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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par Pierre Daru (1796)

ÉPODES

 
I·À Mécène II·Éloge de la vie champêtre III·À Mécène IV·Contre l'affranchi Ménas V·Contre les sortilèges de Canidie VI·Contre Cassius Sévère VII·Aux Romains VIII·"In anum libidinosam" IX·À Mécène X·Contre le poète Mévius XI·À Pectius XII·"Quid tibi vis mulier.." XIII·À ses amis XIV·À Mécène XV·À Nééra XVI·Au peuple Romain XVII·À Canidie

 

I — À Mécène

Compagnon de César, tu braves cher Mécène,
Ces flottantes cités qu'arme une folle reine :
Et pour moi cependant le jour n'a plus d'appâts ;
Que faire loin de toi de ma triste existence ?
Pourrais-je en ton absence,
Jouir de ce repos que tu ne goûtes pas ?
 
Rival de ces grands cœurs qui marchent sur tes traces,
Des Alpes, de l'Athos faut-il franchir les glaces ?
J'irai, j'affronterai le roc inhabité,
Et les Syrtes brûlants, et l'orageux Bosphore,
Et la rive du Maure,
Où Phœbus tous les jours voit mourir sa clarté.
 
Tu ris de mes projets : cette valeur soudaine
N'est pas digne, il est vrai, de seconder la tienne ;
Mon bras ne peut t'offrir un utile secours :
Non, mais j'adoucirai de l'amitié tremblante
La crainte renaissante,
En partageant du moins les périls où tu cours.
 
Ainsi sur son rameau la tendre philomèle,
Cache ses doux enfants sous l'aile maternelle,
Et n'ose s'éloigner de son jeune trésor.
Que pourrait cependant cette mère débile
Contre l'affreux reptile ?
Mais sa crainte loin d'eux serait plus vive encor.
 
Oui, j'affronte la guerre où la gloire t'engage :
Ton amitié, voilà le prix de mon courage.
Que m'importent les biens et les riches troupeaux !
Je ne demande point un plus gras pâturage,
Ni que mon héritage
Jusqu'aux murs de Tuscule étende son enclos.
 
Cher Mécène, déjà comblé de tes largesses,
Pourrais-je d'un Chrémès envier les richesses,
Et désirer un or avec peine amassé ?
Et pourquoi ? pour aller, triste dépositaire,
L'enfouir sous la terre
Ou pour le dissiper comme un jeune insensé.

 

II — Éloge de la vie champêtre

Heureux qui de ses mains, comme nos premiers pères,
Cultive en paix ses champs et vit libre d'affaires !
Il n'est point éveillé par le clairon guerrier,
Il ne connaît Thémis, ni l'avide usurier.
Jamais il n'a pâli sur l'onde turbulente,
Et fuit surtout les grands et leur cour insolente.
Tantôt il sait unir par un hymen heureux
La vigne faible encore à l'ormeau vigoureux ;
Tantôt, armé d'un fer, il va d'une main sage
Émonder avec art un stérile branchage,
Et dirigeant la sève en ses canaux légers,
Marie aux jeunes plants des rameaux étrangers.
Ses yeux dans les vallons suivent l'agneau docile ;
Sa main presse un miel pur dans des vases d'argile,
Ou fait légèrement tomber sous les ciseaux
La toison dont le poids fatiguait ses troupeaux.
 
Mais dès qu'en nos vergers la féconde Pomone
Lève ce front riant qui de fruits se couronne,
O comme avec plaisir, épiant ses poiriers,
De leurs riches tributs il saisit les premiers !
Dieux protecteurs des champs, qui comblez son attente,
Pan, Faune, c'est à vous que sa main les présente.
 
Souvent au fond des bois, dans l'ardente saison,
Il goûte le repos sur un lit de gazon,
Tandis qu'à ses côtés un doux ruisseau murmure ;
Le chant de Philomèle attendrit la nature,
Et versant dans son âme une tranquille paix,
Appelle le sommeil sous ces ombrages frais.
 
Mais l'hiver ramené par le Dieu du tonnerre,
De neige et de frimas vient-il couvrir la terre ?
Tantôt environné de ses chiens belliqueux,
Il presse dans les bois l'animal furieux ;
Tantôt il dresse un piège au tourde trop avide,
Prend au lacet la grue ou le lièvre timide,
Et d'un plaisir nouveau remplit tous ses moments.
Amour, cruel Amour, ah ! dans ces lieux charmants,
Qui n'oublierait tes traits et les maux que tu causes ?
 
