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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 14
 
Quel zèle du Sénat, quel zèle des Quirites,
En te comblant d’honneurs et de distinctions,
Pourrait éterniser, Auguste,
Dans la mémoire des fastes et des inscriptions
 
Celle de tes vertus, toi le plus grand des princes
Qu’éclaire le soleil sur le monde habité ?
Ignorants de la loi latine,
Les Vindélices ont appris dernièrement
 
La force de tes armes ; car avec tes soldats
Drusus a renversé les turbulents Génaumes,
Et les Breunes rapides qui dressent
Leurs fortins à l’aplomb formidable des Alpes,
 
Intraitable guerrier qui rend deux coups pour un.
Puis l’aîné des Nérons livra un dur combat
Et sous les plus heureux auspices
Il repoussa les Rhètes, ces monstrueux sauvages ;
 
Spectacle à voir lorsque, dans la joute martiale,
Il enfonçait gaiement des poitrines vouées
A mourir pour la liberté :
Presque comme l’Auster qui déchaîne les vagues
 
Indomptées, aussitôt que le chœur des Pléiades
A déchiré les nuées, harcelant sans relâche
Les escadrons de l’ennemi,
Et jetant son cheval au cœur de la fournaise ;
 
Comme roule ses eaux l’Aufide tauromorphe
Qui borde le royaume de Daunus l’Apulien,
Quand dans sa rage il se prépare
A répandre l’effroi sur les champs inondés :
 
Ainsi dans un terrible assaut Claude brisa
Les rangs bardés de fer de ces troupes barbares,
Les moissonnant jusqu’au dernier
Et en jonchant le sol, victorieux sans désastre,
 
Cela grâce à tes plans et grâce à tes légions,
Grâce à tes dieux surtout : car pour toi, au jour même
Où Alexandrie à genoux
T’avait ouvert ses ports et son palais désert,
 
La Fortune prospère, après trois fois cinq ans,
A fait voir de nouveau les succès militaires,
Et t’adjuge toute la gloire
Que convoitent les chefs pour prix de leurs travaux.
 
Désormais le Cantabre autrefois indomptable,
Et le Mède et l’Indien et le Scythe en exil
T’admirent, ô vivante tutelle
De l’Italie et de la Rome souveraine.
 
A tes ordres le Nil qui occulte sa source,
A tes ordres l’Ister, le Tigre impétueux,
Et l’Océan peuplé de monstres,
Dont le flot retentit chez les lointains Bretons ;
 
A tes ordres le sol de l’intrépide Gaule,
A tes ordres celui de la rude Hibérie ;
Le Sygambre assoiffé de sang
Vénère ta personne en déposant les armes.

• TRADITION

Seule a cours une interprétation au premier degré, qui voit ici l’éloge enthousiaste de la politique étrangère d’Auguste, glorifié soit directement, soit à travers les deux Claudes, ses beaux-fils, Drusus et surtout Tibère.

• OBJECTION

Horace n’écrit-il pas le couteau sur la gorge ? Selon son biographe, Auguste ne lui avait pas laissé le choix : il devait impérativement célébrer sa gloire à l’occasion des succès militaires remportés par ses beaux-fils. La première question qui se pose est donc celle de la sincérité, et là il faut prendre en compte chaque nuance de l’expression, chaque inflexion de la voix.

• PROPOSITION

Horace a payé le despote en monnaie de singe. Sous l’irréprochable façade, et si guindée, de la propagande se tient en embuscade une parole libre et vengeresse.

• JUSTIFICATION

Que Drusus, le cadet, soit égratigné au v. 13 par l’expression quelque peu énigmatique plus uice simplici, l’implication étant que ce jeune homme aurait abusé de sa force envers des populations militairement très inférieures, on peut en discuter. Mais en ce qui concerne « l’aîné des Nérons », le futur empereur Tibère, il est difficile de ne pas voir qu’en exaltant l’héroïsme de ses adversaires, qui préfèrent la mort à l’esclavage, Horace tend à lui aliéner notre sympathie. D’ailleurs, comment sympathiser avec un cyclone, avec l’Auster dévastateur, avec l’Aufide tauromorphe ? Aussi, quand dans la strophe 4 les Rhètes sont traités d’immanis, ou « monstrueux sauvages », on y verra un cas flagrant de « focalisation », procédé par lequel on se dissocie sans le dire de la pensée exprimée (cf. par ex. I, 37, au sujet de Cléopâtre). Des barbares peut-être (barbarorum, 29), ces hommes au cœur si noble, mais ce terme ne leur ôte rien de leur dignité, il souligne plutôt, en conjonction avec l’allusion à leurs cuirasses de fer (ferrata, 30), leur infériorité militaire ; les légions romaines avaient depuis longtemps troqué ces lourdes plaques de fer contre des cottes de mailles ! C’est dire la dérision du sine clade au v. 32 (« sans désastre »), si incongru avec un mot comme uictor (« victorieux »), que les traducteurs s’empressent de l’édulcorer (« sans pertes »).
Pourtant, Tibère n’est rien de plus ici que le lieutenant d’Auguste. A Auguste l’ode est adressée, et à Auguste Horace a réservé les flèches les plus acérées de son carquois. D’emblée, le ton outrageusement hyperbolique laisse affleurer une ironie que la doxa, on ne sait comment, feint de ne pas percevoir. Elle préfère donc attribuer à la gaucherie d’Horace une expression aussi amphigourique que celle du vers 2, où honorum flotte entre deux fonctions grammaticales, à première vue complément de l’adjectif plenis, et plus vraisemblablement complément du nom muneribus, qu’il ne fait qu’expliciter, honores et munera étant en situation de synonymie (« des honneurs consistant en honneurs ») ; elle ignore, et pour cause (cf. III, 25), la perfidie du verbe aeternet, dont la position au détour du vers 5 répond à celle de aeternum en III, 25 ; elle ferme les yeux sur la « cacozélie » à l’œuvre sous l’apparente flatterie du maxime principum (v. 5), du seul fait qu’elle veut s’élargir à l’univers entier, ce qui a pour résultat de dévoiler la réalité cachée sous le mot princeps (ou primus inter pares), derrière lequel Auguste espérait masquer sa dictature : en réalité, ce princeps cache un dominus (« maître »), comme l’impliquent la tutelle qu’il impose à la « maîtresse » du monde (v. 43-44), ou la confiscation à son profit de la gloire d’autrui (v. 39-40 : Fortuna, c’est sa projection). Aussi ne faut-il pas s’étonner que les nations qui l’« admirent » (naïveté du verbe mirari) soient ou des nations esclaves (parmi les Scythes, symboles de liberté – cf.  III, 24 –, seuls les proscrits le font : comme en I, 35, 9), ou des peuples sanguinaires, ou des fleuves, ou le monstrueux Océan, ou des sols bruts.

 
 
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