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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

ÉPODES

 
I·À Mécène II·Alfius III·À Mécène IV·Contre Védius Rufus V·Contre Canidie VI·Contre un poète médisant VII·Au peuple romain VIII·(*) IX·À Mécène X·Contre le poète Mévius XI·À Pettius XII·(*) XIII·À ses amis XIV·À Mécène XV·À Néère XVI·Au peuple romain XVII·À Canidie

 

I — À Mécène

Tu iras donc, ô mon ami, ô Mécène, sur nos légers vaisseaux liburniens, affronter les forteresses de la flotte ennemie, réclamant pour toi les dangers qui menacent César ?
 
Que ferai-je cependant, moi à qui la vie est douce, si tu vis, mais importune si tu meurs ? Me résignerai-je à poursuivre ici, comme tu le veux, des loisirs qui n'ont de prix qu'avec toi ? ou bien partagerai-je tes travaux en homme digne de ce nom ?
 
Oui, je le veux : sur les sommets des Alpes, dans les déserts inhospitaliers du Caucase, aux bords lointains de l'Occident, partout je te suivrai d'un cœur intrépide.
 
Tu demandes à quoi te servira mon aide, faible comme je suis, et peu fait pour la guerre. Près de toi, j'aurai moins de cette crainte que redouble l'absence.
 
L'oiseau qui veille avec tendresse sur ses petits, sans plumes encore, craint pour eux, s'il lui faut les quitter, l'attaque des serpents, dont sa présence ne les défendrait pas.
 
Volontiers, je ferai cette guerre, et toute autre, dans l'espoir de tes bonnes grâces. Non pas pour que de plus nombreux taureaux secondent l’effort de mes charrues ; que mes troupeaux, avant la canicule, changent les pâturages de la Calabre pour ceux de la Lucanie ; qu'on voie de loin briller sur les hauteurs de Tusculum, près des remparts où régna le fils de Circé, ma superbe maison des champs. Ta libéralité ne m'a fait que trop riche : pourquoi voudrais-je davantage ? Pour l'enfouir dans la terre, comme l'avare Chrémès ? pour le dissiper en folies, comme nos jeunes débauchés ?

 

II — Alfius

« Heureux qui, loin des affaires, comme les hommes d'autrefois, laboure le champ paternel avec ses propres bœufs, libre des soins que donne l'usure ; que ne réveille point, dans un camp, le terrible son de la trompette; que ne font point trembler les menaces de la mer; qui se garde du forum, du superbe seuil des grands !
 
« Il s'occupe de marier les pousses déjà grandes de ses vignes à la tige élancée du peuplier ; il contemple au fond d'une vallée ses bœufs qui s'y promènent en mugissant ; il retranche, avec la serpe, des branches inutiles, les remplaçant par de plus fécondes ; il enferme dans des amphores d'une argile nouvelle le miel exprimé de ses rayons ; il tond la laine de ses faibles brebis. Et quand l'automne montre aux campagnes sa tête parée de fruits mûrs, quel plaisir de dépouiller les poiriers greffés de ses mains, de cueillir le raisin dont l'éclat le dispute à la pourpre, pour t'en faire hommage, Ô Priape, et à toi aussi, ô Silvain, gardien de ses limites !
 
« Il aime à se reposer, tantôt sous un chêne antique, tantôt sur un épais gazon, tandis que des eaux courant entre des rives qui les cachent, des oiseaux gémissant dans les bois, des sources tombant avec un doux murmure, l'invitent à un facile sommeil.
 
« Quand le dieu qui lance la foudre amène la saison des pluies et des neiges, il chasse avec sa meute nombreuse l'ardent sanglier vers les rets qui l'attendent; il dispose sur des bâtons de bois poli le filet où se prendra la grive gloutonne ; il surprend dans ses lacs le lièvre timide, la grue voyageuse, agréable prix de ses fatigues.
 