Mais quoi ! tu n'as ici que des chaînes de roses.
Quand une chaste épouse au teint frais et vermeil,
Semblable à ces beautés que brunit le soleil,
Prépare à son époux un foyer qui pétille,
Et l'attend au milieu de sa jeune famille ;
Quand elle a d'une claie entouré son troupeau,
Du tonneau précieux tiré le vin nouveau,
Déchargé de son lait la chèvre libérale,
Et su parer sans frais une table frugale ;
Pour un pareil repas cent fois je donnerais
Les huîtres de Lucrin et les rares sargets,
Que jette sur nos bords la mer Adriatique.
Oui, à tous les oiseaux du Phase et de l'Afrique
Je préfère la mauve habitante des champs,
Ou la modeste oseille et ses sucs bienfaisants,
L'émeraude qui pend à l'arbre de Minerve,
Ou cet agneau qu'aux Dieux la piété réserve
Et qui du loup avide aura trompé l'espoir.
 
Assis à cette table, ô qu'il est doux de voir
Ses chèvres, ses brebis, qui, des monts descendues,
Rapportent au bercail leur mamelles tendues :
Le taureau vigoureux, de travail harassé,
Dont le cou languissant traîne un soc renversé ;
Et l'essaim des valets, richesse de leur maître,
S'égayant à l'entour de leur foyer champêtre !
 
Ainsi parlait Septime, usurier diligent ;
On eût dit qu'il allait mourir dans son village :
Mais à la fin du mois il compta son argent,
Et fit pour la semaine un placement sur gage.

 

III — À Mécène

Si d'un barbare assassin
Jamais les mains forcenées
Ont pu déchirer le sein
D'un père chargé d'années,
Qu'on le nourrisse à foison
De cet ail affreux poison,
Plus mortel que la ciguë.
Heureux, mille fois heureux
L'estomac grossier de ceux
Qui conduisent la charrue !
 
Quel feu dévore mon flanc ?
A cette plante odieuse
N'a-t-on point mêlé le sang
De quelque hydre venimeuse ?
Canidie à ce festin
A-t-elle porté la main ?
Oui, la maîtresse perfide
De l'audacieux Jason
Le frotta de ce poison
Pour commettre un parricide.
 
C'est d'ail qu'elle envenima
Cette robe fatale,
Ce présent qui consuma
Sa malheureuse rivale :
C'est de l'ail que vomissaient
Les dragons qui la traînaient.
De l'ardente Canicule
Le souffle est moins dangereux,
Et jamais autant de feux
Ne dévorèrent Hercule.
 
O Mécène, si jamais
On voit servir sur la ta table
Un aussi funeste mets,
Que ta maîtresse intraitable,
Toujours prompte à refuser,
Quand tu voudras un baiser,
Mette sa main sur ta bouche ;
Et puisse-t-elle le soir,
Trompant encor ton espoir,
Garder le bord de la couche !

 

IV — Contre l'affranchi Ménas

L'agneau contre le loup a cent fois moins de haine
Que je n'en ai pour toi, vil esclave flétri,
Toi, qui portes encor les marques de ta chaîne,
Toi, que les fouets vengeurs ont si souvent meurtri.
En vain étales-tu l'orgueil de ta richesse ;
Ta fortune ne peut déguiser ta bassesse ;
Et lorsqu'insolemment traversant nos remparts,
De ta robe à longs plis tu mesures la rue,
Ne t'aperçois-tu pas que soudain à ta vue
Les passants indignés détournent leurs regards ?
 
« Eh quoi donc, disent-ils, cet homme qui naguères
« De verges déchiré fatigua ses bourreaux,
« Possède mille arpents dans les champs de Falères
« Et couvre les chemins de ses nombreux chevaux !
« Au mépris de nos lois, oubliant sa naissance,
« Cet esclave anobli porte son insolence
« Jusqu'à venir s'asseoir au rang des chevaliers !
« A quoi bon ces vaisseaux armés sur nos rivages
« Contre les vils brigands, fléaux de ces parages,
« Si c'est ce vil tribun qui conduit nos guerriers ? »

 

V — Contre les sortilèges de Canidie

L'agneau contre le loup a cent fois moins de haine
Que je n'en ai pour toi, vil esclave flétri,
Toi, qui portes encor les marques de ta chaîne,
Toi, que les fouets vengeurs ont si souvent meurtri.
En vain étales-tu l'orgueil de ta richesse ;
Ta fortune ne peut déguiser ta bassesse ;
Et lorsqu'insolemment traversant nos remparts,
De ta robe à longs plis tu mesures la rue,
Ne t'aperçois-tu pas que soudain à ta vue
Les passants indignés détournent leurs regards ?
 
