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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

ODES II

 
I·À C. Asinius Pollion II·À C. Sallustius Crispus III·À Q. Dellius IV·À Xanthias de Phocide V·À un ami VI·À Septimius VII·À Pompéius Varus VIII·À Barine IX·À C.Valgius X·À L. Licinius Muréna XI·À Quintius Hirpinus XII·À Mécène XIII·Contre un arbre... XIV·À Postumus XV·Contre le luxe de son siècle XVI·À Pompéius Grosphus XVII·À Mécène XVIII·Contre l'avidité des riches XIX·Hymne à Bacchus XX·À Mécène

 

I — À C. Asinius Pollion

L'État profondément ému, dès le consulat de Métellus, les causes de la guerre, les fautes, les désordres, toute la suite des événements, les jeux de la Fortune, les terribles amitiés des grands, ces armes souillées d'un sang non encore expié, voilà ce que tu oses toucher dans une œuvre pleine de périls, marchant sur des feux mal recouverts d'une cendre trompeuse.
 
Que ta sévère Melpomène manque quelque temps à nos théâtres ; puis, quand tu auras ordonné le récit des malheurs publics, tu reprendras, avec le cothurne d'Athènes, ta noble tâche poétique, ô Pollion, appui des tristes accusés, conseil du sénat, à qui a valu d'éternels honneurs le laurier triomphal cueilli en Dalmatie.
 
Déjà du menaçant murmure des clairons tu troubles mon oreille ; déjà les trompettes résonnent; déjà s'agitent les armes dont le terrible éclat fait détourner la tête aux chevaux et aux cavaliers. Je crois entendre la voix puissante des généraux ; je les aperçois eux-mêmes, noircis d'une noble poussière. C'en est fait, tout sur la terre est soumis, hors l'indomptable, la farouche vertu de Caton.
 
Junon, avec ces dieux trop amis de l'Afrique que nos armes en avaient chassés pleins d'une colère impuissante, a fait des petits-fils de ses vainqueurs autant de victimes funèbres aux mânes de Jugurtha.
 
Quel champ ne s'est engraissé des dépouilles des Latins et ne garde dans leurs tombeaux des monuments de nos tristes combats et de cette chute de l'Hespérie entendue jusque chez les Mèdes ?
 
Quels fleuves ont ignoré de si tristes guerres ? Quelle mer n'a vu rougir ses eaux par le massacre des enfants de la Daunie ? Quel rivage où n'ait coulé notre sang ?
 
Mais pourquoi, Muse téméraire, abandonnant tes jeux, usurper le lugubre office du poète de Céos. Viens plutôt avec moi, dans la grotte de Vénus, chercher sur ta lyre modeste d'autres accords.

 

II — À C. Sallustius Crispus

L'argent est sans couleur dans les entrailles de la terre avare, tu le sais, ô Salluste, toi qui méprises le métal inutile auquel un usage modéré n'a pas encore donné son poli et son éclat.
 
Toujours vivra, croissant avec les âges, le nom de ce Proculéius, qui eut pour ses frères une âme paternelle ; il ira à l'avenir, porté sur les ailes infatigables d'une renommée victorieuse du trépas.
 
Qui dompte son esprit avide étend plus loin son empire que s'il ajoutait à la Libye les terres lointaines de Gadès, que s'il possédait seul l'une et l'autre Carthage.
 
Toujours s'accroît par de funestes ménagements le supplice de l'hydropique : il ne peut chasser la soif que d'abord ne soit sorti de ses veines le principe de son mal, cette humeur indolente qui le fait languir et pâlir.
 
En vain Phraate est replacé au trône de Cyrus. La vertu n'en juge pas comme le vulgaire; elle nous apprend, en retranchant ce monarque du nombre des heureux, à ne plus lui donner ce titre, à ne plus abuser ainsi des paroles. La royauté, le diadème, le laurier, elle ne les donne en propre et pour toujours qu'à l'homme dont un immense amas de richesses n'attire pas même les regards.

