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HORACE &... CHÉNIER

— André Chénier (1762 - 1794) —

 

ARCAS ET PALÉMON (Idylles)

Palémon
 
Tu poursuis Damalis: mais cette blonde tête
Pour le joug de Vénus n'est point encore prête.
C'est une enfant encore; elle fuit tes liens,
Et ses yeux innocents n'entendent pas les tiens.
Ta génisse naissante au sein du pâturage
Ne cherche aux bords des eaux que le saule et l'ombrage;
Sans répondre à la voix des époux mugissants,
Elle se mêle aux jeux de ses frères naissants.
Le fruit encore vert, la vigne encore acide
Tentent de ton palais l'inquiétude avide.
Va, l'automne bientôt succédant à des fleurs
Saura mûrir pour toi leurs mielleuses liqueurs.
Tu la verras bientôt, lascive et caressante,
Tourner vers les baisers sa tête languissante.
Attends. Le jeune épi n'est point couronné d'or;
Le sang du doux mûrier ne jaillit point encor;
La fleur n'a point percé sa tunique sauvage;
Le jeune oiseau n'a point encore de plumage.
Qui prévient le moment l'empêche d'arriver.
 
Arcas
 
Qui le laisse échapper ne peut le retrouver.
Les fleurs ne sont pas tout! le verger vient d'éclore,
Et l'automne a tenu les promesses de Flore.
Le fruit est mûr, et garde en sa douce âpreté
D'un fruit à peine mûr l'aimable crudité.
L'oiseau d'un doux plumage enveloppe son aile.
Du milieu des bourgeons le feuillage étincelle.
La rose et Damalis de leur jeune prison
Ont ensemble percé la jalouse cloison.
Effrayée et confuse, et versant quelques larmes,
Sa mère en souriant a calmé ses alarmes.
L'hyménée a souri quand il a vu son sein
Pouvoir bientôt remplir une amoureuse main.
Sur le coing parfumé le doux printemps colore
Une molle toison intacte et vierge encore.
La grenade entr'ouverte au fond de ses réseaux
Nous laisse voir l'éclat de ses rubis nouveaux.

Élégie XIV

Ô Muses, accourez; solitaires divines,
Amantes des ruisseaux; des grottes, des collines.
Soit qu'en ses beaux vallons Nisme égare vos pas,
Soit que de doux pensers, en de riants climats,
Vous retiennent aux bords de Loire ou de Garonne
Soit que parmi les chœurs de ces nymphes du Rhône
La lune sur les prés où son flambeau vous luit,
Dansantes, vous admire au retour de la nuit.
Venez. J'ai fui la ville aux Muses si contraire,
Et l'écho fatigué des clameurs du vulgaire.
Sur les pavés poudreux d'un bruyant carrefour
Les poétiques fleurs n'ont jamais vu le jour.
Le tumulte et les cris font fuir avec la lyre
L'oisive rêverie au suave délire;
Et les rapides chars et leurs cercles d'airain
Effarouchent les vers qui se taisent soudain.
Venez. Que vos bontés ne me soient point avares.
Mais ô faisant de vous mes pénates, mes lares,
Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi !
Et villageois tranquille, ayant pour tout emploi
Dormir et ne rien faire, inutile poète,
Goûter le doux oubli d'une vie inquiète ?
Vous savez si toujours dès mes plus jeunes ans
Mes rustiques souhaits m'ont porté vers les champs;
Si mon cœur dévorait vos champêtres histoires;
Cet âge d'or si cher à vos doctes mémoires;
Ces fleuves, ces vergers, Éden aimé des cieux,
Et du premier humain berceau délicieux.
L'épouse de Booz, chaste et belle indigente,
Qui suit d'un pas tremblant la moisson opulente;
Joseph qui dans Sichem cherche et retrouve, hélas !
Ses dix frères pasteurs qui ne l'attendaient pas.
Rachel, objet sans prix qu'un amoureux courage
N'a pas trop acheté de quinze ans d'esclavage.
Oh! oui je veux un jour, en des bords retirés;
Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,
Avoir un humble toit, une source d'eau vive
Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive
Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.
Là je veux, ignorant le monde et ses travaux,
Loin du superbe ennui que l'éclat environne,
Vivre comme jadis; aux champs de Babylone,
Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains
Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints.
Avoir amis, enfants, épouse belle et sage;
Errer, un livre en main, de bocage en bocage
Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs,
Une paix dont nul bien n'égale les plaisirs.
Douce mélancolie ! aimable mensongère,
Des antres des forêts déesse tutélaire,
Qui vient d'une insensible et charmante langueur,
Saisir l'ami des champs et pénétrer son cœur;
Quand sorti vers le soir des grottes reculées
Il s'égare à pas lents au penchant des vallées,
Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer.
Dans sa volupté sage, et pensive et muette
Il s'assied. Sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds dans le liquide azur
Du fleuve qui s'étend comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages,
Et la pourpre en festons couronnant les nuages.
Il revoit près de lui, tout-à-coup animés,
Ces fantômes si beaux à nos pleurs tant aimés,
Dont la troupe immortelle habite sa mémoire.
Julie, amante faible, et tombée avec gloire,
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel,
Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure.
Clémentine adorée, âme céleste et pure
Qui parmi les rigueurs d'une injuste maison,
Ne perd point l'innocence en perdant la raison
Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
Accourent occuper ses belles rêveries ;
Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous
Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.
A vos persécuteurs il reproche leur crime.
Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.
Mais tout-à-coup il pense, ô mortels déplaisirs !
Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs
Ne sont peut-être, hélas! que d'aimables chimères,
De l'âme et du génie enfants imaginaires.
Il se lève; il s'agite à pas tumultueux ;
En projets enchanteurs il égare ses vœux.
Il ira, le cœur plein d'une image divine,
Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,
Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,
La servir, l'adorer et vivre à ses genoux.