« Eh quoi donc, disent-ils, cet homme qui naguères
« De verges déchiré fatigua ses bourreaux,
« Possède mille arpents dans les champs de Falères
« Et couvre les chemins de ses nombreux chevaux !
« Au mépris de nos lois, oubliant sa naissance,
« Cet esclave anobli porte son insolence
« Jusqu'à venir s'asseoir au rang des chevaliers !
« A quoi bon ces vaisseaux armés sur nos rivages
« Contre les vils brigands, fléaux de ces parages,
« Si c'est ce vil tribun qui conduit nos guerriers ? »

 

VI — Contre Cassius Sévère

Pourquoi, monstre odieux et méchant sans courage,
Trembler devant les loups et mordre les passants ?
Que ne me choisis-tu pour essayer ta rage,
Moi qui réprimerais tes efforts insolents ?
 
Tel que le fier Molosse, à la gueule sanglante,
Je poursuis vaillamment tous les monstres des bois ;
Et toi qui fais trembler les forêts de ta voix,
Tu te tais pour flairer l'appât qu'on te présente.
 
Tremble, tremble, je suis l'ennemi des pervers,
Et pour les châtier ma main est toujours prête.
Lycambe et Bupalus méprisèrent les vers ;
L'un et l'autre expira sous les traits d'un poète.
 
Si quelque audacieux m'outrageait aujourd'hui,
Penses-tu qu'oubliant ma gloire et son offense,
Comme un débile enfant qui n'a point de défense,
J'eusse recours aux pleurs pour me venger de lui ?

 

VII — Aux Romains

Peuples, où courez-vous ? où courez-vous, impies ?
Pourquoi ces glaives nus brillent-ils dans vos mains ?
Les terres et les mers ne sont que trop rougies
Du sang des malheureux Romains.
 
Ce sang n'a point coulé pour livrer au pillage
Les orgueilleux remparts de l'Africain jaloux,
Ou pour voir dans nos fers, conduits vers ce rivage,
Ces Bretons qui bravent nos coups.
 
Les loups contre les loups n'exercent point leur rage ;
Mais Rome, plus stupide et plus féroce qu'eux,
A déchiré son sein, et du Parthe sauvage
Elle-même a rempli les vœux.
 
Barbares ! quel remords, quel sort fatal vous guide ?
Est-ce un délire affreux ? Parlez, répondez-moi.
Ils pâlissent : tout garde un silence stupide ;
Ils demeurent glacés d'effroi.
 
Oui, Rome des destins subit la loi sévère ;
L'innocence est vengée, et le sang malheureux
Que versa Romulus en égorgeant son frère,
Doit retomber sur ses neveux.

 

VIII — "In anum libidinosam"

(non traduite)

 

IX — À Mécène

Quand pourrai-je avec vous boire ce vieux nectar
Réservé pour les jours de fête,
Et dans votre palais célébrer de César
La plus glorieuse conquête ?
 
Jupiter daignera sourire à nos transports,
Heureux et sensible Mécène,
Et le luth unira des différents accords
Avec la flûte Dorienne.
 
C'est ainsi que jadis s'élevaient nos concerts,
Lorqu'on vit sur l'onde salée
Cet orgueilleux Sextus, ce fils du Dieu des mers,
Fuir loin de sa flotte brûlée :
 
Des brigands, devenus ses amis les plus chers,
Avaient par lui brisé leurs chaînes ;
Il voulait aux Romains donner ces mêmes fers,
Et ses menaces furent vaines.
 
Mais (ô postérité, tu ne le croiras pas)
Lâches esclaves d'une femme,
Des Romains aujourd'hui, des Romains, des soldats,
Marchent sous un eunuque infâme.
 
Le Dieu du jour a vu, dans les plaines de Mars,
A côté de l'aigle Romaine,
S'élever, au milieu des plus fiers étendards,
La tente d'une indigne reine.
 
César vole, et soudain dans leurs ports orgueilleux
Se cache leur flotte alarmée :
Le Gaulois indigné fuit des drapeaux honteux,
Et se range dans notre armée.
 