 

III — À Q. Dellius

Songe à conserver, au milieu des disgrâces, l'égalité de ton âme, et dans la prospérité, ne la préserve pas avec moins de soin d'une insolente joie, puisque enfin tu dois mourir, ô Dellius, soit que ta vie se soit écoulée tout entière dans la tristesse, soit que, les jours de fête, couché à l'écart sur un vert gazon, tu aies réjoui ton cœur par un falerne de bonne date et caché au fond du cellier.
 
En ce lieu où un pin élevé, un blanc peuplier aiment à mêler leurs ombres hospitalières, où lutte contre les détours de sa rive une onde pressée de fuir, fais apporter le vin, les parfums, les fleurs trop peu durables, hélas ! du rosier, tandis que te permettent encore cette joie, ta fortune, ton âge, la noire trame des infernales Sœurs.
 
Un jour, ces biens, ces pâturages dont tu recules les limites, ton palais, ta maison des champs que baignent les jaunes ondes du Tibre, un jour, il te faudra y renoncer. L'amas croissant de tes richesses deviendra la proie d'un héritier.
 
Que tu sois le riche descendant de l'antique Inachus, ou bien un misérable de la plus basse origine, qu'importe pour ce peu d'instants que tu dois passer à la lumière du jour, victime réclamée par l'impitoyable Pluton.
 
Nous allons tous, troupeau docile, au même lieu ; les noms de tous s'agitent dans l'urne d'où doit sortir, un peu plus tôt, un peu plus tard, l'arrêt qui nous fera partir, pour un exil éternel, sur la fatale barque.

 

IV — À Xanthias de Phocide

Que ton amour pour une servante ne te fasse pas rougir, Xanthias de Phocide ! Bien avant toi se sont laissé toucher l'intraitable Achille, par l'éclatante blancheur de son esclave Briseïs, le fils de Télamon, Ajax, ce maître farouche, par les traits de sa captive Tecmesse. Avant toi, le fils d'Atrée a brûlé, au sein même de son triomphe, pour une vierge ravie, après qu'eurent succombé les bataillons de Troie sous l'effort des Thessaliens vainqueurs, et que l'appui d'Hector, enfin retiré à Pergame, en eût rendu la conquête plus facile aux Grecs fatigués.
 
Sais-tu si la blonde Phyllis n'est pas née de parents dont l'opulence fasse honneur à leur gendre ? elle pleure, on n'en peut douter, sur sa royale naissance avilie, sur l'injuste abandon de ses dieux. Non, crois-le, celle que tu aimes n'appartient point à la foule scélérate ; une femme si fidèle, si peu sensible au gain, n'a pu sortir d'une mère déshonorée.
 
Son visage, ses bras, ses jambes arrondies, je les loue sans passion, en toute liberté. Garde-toi de soupçons jaloux contre un homme dont vient de se fermer, sous la main empressée du temps, le huitième lustre !

 

V — À un ami

Elle n'a pas encore appris à courber son front sous le joug, trop lourd pour sa faiblesse; elle ne saurait encore, avec un compagnon de travail, prendre sa part des fatigues communes, ni porter le poids du taureau qui se rue vers les plaisirs amoureux.
 
La pensée de ta génisse est maintenant tout entière aux verdoyantes prairies ; elle n'aime, ou qu'à trouver, dans le courant des fleuves, un doux abri contre l'ardeur du jour, ou qu'à se jouer, avec les jeunes veaux, parmi les humides saussaies.
 
Ne te hâte pas de désirer la grappe dans sa verdeur première; attends que l'automne, aux riches couleurs, ait animé sa pâleur par les teintes de la pourpre.
 
Bientôt Lalagé te cherchera d'elle-même ; car l'âge, qui la rend farouche, ne cesse de courir et va lui apporter les années heureuses qu'il t'aura dérobées ; bientôt elle lèvera un front plus hardi vers un amant désiré.
 
