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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

ODES III

 
I·Aux chœurs... II·À la jeunesse romaine III·À César Auguste IV·À Calliope V·En l'honneur d'Auguste VI·Aux Romains VII·À Astérie VIII·À Mécène IX·À Lydie X·À Lycé XI·À Mercure XII·Plainte de Néobulé XIII·À la fontaine de Bandusie XIV·Au peuple romain XV·Contre Chloris XVI·À Mécène XVII·À Élius Lamia XVIII·À Faune XIX·À Télèphe XX·À Pyrrhus XXI·À une amphore XXII·À Diane XXIII·À Phidylé XXIV·Contre les avares XXV·À Bacchus XXVI·À Vénus XXVII·À Galatée XXVIII·À Lydé XXIX·À Mécène XXX·À lui-même, sur son œuvre

 

I — Aux chœurs des jeunes filles et des jeunes garçons

Loin de moi profane vulgaire ! Je te méprise et te repousse. Faites silence : prêtre des Muses, je vais faire répéter aux chœurs des jeunes vierges, des jeunes garçons, des chants non encore entendus.
 
Sous les rois tremble le troupeau de leurs sujets ; aux rois eux-mêmes commande Jupiter, l'illustre vainqueur des Géants, dont le sourcil ébranle la nature.
 
Tel étend plus loin que d'autres les sillons où il plante ses vignes; tel descend au champ de Mars, sollicitant les suffrages par une plus antique noblesse ; tel fait valoir avec plus d'avantage ses mœurs, sa renommée ; tel l'emporte par la foule de ses clients. Mais, d'après d'égales lois, la Nécessité règle le sort et des grands et des petits ; son urne contient et remue tous les noms.
 
Voyez cet homme dont une épée nue menace la tête impie : tous les mets de la Sicile travailleraient vainement à flatter son goût; le chant des oiseaux et des lyres ne pourrait ramener sur ses yeux le sommeil.
 
Le sommeil, si plein de douceur, il ne dédaigne pas l'humble demeure de l'homme des champs, une rive ombragée, Tempé qu'agite le Zéphyr.
 
Quand on ne prétend qu'au nécessaire on n'a point à redouter les tempêtes de la mer, le funeste coucher de l'Arcture, le lever du Chevreau ; on ne craint pas que ses vignes soient frappées par la grêle; qu'une terre menteuse trompe ses espérances ; que ses arbres accusent de leur stérilité ou la pluie, ou les feux dévorants du soleil, ou la rigueur du froid.
 
Les poissons se sentent à l'étroit dans les mers comblées par notre luxe. Là s'engloutissent sans cesse des matériaux qu'y précipitent des troupes d'architectes et d'ouvriers, sous l'œil d'un maître impatient, qui a pris en dégoût la terre. Mais partout où il se transporte montent avec lui ses craintes, les menaces de sa conscience; à sa trirème, armée d'airain, s'attache, sur son coursier s'assied derrière lui le noir chagrin.
 
Que si ne peuvent rien pour charmer les ennuis ni le marbre de Phrygie, ni la pourpre plus éclatante que les astres, ni le vin de Falerne, ni les parfums d'Achémène, pourquoi, bravant l'envie de la foule amassée à ma porte, élèverais-je vers le ciel, par un effort nouveau de l'art, de superbes portiques ? Pourquoi irais-je échanger la paix de ma vallée, dans la Sabine, contre les soucis de la richesse ?

 

II — À la jeunesse romaine

Que le robuste enfant de Rome apprenne, dans les travaux de la guerre, à souffrir, à aimer l'étroite pauvreté ; que, toujours à cheval, il presse de sa lance redoutable le Parthe belliqueux ; qu'il passe sa vie exposé aux injures de l'air, au milieu des dangers, des alarmes ! Que du haut des tours ennemies soupirent douloureusement à son aspect les femmes, les filles des rois barbares, redoutant pour leur gendre, pour leur royal fiancé, jeune encore et sans expérience des combats, la rencontre imprudemment cherchée de ce lion qu'emporte une rage sanglante au milieu du carnage !
 