Divin triomphe ! où sont les victimes, les chars ?
Non, après la guerre Numide,
Tu ne ramenas point au sein de nos remparts
Un chef plus grand, plus intrépide.
 
Tu ne ramenas point un pareil conquérant,
Quand tu nous fis revoir ce sage
A qui la gloire élève un digne monument
Sur les ruines de Carthage.
 
L'ennemi de César sur la terre est vaincu ;
Il a fui sur l'humide plaine :
Pour des habits de deuil déjà même on l'a vu
Quitter le pourpre Tyrienne.
 
Le voilà poursuivi par les vents conjurés,
Errant sur les bords de la Crète,
Ou parmi les écueils des Syrtes ignorés
Cachant sa honte et sa défaire.
 
Esclave, apporte-nous du Lesbos, du nectar ;
Si tant de fois pendant la guerre
Notre amour a tremblé pour les jours de César,
Noyons nos chagrins dans le verre.

 

X — Contre le poète Mévius

Malheur à ce vaisseau qui porte Mévius !
Autans, élancez-vous, que les flots l'engloutissent ;
Que les noirs aquilons pour sa perte s'unissent,
Et dispersent ses mâts par la foudre rompue.
Qu'Éole contre lui déchaîne
Ce vent dont la funeste haleine
Déracine les pins au sommet de l'Hémus.
 
Que le ciel soit couvert d'un crêpe formidable ;
Que nulle étoile favorable
N'éclaire le coucher du sinistre Orion :
Que partout ce vaisseau rencontre la tempête,
La foudre qui vengea les cendres d'Ilion,
Et que l'impie Ajax vit tomber sur sa tête.
 
Malheureux ! quel danger presse tes matelots !
Tu pâlis, et des pleurs inondent ton visage.
Que tu vas fatiguer le ciel par tes sanglots,
Quand ton frêle navire, entr'ouvert sous les flots,
Des autans et des Dieux éprouvera la rage !
 
Ah ! si bientôt sur le rivage,
Ton corps affreux pouvait repaître les oiseaux,
Que j'irais de bon cœur immoler deux chevreaux
Au Dieu qui préside à l'orage !

 

XI — À Pectius

Non, pour moi les sœurs d'Apollon
Comme autrefois n'ont plus de charmes ;
Hélas ! du cruel Cupidon
J'ai senti les fatales armes :
Oui, ce Dieu malin, chaque jour,
Pour brune ou blonde tour à tour,
Enflamme mon âme asservie,
Et Décembre déjà trois fois
Est venu dépouiller les bois
Depuis que j'ai cessé de brûler pour Livie.
 
Que l'on a ri de mes chagrins !
Que je rougis de ma faiblesse !
Que je redoute ces festins,
Où tout trahissait ma tendresse ;
Où les longs soupirs des amants,
Leur langueur, leurs gémissements,
Dévoilaient leur discrète flamme ;
Où Bacchus, ce Dieu pétulant,
Nous versant un nectar brûlant,
Vous révélait soudain les secrets de mon âme !
 
« Se peut-il, vous disais-je alors,
« Avec une douleur amère,
« Qu'une femme à de vils trésors
« Sacrifie un amant sincère ?
« Ah ! si jamais un vrai courroux,
« Brisant des nœuds, hélas ! trop doux,
« Me fait surmonter ma faiblesse,
« Je reprendrai ma liberté,
« Honteux d'avoir tant disputé
« A d'indignes rivaux une indigne maîtresse. »
 
Mais à peine avais-je à vos yeux
Montré ce dépit téméraire,
Tandis que mon cœur furieux
S'applaudissait de sa colère,
Je m'éloignais de vous, hélas !
Malgré moi je portais mes pas
Devant cette porte ennemie,
Devant ce seuil qui m'avait vu
Cent fois, sur la pierre étendu,
Supporter des saisons l'affreuse intempérie.
 
La jeune Églé par ses appâts
Captive aujourd'hui ma tendresse :
Cet enfant aux traits délicats
S'enorgueillit de sa mollesse.
Ni la crainte de ses mépris,
Ni les conseils de mes amis,
Rien ne peut guérir ma blessure,
Et je n'aurai ma liberté
Qu'en aimant la brune Myrté
Ou quelque aimable nymphe à blonde chevelure.

 

XII — "Quid tibi vis mulier..."