« Qui n'oublierait parmi ces plaisirs les soucis de honteuses amours ! Que si, semblable à l'austère Sabine, à l'épouse hâlée de l'agile Apulien, une pudique compagne s'occupe, pour sa part, de la maison et des enfants ; charge le saint foyer de bois amassé d'avance, quand va revenir des champs son mari fatigué ; enferme dans des claies ses grasses brebis pour tarir leur mamelle gonflée ; tire au tonneau une douce liqueur recueillie dans l'année; couvre la table de mets qui n'ont rien coûté : non, les coquillages du lac Lucrin, les turbots, les sargets, tous les poissons que les tempêtes de la mer orientale chassent vers nos rivages, l'oiseau de l'Afrique, celui de l'Ionie flatteraient moins mon estomac que quelques olives cueillies sur un rameau fertile, l'oseille amante des prés, la salubre mauve, un agneau immolé pour la fête du dieu Terme, un chevreau arraché à la dent du loup.
 
« Mais pendant le souper, qu'il est doux de voir ses troupeaux bien repus regagner à la hâte les étables, les bœufs, le cou penché, ramener à pas lents le soc renversé, et ces jeunes esclaves, dont les essaims enrichissent chaque année votre maison, s'attabler joyeusement autour des lares resplendissants. »
 
Ainsi parlait l'usurier Alfius, et, quand il eut achevé, le futur campagnard s'occupa de faire rentrer aux ides tout son argent ; puis il chercha, pour les calendes prochaines, un placement nouveau.

 

III — À Mécène

Si de sa main impie quelque mortel a pressé la gorge de son vieux père, qu'on lui serve de l'ail, ce poison plus sûr que la ciguë. Ô dures entrailles des moissonneurs ! Quel est donc le venin que je sens bouillonner en moi ? A-t-on secrètement fait cuire avec ces herbes le sang d'une vipère ? Canidie a-t-elle mis la main à ces mets odieux ?
 
Quand Médée se fut laissée charmer par le plus beau des Argonautes, c'est de ce poison qu'elle frotta les membres du héros, pour qu'il pût, sans danger, soumettre au joug des taureaux indomptés. Elle en avait infecté les présents qui la vengèrent d'une rivale, quand elle s'enfuit triomphante sur son dragon. Moins dévorantes sont les vapeurs qui des astres descendent sur les plaines altérées de l'Apulie; moins brûlante fut la robe, présent d'une épouse, qui s'enflamma sur les robustes épaules d'Hercule.
 
Si jamais rien de tel te pouvait tenter, malicieux Mécène, que, pour ta punition, ta jeune maîtresse repousse de la main tes baisers, et se retire au bord de ta couche.

 

IV — Contre Védius Rufus

La haine mutuelle que la nature a donnée aux loups et aux agneaux, je la ressens pour toi, esclave, encore meurtri des cordes de l'Ibérie, et qui portes à tes jambes la cicatrice de tes fers. En vain tu marches à nos yeux dans tout l'orgueil de ta richesse. La fortune ne change point les mœurs. Vois-tu, quand tu étales sur la voie Sacrée les neuf aunes de ta toge, comme se détourne, çà et là, sur ton passage, la libre indignation des citoyens. « Cet homme, dit-on, tant de fois fustigé par l'or des triumvirs, et qui a lassé le crieur public, il cultive mille arpents du meilleur fonds de Falerne ; il use sous les pieds de ses chevaux le pavé de la voie Appienne; aux premiers bancs du théâtre s'assied ce noble chevalier, sans crainte de la loi d'Othon. Que sert de mener tant de proues d'airain, de lourds vaisseaux contre des brigands, contre un rassemblement d'esclaves, quand cet homme, oui, cet homme, est tribun des soldats ? »

 

V — Contre Canidie

« Mais, au nom de tous les dieux qui, du ciel, gouvernent la terre et le genre humain, que signifient ces mouvements étranges, ces regards farouches, de toutes parts attachés sur moi ? Par tes enfants, s'il est vrai que jamais Lucine soit venue t'assister dans les douleurs de l'enfantement, par cette pourpre qui protège en vain mon jeune âge, par Jupiter dont de tels actes ne peuvent être approuvés, pourquoi me regarder ainsi de l'œil d'une marâtre, ou comme une bête frappée de l'épieu ? »
 
Ainsi, d'une voix tremblante, exhalait ses plaintes un enfant, bientôt dépouillé de ses marques d'honneur et dont le corps, dans l'éclat de sa beauté première, eût amolli le cœur d'un Thrace. Mais Canidie, les cheveux en désordre et entremêlés de vipères, veut que des racines de figuier sauvage arrachées aux pierres des tombeaux, que des rameaux coupés sur de funèbres cyprès, que des œufs, des plumes d'oiseaux : de nuit, trempées dans le sang de crapauds hideux, que des herbes venues d'Iolcos et de l'Ibérie si fertile en poisons, que des os dérobés à la gueule d'une chienne affamée soient placés ensemble sur un feu de Colchide.
 