Elle se fera aimer plus qu'aujourd'hui l'on n'aime, ou Pholoé, aux fugitives amours, ou Chloris, dont la blanche épaule brille du pur éclat de la lune argentant les flots de la mer, ou bien encore Gygès, ce jeune garçon de Gnide, qui, mêlé à un chœur de jeunes filles, y tromperait, erreur étrange ! les regards les plus exercés, par ses longs cheveux flottants, par les grâces équivoques de son visage, par l'énigme de son sexe.

 

VI — À Septimius

Septimius, toi qui me suivrais jusqu'à Gadès, chez le Cantabre, encore ignorant de notre joug, dans les Syrtes, parmi les écueils d'un rivage barbare, où toujours bouillonnent les flots du Maure ;
 
Puisse Tibur, antique colonie d'Argos, être l'asile de ma vieillesse; que j'y trouve enfin le terme de mes fatigues et sur mer et sur terre, de mes voyages et de mes campagnes !
 
Que si les Parques contraires m'interdisaient ce séjour, j'irais près des eaux du Galèse, si aimées de ces brebis que protège une toison étrangère, dans les champs où régna le Lacédémonien Phalante.
 
Il me rit plus que tout autre, ce petit coin de terre où le miel ne le cède point à celui du mont Hymette, où la verte olive le dispute à celle de Vénafre, où les printemps sont longs, les hivers attiédis par la faveur de Jupiter, où, chéries de Bacchus et par lui rendues fertiles, les collines d'Aulon n'ont rien qu'elles envient aux raisins de Falerne.
 
Voilà le lieu, l'heureuse retraite qui te réclame avec moi ; là tu payeras un jour ton tribut de larmes à la cendre encore chaude du poète qui fut ton ami.

 

VII — À Pompéius Varus

Ô toi qui, comme moi, vis bien souvent de près ta dernière heure, quand nous servions ensemble sous Brutus, quel heureux sort te rend, citoyen encore, aux dieux de la patrie, au ciel de l'Italie, Pompée, le premier de mes compagnons, avec qui j'ai tant de fois abrégé par le vin la longueur du jour, les cheveux couronnés de fleurs et humides des parfums de l'Orient ?
 
Avec toi j'ai vu la déroute, la fuite de Philippes, et j'en ai pris ma part, abandonnant, j'en rougis, mon bouclier, quand succomba le courage, quand les plus braves, menaçant encore, mordirent l'affreuse poussière.
 
Mais, à travers les ennemis, l'agile Mercure m'emporta, tout tremblant, dans un nuage; et toi, le flot te reprit, et sur une mer orageuse te rejeta parmi les combats.
 
Acquitte donc, par un sacrifice, tes vœux à Jupiter; fatigué de tes longues campagnes, viens te reposer sous mon laurier, sans épargner les tonneaux qui attendaient ton retour.
 
Ce massique, chargé d'oubli, emplis-en jusqu'aux bords la large et brillante coupe; vide sur ta tête les coquilles profondes où s'enferment les parfums. Qui se charge de tresser à la hâte, en fraîches couronnes, l'ache et le myrte ? à qui Vénus va-t-elle faire échoir le gouvernement des buveurs ? Je ne veux pas, pour moi, fêter Bacchus plus sagement que les Thraces; un peu de folle joie me plaît quand je retrouve un ami.

 

VIII — À Barine

Si jamais tu avais porté la peine d'un parjure, ô Barine, qu'une seule de tes dents en fût devenue moins blanche, un de tes ongles moins gracieux, je pourrais te croire.
 
Mais tu n'as pas plutôt engagé par des vœux ta tête perfide, que tu te montres plus brillante et plus belle; que partout, sur ton passage, tu attires les vœux des jeunes cœurs.
 
Tu gagnes à oser attester faussement les cendres ensevelies de ta mère, les astres taciturnes de la nuit avec le ciel tout entier, les dieux à qui la froide mort est inconnue.
 