(non traduite)

 

XIII — À ses amis

Des nuages épais nous dérobent les cieux :
jupiter nous envoie et la neige et la glace :
Les aquilons, sortis des antres de la Thrace,
Font retentir les bois d'un sifflement affreux :
La mer gronde et menace.
Employons, mes amis, un jour si précieux ;
Saisissons le plaisir, profitons du bel âge,
Et chassons loin de nous la tristesse sauvage,
Qui sillonne le front du vieillard sérieux.
Toi, porte-nous ce nectar délectable
Qui date, comme moi, du Consul Manlius.
Mes amis, ne pensons plus
Au chagrin qui nous accable ;
Peut-être qu'à la fin par un Dieu favorable
Nos beaux jours nous seront rendus.
Parmi le vin, les fleurs, la lyre enchanteresse,
Oublions les soucis, l'importune raison,
Et profitons de la leçon
Que donnait un Centaure instruit par la vieillesse
A son illustre nourrisson :
 
« Vaillant fils d'une immortelle, »
Disait le sage Chiron,
« Puisque la gloire t'appelle
« Sous les remparts d'Ilion ;
« Accours, vole, va répandre
« L'épouvante dans ces lieux
« Qu'arrosent le froid Scamandre
« Et le Xanthe impétueux.
« Mais songe qu'un Dieu sévère
« Ne permet pas ton retour ;
« Que de ta charmante mère
« Tu ne verras plus la cour :
« Pour dissiper la tristesse
« Et bannir le noir chagrin,
« Souviens-toi d'user sans cesse
« De ta lyre et de ton vin. »

 

XIV — À Mécène

Quoi ! cher Mécène, quoi ! sans cesse
Tu veux à mon cœur amolli
Reprocher sa longue paresse,
Comme si du fleuve d'oubli
J'avais bu l'onde enchanteresse ?
 
Un Dieu tyran de mes esprits,
Un Dieu dont le feu me dévore,
Cher Mécène, n'a pas permis
Que ma muse polît encore
Les vers qu'elle t'avait promis.
 
Non, jamais l'amant de Bathylle
Ne brûla d'aussi tendres feux,
Lui, dont le luth voluptueux
Chanta sur un ton si facile
Les peines d'un cœur amoureux.
 
Toi-même une pareille flamme
T'a privé de ta liberté ;
L'amante qui règne en ton âme
Pourrait éclipser la beauté
Qui fut si fatale à Pergame.
 
En jouissant de ton bonheur,
Excuse en moi la même erreur :
J'aime aussi, j'aime Glycérie,
Qui n'est, hélas ! qu'une affranchie
Et veut plus d'un adorateur.

 

XV — À Nééra

Il était nuit, et Phœbé dans les cieux
D'astres lointains brillait environnée,
Quand de mes bras mollement enchaînée,
Comme l'ormeau par le lierre amoureux,
Vous m'assuriez de votre foi donnée,
Vous me trompiez et vous trompiez les Dieux.
 
« Oui, disiez-vous, oui, tant que la bergère
« Pour ses moutons craindra la dent des loups,
« Tant que Phœbus se lèvera sur nous
« Et répandra ses torrents de lumière,
« Tant qu'Orion troublera l'onde amère,
« Si vous m'aimez, je n'aimerai que vous. »
 
Vous le juriez : vains serments ! Nuit fatale !
S'il reste encor quelque force à mon cœur,
Si je ne puis douter de mon malheur,
Craignez ma haine à mon amour égale ;
De votre amant je trouble le bonheur,
Et vous aurez bientôt une rivale.
 
Et toi, qui ris du sort de mon amour,
Qui que tu sois, ta beauté, ta richesse,
Tout sera vain pour fixer sa tendresse :
Blessé, trahi, tu pleureras un jour,
Et moi, vengé, grâces à la traîtresse,
Je jouirai de tes pleurs à mon tour.

 

XVI — Au peuple Romain sur la guerre civile

Eh quoi ! pour la discorde un autre âge commence !
Quoi ! sous ses propres coups Rome doit donc périr !
Rome que du Toscan l'inutile vengeance,
Que le fier Porsenna, ne put anéantir !
 
En vain elle a soumis l'Allobroge infidèle,
Du féroce Germain les enfants belliqueux,
Une cité rivale, un esclave rebelle,
Et l'horrible Africain, l'effroi de nos aïeux.
 
Elle tombe, et par nous, par notre rage impie ;
Elle tombe : et bientôt les affreux léopards
Habiteront le sol qui fut notre patrie ;
Le pied du voyageur foulera nos remparts.
 