Il est doux, il est beau de mourir pour sa patrie. La mort s'attache aux pas même du lâche qui la fuit; elle frappe sans pitié le jarret, le dos timide d'une jeunesse pusillanime.
 
La vertu n'est point atteinte par la honte des refus ; nulle tache ne peut ternir l'éclat de ses honneurs; elle a ses faisceaux qu'elle ne prend ni ne dépose au gré du souffle populaire.
 
La vertu ! chargée d'ouvrir le ciel à qui a mérité de ne pas mourir, elle ose y tendre par une route refusée au vulgaire. La foule des humains, la fange terrestre, elle les fuit dédaigneusement, emportée par une aile rapide.
 
Il est sûr aussi de sa récompense le silence fidèlement gardé sur les choses saintes. Celui qui aura divulgué les mystères de Cérès, je ne veux pas qu'il habite sous mon toit, qu'il quitte avec moi le port sur un fragile esquif. Souvent Jupiter qu'on oubliait a joint, dans sa vengeance, à l'homme souillé de crime l'homme innocent et pur. Quelque avance qu'ait le coupable, rarement cesse de le poursuivre le châtiment au pied boiteux.

 

III — À César Auguste

L'homme juste et ferme en ses desseins ne sera point ébranlé par l'emportement d'une multitude qui lui commandera le crime, par le visage irrité d'un tyran ; il ne le sera point par l'Auster, ce roi turbulent de l'orageuse Adriatique, par la main foudroyante du grand Jupiter. La voûte du ciel s'écroulerait, que ses débris le frapperaient sans l'étonner.
 
C'est par là que s'élevèrent, atteignirent aux régions éthérées et Pollux, et , après tant de courses, Hercule, ces héros entre lesquels repose Auguste, buvant, comme eux, de ses lèvres vermeilles, le nectar. C'est par là que tu méritas, ô Bacchus, de monter au ciel sur un char attelé de tigres indociles. Ainsi Quirinus, emporté par les coursiers de Mars, échappa à l'Achéron, quand, dans le conseil des dieux, ces paroles de paix sortirent enfin de la bouche de Junon :
 
« Ilion, Ilion, ville condamnée par le destin, que le jugement fatal d'un homme sans vertu, le crime d'une étrangère ont réduite en poussière, du jour où Laomédon frustra les dieux de la récompense promise, tu étais déjà dévouée à ma vengeance, à celle de la chaste Minerve, avec ton peuple, avec ton roi perfide.
 
« Il s'est effacé l'hôte trop fameux de la Spartiate adultère ; la parjure maison de Priam n'a plus pour rompre les assauts des Grecs, le secours de son Hector; cette guerre, que faisaient durer nos discordes, est enfin apaisée.
 
« C'en est fait, et mes anciens ressentiments, et ma haine pour le petit-fils que m'a donné une prêtresse troyenne, j'en fais le sacrifice à Mars : que Romulus entre, j'y consens, dans nos éclatantes demeures; qu'il s'y abreuve avec nous du nectar, qu'il prenne place dans les rangs des bienheureux habitants du ciel !
 
« Pourvu qu'entre Ilion et Rome grondent toujours les tempêtes d'une vaste mer, je laisserai la nation exilée porter où elle voudra sa domination prospère. Pourvu que sur les tombeaux de Priam et de Pâris bondissent les troupeaux, et que la bête fauve y cache impunément ses petits, le brillant Capitole pourra rester debout, la fière Rome triompher du Mède et lui donner des lois.
 
« Que la terreur de son nom s'étende jusqu'aux extrémités du monde, aux lieux où une mer intérieure sépare l'Europe de l'Afrique, où les eaux débordées du Nil arrosent de fertiles campagnes.
 
« Que l'or jadis caché dans le sein de la terre d'où il n'eût pas dû sortir, elle mette sa gloire à le mépriser, plutôt qu'à le ravir en tous lieux, qu'à le dérober pour de profanes usages aux autels mêmes d'une main sacrilège.
 
« Les bornes où s'enferme le monde, qu'elle les touche de ses armes victorieuses, curieuse de connaître les régions que désolent les feux du ciel, celles où règnent ses brouillards et ses pluies.
 