Ton crime, Vénus elle-même n'en fait que rire, et comme elle les nymphes ingénues, et le cruel Cupidon qui ne cesse d'aiguiser ses traits brûlants sur une pierre sanglante.
 
Ajoute que pour toi seule semble croître toute la jeunesse; que chaque génération t'envoie de nouveaux esclaves, sans que les premiers, après bien des menaces, puissent se résoudre à quitter le toit de leur impie maîtresse.
 
C'est toi que les tendres mères, que les vieillards économes, que les nouvelles épouses, le cœur plein d'inquiétude, redoutent pour leur fils, leurs maris; tous craignent que, comme de jeunes taureaux, ils ne se laissent emporter par ton souffle séducteur.

 

IX — À C. Valgius

La pluie ne coule pas toujours des nues sur les champs attristés ; les tempêtes inconstantes ne tourmentent pas toujours les flots de la mer Caspienne, ô mon cher Valgius : la glace ne pèse pas toute l'année sur les montagnes de l'Arménie ; on ne voit pas toute l'année, au souffle de l'Aquilon, se courber les chênes fatigués du Gargan, ses frênes se dépouiller de leur feuillage.
 
Et toi, tes plaintifs accords ne cessent de s'adresser à Mystès qui n'est plus : point de repos pour tes amours, que l'étoile de Vénus se lève ou qu'elle fuie devant la lumière.
 
Mais ce vieillard, qui vécut trois âges d'homme, n'a pas pleuré le reste de ses jours l'aimable Antiloque; mais Troïle, ce jeune enfant, n'a pas coûté des pleurs sans fin à ses parents, à ses sœurs.
 
Cesse enfin ces tendres plaintes et chante plutôt avec moi les nouveaux trophées d'Auguste, l'âpre Niphate vaincu, le fleuve du Mède ajouté à nos conquêtes et roulant des flots plus humbles, les courses des cavaliers gélons resserrées dans des limites plus étroites.

 

X — À L. Licinius Muréna

Pour vivre heureusement, Licinius, il ne faut pas toujours pousser sa nef vers la haute mer; il ne faut pas, non plus, trop inquiet, trop effrayé de la tempête, raser de trop près les écueils du rivage.
 
Précieuse médiocrité, celui qui te chérit échappe par sa prudence à la honte de vivre sous un toit misérable ; par sa modération à l'envie que provoque l'habitant d'un palais.
 
C'est le pin élevé vers le ciel qu'agitent surtout les vents ; c'est la tour la plus haute que menace la chute la plus lourde ; c'est le sommet des montagnes que frappent de préférence les traits de la foudre.
 
Il espère quand le sort est contraire, et quand il éprouve sa faveur, il craint quelque triste retour, le cœur qu'a préparé la sagesse. Le hideux aspect de la tempête, Jupiter parfois le ramène, parfois aussi l'efface. Si le présent est fâcheux, faut-il que pour cela l'avenir lui-même le soit ? Par moments, Apollon réveille la voix endormie de sa lyre; sa main ne tend pas toujours l'arc redoutable.
 
Sache, dans la détresse, montrer ta force et ton courage; et ne manque pas, si tu es sage, de serrer ta voile trop enflée par le vent de la fortune.

 

XI — À Quintius Hirpinus

Que peuvent tramer encore et le Cantabre belliqueux et le Scythe contre lequel nous protège l'Adriatique ? Ne t'en inquiète point, Quintius Hirpinus, et garde-toi surtout de prendre trop de peine pour les besoins d'une vie à laquelle suffit si peu de chose.
 
Derrière nous fuit la jeunesse avec son pur éclat, sa grâce ; notre front, qui se sèche et qui blanchit, a chassé bien loin les folâtres amours et le facile sommeil.
 
Les fleurs du printemps ne gardent pas à jamais leur beauté ; la lune ne montre pas toujours sa face brillante. A quoi bon fatiguer ton esprit de conseils sans fin qui le surpassent ?
 