(En partie cité par H. Rigault, dans son étude sur Horace, qui met l'accent sur l'influence du "Hoc erat in uotis..." (Sat.II,6) dans cette élégie. Influence surtout sensible dans le passage: "Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi! ...")

Élégie XXV

Reine de mes banquets que Lycoris y vienne;
Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne,
Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux
S'unisse à la vapeur des vins délicieux.
Hâtons-nous; l'heure fuit. Un jour inexorable,
Vénus, qui pour les dieux fit le bonheur durable,
A nos cheveux blanchis, refusera des fleurs,
Et le printemps pour nous n'aura plus de couleurs.
Qu'un sein voluptueux, des lèvres demi-closes,
Respirent près de nous leur haleine de roses ;
Que Phryné sans réserve abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux.
 
Quand l’âge aura sur nous mis sa main flétrissante
Que pourra la beauté quoique toute-puissante ?
Nos cœurs en la voyant ne palpiteront plus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'est alors, qu'exilé dans mon champêtre asile,
De l'antique sagesse admirateur tranquille,
Du mobile univers interrogeant la voix,
J’irai de la nature étudier les lois.
Par quelle main sur soi la terre suspendue
Voit mugir autour d'elle Amphitrite étendue;
Quel Titan foudroyé respire avec effort,
Des cavernes d'Ætna, la ruine et la mort;
Quel bras guide les cieux à quel ordre enchaînée,
Le soleil bienfaisant nous ramène l'année.
Quel signe aux ports lointains arrête l'étranger ;
Quel autre sur la mer conduit le passager,
Quand sa patrie absente et longtemps appelée
Lui fait tenter , l'Euripe et les flots de Malée ;
Et quel, de l’abondance heureux avant-coureur,
Arme d'un aiguillon la main du laboureur.
Cependant, jouissons; l’âge nous y convie.
Avant de la quitter, il faut user la vie :
Le moment d’être sage est voisin du tombeau.
 
Allons, jeune homme, allons, marche ; prends ce flambeau
Marche, allons. Mène-moi chez ma belle maîtresse.
J’ai pour elle aujourd'hui mille fois plus d'ivresse.
Je veux que des baisers plus doux, plus dévorants,
N'aient jamais vers le ciel tourné ses yeux mourants.

FABLE (Poésies diverses) — (Horace, Sat. VI, Lib. II)

Un jour le rat des champs, ami du rat de ville,
Invita son ami dans son rustique asile.
Il était économe et soigneux de son bien
Mais l'hospitalité, leur antique lien,
Fit les frais de ce jour, comme d'un jour de fête,
Tout fut prêt, lard, raisin, et fromage et noisette.
Il cherchait par le luxe et la variété
A vaincre les dégoûts d'un hôte rebuté,
Qui parcourant de l'œil sa table officieuse,
Jetait sur tout à peine une dent dédaigneuse.
Et lui, d'orge et de blé faisant tout son repas,
Laissait au citadin les mets plus délicats.
« Ami; dit celui-ci, veux-tu dans la misère,
« Vivre au dos escarpé de ce mont solitaire,
« Ou préférer le monde à tes tristes forêts ?
« Viens; crois-moi, suis mes pas ; la ville est ici près :
« Festins, fêtes, plaisirs y sont en abondance.
« L'heure s'écoule, ami ; tout fuit; la mort s'avance:
« Les grands ni les petits n'échappent à ses lois;
« Jouis, et te souviens qu'on ne vit qu'une fois. »
 
Le villageois écoute, accepte la partie :
On se lève, et d'aller. Tous deux de compagnie,
Nocturnes voyageurs, dans des sentiers obscurs,
Se glissent vers la ville et rampent sous les murs.
 
La nuit quittait les cieux, quand notre couple avide
Arrive en un palais opulent et splendide,
Et voit fumer encor dans des plats de vermeil
Des restes d'un souper le brillant appareil.
L'un s'écrie; et riant de sa frayeur naïve,
L'autre sur le duvet fait placer son convive,
S'empresse de servir, ordonner, disposer,
Va, vient, fait les honneurs , le priant d'excuser.
Le campagnard bénit sa nouvelle fortune;
Sa vie en ses déserts était âpre, importune.
La tristesse, l'ennui, le travail et la faim.
Ici, l'on y peut vivre. Et de rire. Et soudain
Des volets à grand bruit interrompent la fête.
On court, on vole, on fuit; nul coin, nulle retraite.
Les dogues réveillés les glacent par leur voix;
Toute la maison tremble au bruit de leurs abois.
Alors le campagnard, honteux de son délire
« Soyez heureux, dit-il ; adieu, je me retire,
« Et je vais dans mon trou rejoindre en sûreté
« Le sommeil, un peu d'orge, et la tranquillité. »

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