Sagane, cependant, la robe retroussée, courait par toute la maison, y répandant l'eau de l'Averne: ses cheveux se dressaient comme les dards d'un hérisson de mer, comme les soies d'un sanglier furieux.
 
Véïa, que nul remords n'arrête, les mains chargées d'un lourd hoyau, creusait, en haletant, la fosse où, enseveli jusqu'au menton, comme un nageur suspendu sur l'eau, le malheureux enfant devait, durant un long jour, défaillir au spectacle de mets souvent renouvelés : de sa moelle desséchée , de son foie aride on voulait composer un breuvage amoureux, quand ses prunelles fixées avidement sur la nourriture interdite se seraient fermées, mourantes de lassitude.
 
Auprès de ses compagnes n'avait pas manqué de se rendre, on l'a cru dans l'oisive Naples, on l'a cru dans les villes d'alentour, Folia d'Ariminum, aux ardeurs viriles, dont les chants thessaliens ont le pouvoir d'attirer les astres et d'arracher la lune du ciel.
 
Quels discours alors n'osa point faire entendre la féroce Canidie, rongeant de sa dent livide son pouce à l'ongle démesuré ? « Ô mes alliés, mes témoins fidèles, déesse de la nuit, et toi Diane, qui présides au silence, quand s'accomplissent les rites secrets, venez, il en est temps, et contre des maisons que je hais prêtez-moi le secours de votre colère et de votre puissance. Tandis que, dans la sombre horreur des forêts, les bêtes sauvages s'abandonnent aux langueurs du repos, faites aboyer tous les chiens de Subure contre ce vieillard qui y cherche, amant digne de risée, d'impures amours, la tête parfumée de nard, comme n'en pourraient préparer mes mains.... Mais qu'est-ce ? que devient la force de ces poisons terribles qui vengèrent, avant qu'elle eût fui de Corinthe, l'étrangère Médée, de sa rivale grecque, la fille du puissant Créon, quand la robe, présent funeste qu'elle en avait infecté, étouffa dans les flammes la nouvelle épouse de son perfide ? Nulle herbe, cependant, nulle racine, si bien cachée dans d'âpres solitudes, qui aient échappé à mes recherches. Et il dort sur cette couche où mes sucs puissants ont versé l'oubli de toutes mes rivales, m'oubliant moi-même avec elles. Ah ! ah ! je le vois qui s'avance délivré par les charmes de quelque magicienne plus savante. Ô Varus ! tête dévouée au malheur el aux larmes ! des breuvages inouïs te ramèneront à moi, et les chants des Marses ne pourront rappeler tes esprits égarés. Je prépare pour toi, je verserai dans ton sein un philtre victorieux qui triomphera de tes dégoûts. Le ciel s'abaissera au-dessous de la mer, la terre s'étendra sur tous deux, avant que tu cesses de brûler pour moi, comme ce bitume que je jette sur la flamme. »
 
Quand elle eut dit, le jeune enfant n'essaya plus de fléchir par des prières ces femmes impies; il cherchait en lui-même par quelles paroles il romprait son long silence, et fit entendre à la fin cette prière digne de Thyeste : « Les saintes lois de la justice, si puissantes sur les humains, ne peuvent rien sur des empoisonneuses. Je vous livre aux furies, par des malédictions que ne conjure nulle victime. Bientôt j'aurai subi la mort à laquelle vous me condamnez ; mais mon spectre, pendant la nuit, sera toujours devant vous ; mon ombre vengeresse, c'est le droit des mânes, déchirera de ses ongles votre visage; je pèserai sur votre cœur inquiet et priverai du sommeil vos yeux effrayés. Un jour, la foule indignée vous poursuivra dans les rues à coups de pierres, vieilles exécrables ; les loups, les vautours de l'Esquilin disperseront vos membres sans sépulture. Puissent ne pas être privés de ce spectacle les malheureux parents qui vont me survivre ! »

 

VI — Contre un poète médisant

Pourquoi t'acharner ainsi sur d'innocents étrangers, chien sans courage contre les loups ?
 