Ne vaudrait-il pas mieux, sous ce haut platane, sous ce pin, négligemment couchés, et parfumant, nous le pouvons encore, des senteurs de la rose, des essences envoyées par la Syrie, nos cheveux blanchissants, passer le temps à boire ? Bacchus dissipe les soucis rongeurs. Qui de vous, enfants, s'empressera d'éteindre l'ardeur du falerne par le mélange de cette eau courante ?
 
Qui fera sortir de la maison retirée où elle se cache la courtisane Lydé ? Allons, qu'on lui dise de venir au plus vite, avec sa lyre d'ivoire, les cheveux élégamment rattachés comme ceux d'une jeune Lacédémonienne.

 

XII — À Mécène

N'exige pas que je chante les longues guerres de la farouche Numance, le terrible Annibal, la mer de Sicile rougie du sang des Carthaginois. Ce ne sont pas là des sujets qui conviennent aux accords amollis de ma lyre, non plus que les cruels Lapithes, Hylée égaré par l'ivresse, ou, tombant sous les coups d'Hercule, ces fils de la Terre, qui mirent en péril et firent trembler l'éclatante demeure de l'antique Saturne.
 
Toi-même, dans la prose de tes histoires, tu diras mieux que moi, ô Mécène, les combats de César, et ces rois qu'il a conduits, par nos rues, enchaînés et menaçant encore.
 
C'est ta Licymnie que ma muse me commande de célébrer, la douceur de ses chants, l'éclat de son regard, son cœur fidèle qui répond si bien à tes amours.
 
Que de grâce l'accompagne, soit qu'elle mêle ses pas à la danse, soit qu'elle se livre aux folâtres jeux de la table, ou que ses bras s'entrelacent à ceux de nos belles vierges dans les jours solennels de la fête de Diane !
 
Changerais-tu, dis-moi, contre les trésors du riche Achémène, contre ceux qu'a jamais renfermés la grasse Phrygie, royaume de Mygdon, contre ceux qui remplissent les maisons des Arabes, les cheveux de ta Licymnie ; quand son visage se détourne mollement attiré par tes brûlants baisers, ou quand sa feinte cruauté refuse ce qu'elle veut qu'on surprenne, ce qu'elle-même quelquefois s'empresse de ravir la première ?

 

XIII — Contre un arbre de sa terre de la Sabine
dont la chute a failli l'écraser.

C'est dans un jour néfaste et d'une main sacrilège que tu fus planté, arbre fatal, pour le malheur des générations à venir et la honte du hameau.
 
Il avait, je le crois, pressé la gorge de son père, répandu la nuit le sang d'un hôte sur son foyer ; il avait mis la main aux poisons de la Colchide et à tous les crimes qu'on peut concevoir, celui qui te fit croître dans mon champ, bois funeste dont la ruine a menacé la tête de ton maître innocent.
 
De quels dangers se garder ? On ne le peut savoir à tous les instants de sa vie. Le nocher phénicien passe en tremblant le Bosphore sans rien craindre par delà de l'obscure destinée; le soldat romain redoute la fuite et les flèches du Parthe, le Parthe les chaînes et les prisons de l'Italie; mais c'est par des coups imprévus que la mort a toujours emporté, emportera toujours les humains.
 
J'ai vu de près le sombre royaume de Proserpine, Éaque sur son tribunal, les demeures départies aux justes, et Sapho, qui, sur la lyre éolienne, pleure ses amours malheureux, et toi, Alcée, dont l'archet d'or fait sonner plus haut ta lyre, quand tu peins les fatigues de la mer, les douleurs de la fuite, les maux de la guerre.
 
Leurs chants, dignes également d'un religieux silence, sont à la fois admirés des ombres. Mais à ceux qui célèbrent les combats, la chute des tyrans, se presse surtout la foule, en abreuvant son oreille avide.
 