Un vainqueur, insultant la cendre de nos pères,
De Romulus, ô ciel ! dispersera les os ;
Ses yeux profaneront ces dépouilles si chères
Que dérobait au jour la voûte des tombeaux.
 
Quel espoir, dites-vous, quel asile nous reste ?
O qui terminera notre honte et nos maux ?
Romains, il n'en est qu'un : fuyez ce bord funeste,
Portez vos pas ailleurs, ou livrez-vous aux flots.
 
Des sages Phocéens imitez les exemples :
Détestant leur patrie, abandonnant leurs Dieux,
Ils fuirent sur les mers et laissèrent leurs temples
Au tigre moins coupable et moins féroce qu'eux.
 
Est-ce votre dessein ? Quel autre est préférable ?
Accourez tous, pourquoi ces vains retardements ?
Montons sur nos vaisseaux, l'augure est favorable ;
Mais avant de partir proférons ces serments.
 
« Nous ne reverrons plus ces funestes campagnes,
« Que lorsque le caillou nagera sur les flots,
« Que l'Éridan fougueux franchira les montagnes,
« Que les loups cesseront d'effrayer les troupeaux.
 
« Il faut qu'au sein des mers l'Apennin même tombe,
« Avant qu'on puisse voir nos voiles de retour ;
« Qu'une biche aime un tigre, et qu'enfin la colombe
« Sente pour le milan tous les feux de l'amour. »
 
A l'espoir d'un retour séduisant mais funeste
Opposons ces serments. Les Romains généreux
Accourront sur nos pas ; fuyons, laissons le reste
Végéter sur des bords que menacent les Dieux.
 
Retenez, retenez des larmes inutiles.
Ames fortes, fuyez les bords Étruriens ;
La mer nous est ouverte, allons chercher ces îles
Où Cérès tous les ans prodigue tous ses biens.
 
Les doux fruits de la vigne y naissent sans culture :
Minerve de ses soins protège l'olivier :
En fuyant la colline un doux ruisseau murmure,
Et la figue noircit aux branches du figuier.
 
On n'y voit point les ours, sortis de leur repaire,
Hurler pendant la nuit à l'entour des moutons :
Le miel coule du chêne, et jamais la vipère
Dans les champs infectés ne trace ses sillons.
 
Rapportant au bercail sa mamelle tendue,
La chèvre avec douceur la présente à la main.
O que de biens nouveaux charmeront notre vue !
A nos moindres désirs la terre ouvre son sein.
 
Là, des saisons les Dieux tempèrent l'inclémence ;
Jamais l'aridité n'y sèche les épis ;
Les étoiles n'ont point de maligne influence ;
Nulle contagion n'afflige les brebis.
 
Ces bords ne furent point l'asile de Médée ;
Ce n'est point vers ces bords qu'osa voguer Jason,
Qu'Ulysse vit longtemps sa flotte retardée,
Et qu'Éole jeta les guerriers de Sidon.
 
Les Dieux aux gens de bien promirent ces rivages,
Quand l'âge d'or fit place à des temps moins heureux :
Voici l'âge de fer ; croyez-en mes présages,
Fuyez, sages Romains, et volez vers ces lieux.

 

XVII — À Canidie

HORACE À CANIDIE

C'en est fait, c'en est fait, et de votre science
Il faut à vos genoux confesser le pouvoir.
Mettez un terme à la vengeance ;
Jouissez de mon désespoir.
Par cette sombre nuit qui vous prête ses voiles,
Par tous ces vers mystérieux,
Qui font pâlir le jour et tomber les étoiles,
Par le nom de Phœbé, qui voit du haut des cieux
Vos sacrifices ténébreux,
Épargnez-moi, cessez, ô Canidie,
Cessez vos noirs enchantements,
Et par des charmes plus puissants
Détruisez les effets d'une affreuse magie.
 
Achille ne repoussa pas
Les larmes du roi de Mysie,
Quoique pour arrêter ses pas
Ce prince eût conduit aux combats
Les meilleurs guerriers de l'Asie.
 
L'implacable fils de Thétis,
Voyant le monarque de Troie
A ses genoux jeter des cris,
Lui rendit le corps de son fils
Qu'aux vautours il laissait en proie.
 
Circé changea les traits hideux
Des soldats du fils de Laërte,
Fit luire la raison pour eux,
Et fit tomber les poils honteux
Dont leur peau rude était couverte.
 