« Ces grandes destinées, je les permets au peuple belliqueux de Romulus; mais, sous cette condition, que jamais, fils trop tendres et trop confiants, les Romains ne songeront à relever les murailles maternelles de Troie.
 
« Troie renaîtrait sous de sinistres auspices; elle retrouverait sa fortune, ses anciennes disgrâces; j'y conduirais encore des phalanges victorieuses, moi, la femme et la sœur de Jupiter.
 
« Oui, que trois fois se relèvent autour d'elle, par la main de Phébus, des murailles d'airain, trois fois elles tomberont sous les coups de mes Argiens, trois fois l'épouse captive pleurera son mari et ses enfants. »
 
De tels sujets conviennent-ils à une lyre enjouée ? Que fais-tu, muse téméraire ? Cesse de répéter indiscrètement les entretiens des dieux, de réduire de si grandes choses à la petitesse de tes accords.

 

IV — À Calliope

Descends du ciel, ô reine des Muses, ô Calliope, et prenant en main soit la flûte, soit la lyre, la cithare de Phébus, ou bien faisant seulement éclater ta voix, charme-moi par de longs accords.
 
L'entendez-vous ? suis-je abusé par une aimable illusion ? Je crois l'entendre en effet, je crois errer dans un bois religieux où circulent de douces eaux, des souffles rafraîchissants.
 
J'étais encore enfant; jouant sur le Vultur, ce mont apulien, j'avais passé les limites de ma terre nourricière, l'Apulie, et de fatigue j'avais cédé au sommeil. Vinrent des oiseaux merveilleux, des colombes, qui me couvrirent de frais feuillage. On s'en étonna chez tous les habitants du nid d'Acherontie, des bois de Bantia, des plaines fertiles où est l'humble Forente : on admira que j'eusse pu dormir sans crainte et sans danger parmi les noires vipères et les ours ; que le saint laurier, que le myrte se fussent amoncelés sur moi, enfant hardi, et protégé des dieux.
 
Je vous appartiens, ô Muses, soit que je m'élève sur les montagnes de la Sabine, soit que je me plaise davantage dans le frais Préneste, sur le coteau de Tibur, près des eaux de Baïes.
 
Ami de vos sacrées fontaines et de vos chœurs, ni la déroute de Philippes, ni la chute d'un arbre maudit, ni les tempêtes qui agitent, près du promontoire de Palinure, la mer de Sicile, n'ont pu éteindre le flambeau de ma vie.
 
En votre compagnie, j'oserais, hardi voyageur, affronter les folles ondes du Bosphore, les sables brûlants du rivage assyrien. Le farouche et inhospitalier Breton, le Concanien qui aime à s'abreuver du sang de son cheval, le Gélon armé de ses flèches, le fleuve qui baigne la Scythie, avec vous je les visiterais impunément.
 
Ô Muses, quand le grand César lui-même renvoie dans les villes ses soldats fatigués et interrompt ses belliqueux travaux, c'est près de vous, sous votre antre sacré, qu'il trouve du délassement.
 
Vous lui donnez de doux conseils, et vous vous applaudissez de les lui avoir donnés. Ne savons-nous pas comment les Titans impies, ces êtres monstrueux, succombèrent sous la foudre du dieu qui seul régit et la terre inerte, et la mer toujours agitée des vents, et les villes, et le triste empire, et les dieux, et la foule des mortels, par d'équitables lois ?
 
Ils avaient fait trembler Jupiter, ces audacieux, dressant leurs mille bras vers le ciel, ces frères qui roulaient sur l'Olympe le Pélion et ses forêts. Mais et Typhée, et le puissant Mimas, et Porphyrion à la menaçante attitude, et Rhétus, et Encelade, déracinant d'énormes troncs pour les lancer vers le ciel, que pouvaient-ils dans leur furie contre la retentissante égide de Minerve ? Près d'elle se tenait Vulcain, avide de combats, et l'auguste Junon, et, les épaules à jamais ornées du carquois, ce dieu qui baigne ses longs cheveux dans la source pure de Castalie, qui habite tour à tour les bosquets de la Lycie, les bois de son île natale, le dieu de Délos et de Patare, Apollon.
 