Faut-il s'en étonner, quand la bête aux cent têtes baisse ses noires oreilles, comme frappée de stupeur par ces merveilleux accords ; quand les serpents, mêlés aux cheveux des Euménides, semblent sensibles à leur charme ; que Prométhée, que le père de Pélops goûtent, en les écoutant, un instant de relâche ; qu'Orion oublie de poursuivre les lions, les lynx timides ?

 

XIV — À Postumus

Elles s'enfuient, hélas ! Postumus, mon cher Postumus, elles nous échappent nos rapides années : point de prières pour retarder d'un instant les rides, la vieillesse déjà proche, l'indomptable mort : non, quand chacun de tes jours tu chercherais, ô mon ami, à fléchir, par une triple hécatombe, Pluton, ce dieu sans larmes, ce gardien du monstrueux Géryon et de Titius, à jamais emprisonnés dans les replis des tristes eaux, qu'il nous faut passer tous, mortels nourris des dons de la terre, que nous ayons été des rois ou d'indigents cultivateurs.
 
En vain nous tiendrons-nous éloignés des sanglants démêlés de Mars, des flots murmurants qui se brisent sur les rochers de l'Adriatique ; en vain nous garderons-nous en automne du souffle malfaisant de l'Auster ; il nous faut, tôt ou tard, aller voir ces rivages où se traînent les noires eaux du Cocyte, et la race détestée de Danaüs, et le fils d'Éole, Sisyphe, condamné à un éternel travail.
 
Il te faudra quitter la terre, et ta maison, et ton épouse aimée, et de ces arbres que tu cultives, nul que l'odieux cyprès ne suivra son maître d'un jour.
 
Plus digne que toi de la richesse, ton héritier engloutira ce cécube que gardent cent fidèles clefs ; il rougira son pavé de marbre des flots dédaigneusement prodigués d'un vin qui ferait envie à la table des pontifes.

 

XV — Contre le luxe de son siècle

Bientôt nos royales constructions ne laisseront plus à la charrue du laboureur qu'à peine quelques arpents. On verra s'étendre de toutes parts des piscines plus spacieuses que le lac Lucrin. Devant l'inutile platane se retirera l'ormeau auquel se mariait la vigne. Ici des parterres de violettes, des plants de myrtes, vaines richesses de l'odorat, rempliront de leurs parfums des champs où croissaient naguère pour un maître plus sage de fertiles oliviers : là des bosquets de lauriers arrêteront les traits brûlants du jour.
 
Est-ce donc ce que voulait Romulus, ce qu'enseignaient les exemples du sévère Caton, les règles de nos pères ? Alors les fortunes privées étaient peu de chose, la fortune publique était tout. Un particulier n'eût pas fait construire à son usage, pour y recevoir la fraîche haleine du nord, de vastes portiques. Les lois ne permettaient pas à qui bâtissait sa maison de dédaigner le gazon qu'il trouvait sous sa main : elles réservaient la pierre nouvellement tirée de la carrière, pour les édifices construits par l'État, pour les temples des dieux.

 

XVI — À Pompéius Grosphus

C'est le repos que demande aux dieux le marchand surpris par la tempête sur les plaines de la mer Égée, lorsqu'un sombre nuage a voilé la clarté de la lune, que nulle étoile secourable ne brille aux yeux des matelots.
 
C'est le repos que souhaitent et la Thrace toujours emportée par la fureur des combats, et les Mèdes parés de leur carquois ; le repos, cher Grosphus, contre lequel on n'échange ni les pierres précieuses, ni la pourpre, ni l'or.
 
Non, il n'est pas donné aux trésors des riches, aux haches des consuls d'écarter les funestes troubles de l'âme, ces soucis qui voltigent autour des riches lambris.
 
Il vit heureux de peu de chose l'homme qui voit briller sur sa table modeste la salière paternelle. Jamais son facile sommeil ne lui est ravi par la crainte, par les désirs de la cupidité.
 