Que vous m'avez puni de tous mes attentats,
O trop puissante Canidie,
Charme des matelots, des commis, des soldats !
Ma jeunesse, hélas ! s'est enfuie ;
De mon teint la rose est flétrie ;
Une peau sans couleur couvre à peine mes os :
J'ai sur mon front ridé vu ces cheveux si beaux
Blanchir à cinquante ans par l'effet de vos charmes :
Pour mes yeux condamnés à d'éternelles larmes
Le jour n'a plus d'éclat, la nuit plus de pavots,
Et mon cœur oppressé dévore ses sanglots.
 
Je suis vaincu ; je cède, et mon expérience
Me contraint d'avouer, trop tard pour mon malheur,
Que des enchantements la fatale science
Peut troubler la raison et déchirer le cœur.
 
Que vous faut-il de plus ?
O terre ! ô ciel ! je brûle ;
La robe de Nessus
Tourmentait moins Hercule.
 
Dans les gouffres ardents
Jamais les Dieux n'allument
Des feux plus violents
Que ceux qui me consument.
 
Quoi ! tu veux m'embraser de tes magiques feux
Pour livrer une cendre vaine
Aux aquilons injurieux !
Parle, je subirai ma peine.
Quel sera mon supplice, ou quelle est ma rançon ?
Faut-il d'une hécatombe acheter mon pardon ?
 
Ordonnes-tu qu'une lyre infidèle
Célèbre ta pudeur, vante ta probité ?
Jusques aux cieux ton nom sera porté,
Et demain tu vas être une étoile nouvelle.
 
Jadis un chantre audacieux
Offensa la gloire d'Hélène ;
Mais les fils de Léda, laissant fléchir leur haine,
Lui rendirent pourtant la lumière des cieux.
Barbare Canidie, imite leur clémence ;
Rends-moi ma raison, tu le peux.
Je t'en conjure, ô toi, qui d'un sang odieux
N'as point reçu la naissance.
Ton bras n'est point souillé par de honteux forfaits ;
Au milieu des tombeaux, non, tu n'allas jamais,
Ainsi qu'une vieille sorcière,
Du pauvre, après neuf jours, disperser la poussière.
On connaît de ton cœur la sensibilité ;
Et chaque fois que Lucine est venue
Honorer ta fécondité,
La pourpre, en longs ruisseaux sur ton lit répandue,
A fait à tous les yeux briller ta chasteté.

RÉPONSE DE CANIDIE

Pourquoi donc t'épuiser en stériles prières ?
Le rocher, insulté par la fureur des flots,
N'est pas plus insensible aux cris des matelots.
Ta bouche, de Cotys divulgant les mysyères,
Ta bouche aurait trahi nos secrets ténébreux :
Tu te serais donné, comme un prêtre des Dieux,
Le droit d'approfondir notre obscure science :
De mon nom diffamé tu rempliras ces lieux ;
Et je diffèrerais d'assouvir ma vengeance !
 
Aux femmes des Sabins va prodiguer tes dons ;
Si la mort à ton gré trop lentement s'avance,
Du Samnite et du Marse obtiens tous les poisons :
Je saurai prolonger ta pénible existence
Pour te faire éprouver des supplices plus longs.
 
Prométhée aux vautours en vain demande grâce ;
En vain Tantale implore et la mort et les Dieux ;
Sisyphe en vain voudrait sur un mont sourcilleux
Fixer de son rocher la fatigante masse :
Les lois de Jupiter s'opposent à leurs vœux.
 
Comme eux, on te verra, dépouillant ton audace,
Implorer le trépas pour terminer ton sort ;
Tu voudras dans ton sein enfoncer une épée,
Ou te précipiter d'une roche escarpée :
Malheureux ! vainement tu chercheras la mort,
Et le fatal lacet trompera ton effort.
 
C'est alors qu'à mes pieds écrasant ma victime,
Je verrai l'univers soumis à mon pouvoir.
La cire, tu le sais, à mon ordre s'anime ;
Ton œil trop curieux, ton œil a pu le voir.
De mes philtres vainqueurs la puissance est extrême :
De la voûte des cieux ma voix peut arracher
Les astres de la nuit et Diane elle-même :
Je ranime les morts qu'a dissous le bûcher.
Penses-tu que mon art trahira ma vengeance,
Et que tu me verras pleurer son impuissance ?

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