Que ne tournes-tu, si tu l'oses, de ce côté tes vaines menaces ; que ne mords-tu qui te rendrait tes morsures ?
 
Car, tel que le dogue d'Épire ou de Laconie, cet ami des pasteurs, je sais poursuivre la tête haute, à travers la neige épaisse, la bête qui fuit devant moi. Pour toi, quand des éclats de ta voix effrayante tu as rempli la forêt, tu flaires paisiblement le morceau qu'on te jette.
 
Prends garde, je te le dis. Je suis intraitable et prêt à frapper de la corne les méchants ; comme frappa le traître Lycambe, son gendre offensé, et Bupalus, son terrible ennemi.
 
Penses-tu que si l'on porte sur moi une dent ennemie, je pleurerai comme un enfant, sans me venger ?

 

VII — Au peuple romain

Où courez-vous, malheureux ? pourquoi armer vos mains criminelles de ces épées remises naguère dans le fourreau ? Trouvez-vous donc que, sur les champs de bataille, sur la mer, ait été répandu trop peu de sang latin ? Et pourquoi ? pour que le soldat romain brûlât les superbes tours de notre rivale Carthage; pour que le Breton, encore à l'abri de nos armes, descendît, chargé de fers, la voie Sacrée ? Non : pour qu'exauçant les vœux des Parthes, cette ville s'immolât de sa propre main. Mais jamais les loups, les lions n'ont montré contre leur espèce tant de cruauté. Qui vous pousse ? Est-ce fureur aveugle, entraînement fatal, crime à expier ?... répondez !... Ils gardent le silence; la pâleur blanchit leurs fronts ; leurs âmes semblent interdites. Il est donc vrai ? c'est le courroux du destin qui poursuit sur les Romains le châtiment d'un fratricide, du jour où a coulé sur la terre, pour la malédiction de ses neveux, le sang innocent de Rémus.

 

VIII — ***

(*) Les odes VIII et XII de ce livre, In anum libidinosam, n'étant pas de nature à être traduites, et le texte n'en pouvant être reproduit avec convenance que dans des éditions toutes latines, nous les avons supprimées de celle-ci. (Note du traducteur)

 

IX — À Mécène

Ce cécube que tu gardes pour les jours de fête, maintenant que César est vainqueur, que Jupiter le veut, le boirons-nous bientôt ensemble, dans ta magnifique et haute demeure, ô fortuné Mécène ! prêtant l'oreille aux sons mêlés de la lyre dorienne et des flûtes de Phrygie ?
 
Ainsi naguère fîmes-nous, quand fuyait sur la mer, sa flotte livrée aux flammes, ce prétendu fils de Neptune, qui avait menacé Rome des fers retirés par lui à de perfides esclaves, devenus ses amis.
 
Aujourd'hui, des soldats romains, temps futurs le pourrez-vous croire ? vendus à une femme, portent pour elle armes et palissades ; ils marchent soumis aux ordres de ses vils eunuques à la peau ridée ! Au milieu de leurs enseignes, le soleil s'étonne de voir, honteux spectacle, le pavillon de gaze qui protège le sommeil de l'Égyptienne ! Frémissant d'indignation, deux mille cavaliers gaulois ont crié César et passé dans nos rangs. On a vu les poupes ennemies, fuyant vers l'Orient, s'aller cacher dans le port.
 
Triomphe ! triomphe ! où est le char doré ? où sont les taureaux au front non encore touché du joug ? Jamais, ô triomphe, tu n'as ramené un tel général, pas même le vainqueur de Jugurtha, et cet Africain, dont la vertu s’est fait de Carthage un monument.
 
Vaincu sur terre, vaincu sur mer, l'ennemi, en signe de deuil, a changé la pourpre du général contre le sayon du soldat ; il va vers la Crète aux cent villes, poussé par des vents qui ne sont plus pour lui, ou bien il cherche un asile dans les Syrtes tourmentées par le Notus, ou enfin erre à l'aventure sur les flots.
 