A quoi bon ce courage qui nous fait viser, dans un âge si court, tant de buts divers ? Pourquoi, changeant de séjour, chercher au loin des terres échauffées par un autre soleil ? S'exiler de sa patrie, est-ce assez pour se fuir soi-même ?
 
Le chagrin dont notre âme est malade monte avec nous sur les nefs aux proues d'airain ; il suit, sans se lasser, la marche des escadrons, plus rapide que les cerfs, plus rapide que l'Eurus lorsqu'il chasse les nuages.
 
Satisfait du présent, n'allez pas vous inquiéter de ce qui doit venir après; sachez aussi adoucir les amertumes de la vie par le mélange d'une paisible gaieté. Ici-bas, point de félicité accomplie de tout point.
 
Une mort hâtive a emporté l'illustre Achille, tandis que Tithon est lentement consumé par la vieillesse ; ce qui t'est refusé dans une heure contraire, peut-être une heure plus favorable viendra-t-elle me l'apporter ?
 
Autour de toi mugissent, dans tes pâturages de Sicile, cent troupeaux de brebis, et de nombreuses génisses; pour toi hennit la cavale destinée à traîner le char rapide dans la carrière ; tes vêtements sont faits d'une laine qu'a deux fois teinte la pourpre d'Afrique. Pour moi, un petit domaine, un peu de ce souffle qui animait la muse grecque, voilà ce que m'avait annoncé la Parque véridique, ce que j'en ai reçu, avec le mépris de l'envieux vulgaire.

 

XVII — À Mécène

Pourquoi ces plaintes qui me tuent ? Les dieux ne le permettront point et je n'y puis consentir. Toi, mourir avant moi, toi, Mécène, l'appui de ma fortune et l'ornement de ma vie !
 
Ah ! si le destin, hâtant ses coups, me ravissait, en toi, la moitié de mon être, qui retiendrait l'autre, désormais sans prix et mutilée ?
 
Le même jour verra notre double ruine. Ce n'est point là un vain et trompeur serment. Je suis prêt, oui, je suis prêt, quand le moment sera venu, à partir avec toi pour le dernier voyage. Les flammes exhalées par la Chimère, les cent bras de Gygès ressuscité ne pourront me séparer de toi. Ainsi le veulent la justice toute-puissante et les Parques.
 
Sous quel signe ai-je vu le jour, la Balance, le Scorpion aux funestes influences, effroi de notre heure natale, le Capricorne tyran des ondes occidentales ? Je ne sais; mais entre nos deux astres existe un incroyable accord.
 
Toi, Mécène, l'éclat favorable de Jupiter t'a sauvé de la malignité de Saturne, a retardé dans son vol la destinée trop prompte, quand tout un peuple, au théâtre, te salua par trois fois de ses joyeux applaudissements. Et moi j'allais périr, la tête écrasée par la chute d'un arbre, si une main secourable n'eût amorti le coup, la main de Faune qui veille sur ceux que protège Mercure.
 
Songe aux victimes, au temple que tes vœux ont promis aux dieux ; le sacrifice d'une jeune brebis acquittera les miens.

 

XVIII — Contre l'avidité des riches

L'ivoire et l'or ne resplendissent point aux lambris de ma maison ; de superbes entablements en marbre du mont Hymette n'y reposent point sur des colonnes taillées dans les carrières lointaines de l'Afrique; je n'ai point, héritier inconnu d'Attale, pris possession de son palais ; ce n'est pas pour moi que de nobles clientes travaillent la laine de Laconie.
 
Mais j'ai de l'honnêteté, quelque veine poétique; ma pauvreté est recherchée du riche. Je ne fatigue point les dieux pour avoir davantage ; je ne demande point à mon puissant ami plus qu'il ne m'a donné. La petite terre que je possède dans la Sabine suffit à ma richesse.
 
Les jours poussent les jours et sans cesse passent des lunes nouvelles. Et toi cependant, la veille de ta mort, tu fais encore scier des marbres ; il te faut un tombeau, tu te construis une maison. Tu travailles avec ardeur à repousser par tes constructions les flots murmurants de la mer de Baïes; tu te croiras pauvre tant que tu ne possèderas que le rivage.
 
