pas imaginer qu’il ne nous ait pas fourni d’une façon ou d’une autre un moyen sûr de connaître le fond de sa pensée.

• PROPOSITION

Il existe de fait une solution qui dissipe tous les doutes sur les sentiments du poète, en sauvant du même coup son honneur d’homme et d’artiste, c’est de le dissocier radicalement d’un « nous » énonciateur qu’il importe de démasquer.

• JUSTIFICATION

A en croire la doxa, donc, c’est la voix de Rome, ni plus ni moins, que nous ferait entendre Horace. Mais à ce compte, les Romains seraient tous des adulateurs impudents, des désoeuvrés, des ivrognes, des fêtards.
– Adulateurs : ce point se passe de commentaire, semble-t-il. Auguste est un dieu sur terre ; Auguste est un Printemps, un fils adoré, etc… Sans lui, pas de vie possible.
– Désoeuvrés : leur vœu ultime n’est-il pas que leur « bon chef » leur procure « de longues vacances », ou « fiestas » (longas… ferias, 37) ? On conçoit certes que des traducteurs effarouchés succombent à la tentation d’édulcorer le texte en atténuant la force du mot ferias : « assurer longtemps ces loisirs de fête ». Mais regardons les choses en face : ce que veulent ces braves gens, ce sont des loisirs perpétuels. Panem et circenses, en somme. Panem ? Non, mais plutôt uinum !
– Ivrognes et fêtards : un authentique laboureur décrirait-il son activité en disant que « le bœuf se promène dans les champs » (v. 17) ? Clairement, leur intérêt se situe ailleurs, dans la vigne et surtout dans son dérivé fermenté. Admirons avec quel amour ils marient le cep à l’ormeau, avec quelle hâte ils rentrent le soir à l’abreuvoir (ad uina redit, 31 se dit plutôt des animaux), avec quelle libéralité ils répandent en l’honneur de leur idole les libations de vin pur ; écoutons-les confesser leur terrible soif (v. 38-40), qu’ils n’attendent sûrement pas le soir pour épancher, car siccus signifie aussi bien « assoiffé » que « à jeun », et redit laetus, 31 pourrait suggérer que les joyeux viticulteurs sont déjà bien en point quand sonne l’heure du dîner.
Il est temps de lever les masques : ce que nous entendons (y compris dans les rythmes et les sonorités : épais flonflons des premiers vers ; raideur militaire de l’asclépiade dans les strophes 5-6), ce sont les voix avinées d’un chœur de vétérans manifestant la reconnaissance du ventre envers celui qu’ils appellent leur dux bonus (« bon chef », « bon général » : il préférait le titre de princeps, d’apparence plus démocratique), et qui les avait installés sur des terres expropriées, ce que rappelle le possessif faussement anodin du vers 29 (« sur ses propres coteaux »). Ces spoliateurs ont de l’audace, dirait le Mélibée de la première bucolique, dont les vers 9-10 (« par sa divine permission, mes bœufs se promènent et je joue de la flûte » !) ne sont pas sans raison évoqués ici par les vers 17-18. L’Age d’Or est arrivé, le blé pousse tout seul, à la grâce de Cérès et d’une certaine alma Faustitas par ailleurs inconnue, décalque, présumera-t-on, d’Augustus, ce magicien peut-être venu des enfers, selon la suggestion de l’avant-dernière strophe et de diuis orte bonis au vers 1 (cf. IV, 2, 38), et qui commande aux éléments, y compris à la mer (pacatum… mare, 19).

 
 
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