Esclave, de plus larges coupes, du vin de Chio, du vin de Lesbos, ou bien, pour prévenir les dégoûts, les nausées de l'ivresse, du cécube prudemment versé. Nos craintes, nos alarmes, longtemps ressenties pour César, que Bacchus, cet aimable dieu, les dissipe.

 

X — Contre le poète Mévius

Il part sous de fâcheux auspices ce vaisseau qui emporte le fétide Mévius. Aie soin, Auster, de soulever contre lui les vagues, d'en fatiguer ses flancs. Qu'obscurcissant les airs, bouleversant la mer, l'Eurus disperse au loin câbles et rames ! Que l’Aquilon s'élève tel, que sur les hautes montagnes, quand il y fait trembler, quand il y brise les chênes ! Que, dans l'affreuse nuit, nul astre ami ne se montre à celle partie du ciel où se couche le sinistre Orion !
 
Puisse Mévius n'avoir pas des flots plus paisibles que les Grecs vainqueurs, quand Pallas détourna son courroux de la cendre d'Ilion vers la nef impie d'Ajax ! Quelle sueur sur les membres de tes matelots, quelle pâleur sur ton visage, et dans ta bouche quelles plaintes indignes d'un homme, quelles supplications rejetées de Jupiter, à cet instant fatal où, poussées par l'humide Notus, les eaux de la mer Ionienne entr’ouvriront ta carène ! Oh ! si, rejeté sur le rivage, tu offrais une grasse proie aux oiseaux carnassiers, j'immolerais un bouc lascif, une brebis sur l'autel des propices tempêtes.

 

XI — À Pettius

Pettius, je n'écris plus de vers, je n'y ai plus de goût, frappé que je suis des traits de l'Amour, de l'Amour qui se plaît à m'enflammer, comme jamais aucun mortel, pour les jeunes garçons, les jeunes filles. Déjà décembre a par trois fois dépouillé les bois de leur parure, depuis que j'ai cessé d'aimer avec fureur Inachia. Hélas ! je fus alors, j'en rougis, la fable de la ville : je ne puis songer sans honte à ces repas où ma passion se trahissait par ma langueur, mon silence, des soupirs échappés du plus profond de ma poitrine. « Eh quoi ! les sincères sentiments du pauvre ne peuvent rien contre l'amour du gain ! » te disais-je avec larmes, quand m'échauffant de ses feux, le dieu du vin, ce dieu qui bannit la honte, faisait sortir de mon cœur tous mes secrets ! « Ah ! si dans ma poitrine peut bouillonner enfin un libre courroux, si je puis quelque jour livrer aux vents tous ces vains soulagements sans force contre ma cruelle blessure, plus de mauvaise honte qui m'empêche de renoncer à la lutte contre d'indignes rivaux. » Tel était mon langage austère, et quand je m'en étais bien applaudi devant toi, au lieu de retourner dans ma maison, comme tu m'en donnais le conseil, mes pieds distraits me portaient d'eux-mêmes vers une porte, hélas ! ennemie, un seuil dont la rude pierre m'avait si souvent servi de couche. Et maintenant Lyciscus qui fait gloire de l'emporter en mollesse sur les plus délicates beautés, me retient dans les liens d'un amour, auquel ne me peuvent soustraire les libres conseils de mes amis, les plus cruels affronts, dont me délivrera seule quelque autre ardeur pour une blanche jeune fille, pour un jeune garçon, aux membres arrondis, à la longue chevelure, gracieusement rattachée.

 

XII — ***

(*) Les odes VIII et XII de ce livre, In anum libidinosam, n'étant pas de nature à être traduites, et le texte n'en pouvant être reproduit avec convenance que dans des éditions toutes latines, nous les avons supprimées de celle-ci. (Note du traducteur)

 

XIII — À ses amis

L'affreuse saison des tempêtes a rétréci l'horizon; Jupiter descend en pluies et en neiges sur la terre; la mer, les forêts retentissent tour à tour des mugissements du vent de Thrace. Saisissons, amis, l'occasion, sans attendre au lendemain, et quand nos genoux ont encore toute leur verdeur, que l'âge nous permet le plaisir, chassons bien loin l'air soucieux de la vieillesse.
 