Que dis-je ? tu n'es occupé qu'à déplacer les bornes des terres qui t'avoisinent, qu'à franchir dans ton avidité la limite qui te sépare de tes clients. L'époux et l'épouse fuient devant toi, emportant dans leur sein leurs dieux paternels et leurs pauvres enfants couverts de lambeaux.
 
Point de cour cependant plus assurée au riche, que celle où l'appelle, au terme fatal, le ravisseur Pluton. Où veux-tu donc aller ? La terre s'ouvre également pour le pauvre et pour les enfants des rois, et le ministre du dieu des morts, insensible à l'or de Prométhée, n'a point repassé dans sa barque le rusé Titan. Le dieu des morts retient à jamais et le superbe Tantale et la race de Tantale. Le même dieu soulage de ses misères le pauvre dont il exauce ou dont il prévient les vœux.

 

XIX — Hymne à Bacchus

J'ai vu, crois-moi postérité, sous un antre écarté, Bacchus charmant de ses chansons les Nymphes attentives, et dressant autour de lui leurs oreilles pointues les Satyres aux pieds de chèvre.
 
Évoé ! Évoé ! quelle crainte m'agite encore et se mêle à la joie dans mon cœur plein de Bacchus ? Grâce, dieu redoutable ! ne me frappe point de ton thyrse.
 
Allons ! je veux qu'on revoie dans mes vers l'emportement des Ménades, et les sources de vin, et les ruisseaux de lait, et le miel coulant du tronc des chênes; je dirai la couronne de ton épouse parant le ciel d'un astre de plus, la maison de Penthée s'écroulant sous tes coups terribles, le châtiment affreux du Thrace Lycurgue.
 
Tu domptes les fleuves et la mer des barbares; sur les monts solitaires de la Thrace, où se joue ton ivresse, tu rattaches sans crainte par des nœuds d'innocentes vipères les cheveux de tes bacchantes.
 
Quand montait vers le ciel, menaçant le trône de ton père, l'armée impie des Géants, tu as fait reculer Rhætus devant tes ongles et ta gueule de lion.
 
On ne t'avait cru propre qu'aux danses, aux jeux, aux ris, peu fait pour les combats; mais tu pouvais te partager entre la paix et la guerre.
 
A ta vue, à l'aspect de la corne d'or qui parait ton front, Cerbère, calmé, flatta doucement ses flancs de sa queue, et, quand tu t'éloignas, sa triple langue lécha tes pieds.

 

XX — À Mécène

Elles ne sont point à l'usage de tous, elles ne sont point sans force les ailes qui vont m'emporter, poète merveilleusement transformé, à travers le liquide espace : je ne demeurerai point plus longtemps sur la terre; supérieur à l'envie, je vais quitter les villes.
 
Non, non, cet enfant de pauvres parents que tu appelles ton ami, ô Mécène, il ne doit pas mourir ; l'onde du Styx ne le retiendra point prisonnier.
 
Et déjà s'étend sur mes jambes une peau durcie, tandis que, le haut de mon corps prenant la forme du cygne, et mes bras et mes mains se revêtent d'un brillant plumage.
 
D'un vol plus rapide et plus sûr que le fils de Dédale, je passerai, harmonieux oiseau, au-dessus des rivages gémissants du Bosphore, des Syrtes de la Gétulie, des champs hyperboréens. L'habitant de la Colchide, le Dace mal rassuré contre ce qu'il feint de ne pas craindre, la force des cohortes marses, les Gélons aux extrémités du monde connaîtront mes chants; ils adouciront le sauvage Ibérien, les peuples qui boivent l'eau du Rhône.
 
Loin donc de mes fausses funérailles les tristes complaintes, le lugubre appareil du deuil ! retiens tes gémissements, et ne t'inquiète point d'assurer à ma tombe d'inutiles honneurs.

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