Allons, fais venir du vin, foulé sous ce consul Torquatus qui m'a vu naître. Le reste, n'en parlons point ; peut-être, par un retour favorable, les dieux rétabliront-ils toutes choses. Aujourd'hui je veux m'inonder des parfums de la Perse ; je veux que la lyre de Mercure soulage mon cœur de ses cruelles inquiétudes. C'était la leçon de l'illustre Centaure au grand Achille, son élève. « Héros destiné à toujours vaincre, et cependant fils mortel de la déesse Thétis, tu es attendu aux champs d'Assaracus, que creusent les froides eaux de l'indigent Scamandre, où coule le Simoïs. Mais tu n'en dois point revenir; l'infaillible fuseau des Parques te l'interdit, et ta mère, au voile d'azur, ne te ramènera point dans ta patrie. Charme donc en ces lieux tes chagrins par le vin, par le chant, ces douces consolations de la tristesse. »

 

XIV — À Mécène

Quelle langueur paresseuse a donc fait couler l'oubli dans tous mes sens, comme si, d'une bouche avide, j'avais bu l'eau assoupissante du Léthé, aimable Mécène, tu me, fais mourir toutes les fois que tu me le demandes. C'est un dieu, oui, un dieu qui m'interdit de reprendre ces ïambes autrefois commencés, d'amener à son terme cette œuvre depuis longtemps promise. Ainsi, dit-on, le Samien Bathylle enflamma le cœur du poète de Téos, Anacréon, qui, sur sa lyre, pleurait ses amours en vers d'un mètre facile. Toi-même, tu connais ce tourment; tu brûles comme moi : mais puisqu'il n'était pas plus beau ce feu qui mit en cendre Ilion, applaudis-toi de ton sort ; moi, c'est pour une affranchie, et qui n'a pas assez d'un amant, c'est pour Phryné que je me consume.

 

XV — À Néère

Il était nuit, et dans un ciel serein brillait la lune, au milieu de la foule des astres, lorsque, prête à offenser par un parjure la majesté de nos grands dieux, tu me disais, répétant mes paroles, et me serrant dans tes bras plus étroitement que n'est pressé par le lierre le tronc du chêne : « Aussi longtemps que le loup poursuivra les brebis, que l'astre ennemi des nautoniers, Orion, soulèvera les tempêtes de l'hiver, que le souffle du zéphyr fera flotter les longs cheveux d'Apollon, aussi longtemps durera notre mutuel amour. » Que de regrets te coûtera un jour mon courage, ô Néère ! car si Flaccus est un homme, il n'endurera pas patiemment que tu donnes tes nuits à un rival préféré ; dans sa colère, il cherchera qui le venge. Et ne crois pas que ma constance cède jamais à ta beauté, une fois qu'elle me sera devenue odieuse, et qu'un implacable ressentiment aura pénétré dans mon âme. Pour toi, qui que tu sois, mortel heureux, qui marches maintenant fier de ma disgrâce, tu peux posséder de nombreux troupeaux, de vastes terres, voir pour toi seul couler le Pactole, n'ignorer aucun des secrets de Pythagore rappelé au jour, l'emporter en beauté sur Nirée lui-même ; un jour, cependant, tu pleureras son amour transporté ailleurs, et moi, à mon tour, je rirai.

 

XVI — Au peuple romain

Encore une génération qui se consume dans les guerres civiles ; c'est sous ses propres forces que Rome va succomber. Rien n'avait pu l'abattre, l'inimitié des Marses, ses belliqueux voisins ; les menaces de Porsenna et de son Étrurie; la rivalité de Capoue ; la révolte hardie de Spartacus ; la soumission inquiète, la foi inconstante de l'Allobroge ; les enfants aux yeux azurés de la sauvage Germanie ; Annibal détesté de nos pères. Elle va périr et par nous, génération impie et maudite. Bientôt les bêtes seules habiteront comme autrefois le sol de la patrie.
 
Hélas ! nos cendres seront donc foulées sous les pieds du barbare victorieux, et dans notre ville déserte retentira le pas de ses chevaux. Arrachés à la retraite qui les défend de l'air et du soleil, les os de Quirinus, spectacle affreux ! seront jetés aux vents par des mains insolentes.
 
Peut-être cherchez-vous tous, ou les meilleurs d'entre vous, un moyen d'échapper à ces maux ? Je n'en sais pas d'autre que de faire comme les Phocéens, quand tout leur peuple se sépara avec horreur de ses champs et de ses pénates, abandonna les sanctuaires de ses dieux aux sangliers, aux loups ravisseurs; que d'aller où nous porteront nos pieds, où nous poussera le souffle du Notus et de l'intraitable vent d'Afrique. Le voulez-vous ? ou quelqu'un ouvre-t-il un avis meilleur ? D'heureux auspices nous appellent: montons, sans plus attendre, sur nos vaisseaux.
 
Mais, avant, jurons-le: quand, précipités dans les flots, on verra des rochers remonter à leur surface, alors nous pourrons revenir. Nous ne craindrons pas de tourner nos voiles vers notre patrie abandonnée, quand le Pô baignera les sommets des monts de Calabre, quand le haut Apennin s'avancera dans la mer, quand un amour étrange, formant des unions monstrueuses, accouplera les tigres avec les biches, fera vivre la colombe en adultère avec le milan, quand les troupeaux confiants s'approcheront des lions au menaçant regard, quand, dépouillé de son poil hérissé, le bouc se plaira dans les flots amers.
 
Ces serments, et tous ceux qui pourront nous interdire à jamais l'espoir d'un heureux retour, que l'État tout entier les prononce au départ, ou du moins ses meilleurs citoyens, se séparant d'un troupeau indocile, des hommes sans énergie, sans avenir, qui veulent continuer de languir sur une terre abandonnée des dieux.
 
Ô vous, hommes de courage, laissez la plainte aux femmes, et sans tourner la tête, volez loin des rivages de l'Étrurie. L'Océan nous appelle au delà de ce monde qu'il embrasse. Allons chercher les campagnes, les riches campagnes des îles Fortunées, où la terre sans culture donne chaque année une moisson nouvelle, où la vigne fleurit sans qu'on l'émonde, où les bourgeons de l'olivier n'offrent jamais d'espoir trompeur, où le figuier sauvage n'attend point de la greffe les fruits mûrs dont il se pare. Là coule le miel du tronc des chênes ; là tombe des montagnes une eau qui bondit en murmurant ; là viennent d'elles-mêmes apporter, à la main amie qui les trait, le lait de leurs mamelles gonflées les chèvres et les brebis. Point de contagion funeste aux troupeaux ; point d'astre à maligne influence, qui les dévore de ses feux. L'ours n'y gronde point le soir autour des bergeries ; la terre n'y recèle point de venimeuses vipères. Que de sujets d'étonnement, que de félicités nous attendent encore en ces lieux ! un sol que ne sillonnent jamais des torrents gonflés par les vents pluvieux, ou dont les flancs desséchés ne brûlent point les fécondes semences qu'on lui confie ; une température égale, maintenue en toute saison par le roi des dieux. Ces rivages ont échappé aux recherches du vaisseau des Argonautes, aux courses de l'impudique princesse de Colchide ; les matelots de Sidon n'y ont point dirigé leurs voiles ; les infatigables compagnons d'Ulysse n'y ont point abordé. C'est l'asile que Jupiter a ménagé aux âmes pieuses lorsqu'il a mêlé d'airain impur l'or du premier âge. Après l'airain est venu le fer dont il a forgé ces siècles si durs, auxquels, s'ils veulent m'en croire, les sages sauront bien échapper.

 

XVII — À Canidie

HORACE

C'en est fait: je me rends ; je reconnais l'empire de ta science; je te demande grâce. Par le trône de Proserpine, par la redoutable divinité de Diane, par ces livres où sont les formules puissantes qui détachent les astres du ciel, épargne-moi, Canidie; cesse tes saintes conjurations; arrête, fais tourner dans un sens nouveau ton fuseau magique.
 
Le petit-fils de Nérée s'est laissé fléchir par Télèphe qui avait mené audacieusement contre lui les bataillons de la Mysie, qui avait lancé contre lui son javelot. Les mères troyennes ont pu honorer les restes de l'homicide Hector, ces restes condamnés à devenir la pâture des oiseaux de proie et des chiens, quand, osant quitter sa ville, le roi d'Ilion fut tombé, effort douloureux ! aux pieds de l'impitoyable Achille. Les rameurs du patient Ulysse ont vu leurs membres dépouiller, à la voix de Circé elle-même, la peau rude et velue dont elle les avait revêtus ; par elle, ils ont retrouvé le sentiment, la voix, les traits du visage humain.
 
N'ai-je pas assez et trop expié mes offenses envers toi, femme adorée des matelots et des marchands vagabonds. Vois, ma jeunesse a fui; ses aimables couleurs ont quitté mon corps desséché et livide; mes cheveux ont blanchi par l'effet de tes parfums. Point de relâche à mes continuelles souffrances : la nuit chasse le jour, et le jour la nuit, sans que jamais repose ma poitrine oppressée et haletante.
 
Je suis forcé d'avouer, mon malheur m'y réduit à la fin, que les Samnites savent des paroles qui troublent, égarent l'âme ; que la tête se brise aux chants que répètent les Marses.
 
Que veux-tu de plus ? Ô mer ! ô terre ! je brûle comme jamais Hercule dévoré par le sang de Nessus, comme jamais la flamme verdâtre allumée en Sicile dans le cratère de l'Etna, Toi-même, attends-tu que je ne sois plus qu'une cendre abandonnée au souffle injurieux des vents, pour éteindre le feu qui t'embrase comme l'officine des poisons de Colchide ? Quel terme espérer ? Quel châtiment attendre ? Parle, j'accomplirai fidèlement ton arrêt, je réparerai mes torts, j'y suis prêt. Veux-tu un sacrifice de cent taureaux ? Exiges-tu que ma lyre menteuse te célèbre ? Eh bien, ta pudeur, ta vertu seront portées par moi jusqu'aux astres, parmi lesquels tu brilleras toi-même, constellation nouvelle.
 
Des vers qui diffamaient Hélène avaient blessé Castor et le frère de Castor; vaincus cependant par les prières du poète, ils lui rendirent la lumière dont ils l'avaient privé. Délivre-moi aussi, tu le peux, de mon égarement, ô toi qui n'as point à rougir de la honte de tes parents, toi qu'on n'a jamais vue, vieille experte en maléfices, dérober aux sépulcres des pauvres, pour les disperser avec impiété, leurs cendres encore chaudes. Ton cœur n'est point cruel, tes mains sont pures ; Pactumeius est bien ton fils ; c'est bien ton sang qui rougit les linges que lave la matrone, quand tu t'élances de ton lit de douleur, courageuse accouchée.

CANIDIE

Pourquoi perdre des prières auxquelles mon oreille est fermée ? Ils ne sont pas plus sourds à la voix suppliante des matelots dépouillés les rochers que bat en hiver de ses flots Neptune furieux.
 
Quoi ! tu aurais pu divulguer, livrer à la risée le culte secret de Cotytto, les rites sacrés du libre amour ; témoin indiscret des mystères de l'Esquilin, tu aurais impunément rempli de mon nom la ville entière !
 
Eh ! que me servirait d'avoir acheté si cher les secrets des sorcières péligniennes, d'avoir appris d'elles à composer des poisons d'un effet rapide et sûr ? N'espère point une mort trop lente au gré de tes vœux ; il faut que ta misérable vie se prolonge et suffise sans cesse à de nouveaux supplices.
 
Ils souhaitent aussi la fin de leurs peines et le perfide père de Pélops, Tantale, que fuient sans cesse des mets trompeurs, et Prométhée enchaîné à l'aigle son bourreau, et Sisyphe s'efforçant en vain de rouler son rocher jusqu'au sommet de la montagne. A leurs désirs s'opposent les inflexibles lois de Jupiter.
 
Vainement aussi tu voudras te précipiter du sommet d'une tour, ouvrir ton sein avec une épée de Noricie, passer à ton cou le lacet fatal, cherchant un dernier remède à tes mortels ennuis, à tes dégoûts. Portée triomphante sur tes épaules ennemies, je verrai la terre s'humilier devant ma puissance orgueilleuse. Moi qui peux, tu le sais, tu l'as vu , poussé par ta criminelle curiosité, faire mouvoir des figures de cire, arracher par les sons de ma voix la lune à la voûte du ciel, réveiller les morts au sein de leur bûcher, préparer les breuvages qui font aimer, je serais réduite à pleurer la défaite de mon art, impuissant sur toi seul !

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