La force sans sagesse se précipite elle-même : qu'elle se modère, les dieux la soutiennent, la portent plus haut. Ils détestent des puissances brutales qui ne méditent que le crime.
 
A mes pensées rendent témoignage et Gygès aux cent bras, et le trop fameux amant de la chaste Diane, l'insolent Orion, qu'abattirent les traits de la vierge divine. La terre pleure les monstres qu'elle recouvre, ses enfants précipités par la foudre dans le livide séjour de Pluton. La flamme n'a pas encore consumé l'Etna qui pèse sur eux. Le foie de l'incontinent Titye nourrit l'oiseau cruel, son assidu bourreau. Trois cents chaînes retiennent pour toujours Pirithoüs aux lieux où le fit descendre un sacrilège amour.

 

V — En l'honneur d'Auguste

La foudre nous atteste que Jupiter règne aux cieux : comment douter ici-bas de la divinité présente d'Auguste, quand il ajoute à l'Empire les Bretons et les redoutables Perses ?
 
Quoi ! le soldat de Crassus avait pu vivre dans des liens honteux avec une épouse barbare ! Quoi ! devenu le gendre de son ennemi, ô sénat, ô mœurs antiques ! le Marse et l'Apulien avaient pu vieillir dans les armées d'un roi mède, oubliant et les Anciles, et la patrie, et la toge, et les feux éternels de Vesta, quand le Capitole, quand Rome étaient encore debout !
 
Voilà ce que craignait la prévoyance de Régulus quand il s'opposait à des conditions honteuses, à un exemple funeste pour l'avenir; quand il voulait qu'on laissât périr sans pitié dans les fers notre lâche jeunesse.
 
« J'ai vu, disait-il, suspendus aux temples de Carthage, nos drapeaux, et ces armes que nos soldats ont rendues sans combattre. J'ai vu, les mains liées derrière le dos, des citoyens, des hommes libres; les portes des villes ouvertes comme en pleine paix, les champs paisiblement cultivés, ces champs ravagés naguère par nos armes.
 
« Vos soldats, je le crois, rachetés à prix d'or, vous reviendront plus courageux. C'est ajouter le dommage à l'infamie. La laine, une fois teinte, ne reprends point sa couleur première, et la vertu véritable, quand on l'a perdue, ne rentre point dans un cœur avili. Si le cerf combat, dégagé du filet, celui-là sera brave qui s'est livré à de perfides ennemis; il terrassera les Carthaginois dans un second combat, celui qui a senti sur ses bras désarmés le poids de leurs fers et qui a craint la mort.
 
« Oui, pour sauver leur vie, ils ont mêlé la paix à la guerre. Ô opprobre de Rome ! Ô gloire de Carthage élevée sur les ruines honteuses de l'Italie ! »
 
On dit qu'il repoussa les baisers de sa chaste épouse, les caresses de ses petits enfants, parce qu'il n'était plus citoyen ; qu'il tint attachés à la terre ses mâles, ses farouches regards, jusqu'à ce que ce conseil inouï eût fortifié l'esprit incertain des sénateurs, et qu'au milieu de ses amis en larmes, il reprit le chemin de son illustre exil.
 
Il savait cependant ce que lui préparaient des bourreaux barbares. Mais, lorsqu'il se faisait un passage à travers ses proches empressés de le retenir et la foule du peuple qui s'opposait à son départ, on eût dit qu'après avoir terminé les longues affaires de ses clients, il s'en allait respirer dans les champs de Vénafre ou de la lacédémonienne Tarente.

 

VI — Aux Romains

Les fautes de tes ancêtres retomberont sur ta tête innocente, ô Romain, tant que tu n'auras pas rétabli les temples des dieux qui tombent en ruine, leurs images qu'a noircies et souillées la fumée.
 
C'est en sachant t'humilier sous les dieux, que tu commandes au monde : commence par eux, attends tout d'eux. Offensés de ta négligence, que de maux ils ont envoyés à la triste Hespérie !
 
Déjà, par deux fois, devant Monæses, devant les soldats de Pacorus, sont tombés des efforts que ne favorisaient point les auspices; le Parthe, dont l'étroit collier faisait toute la richesse, a ri du butin qui venait l'accroître. En proie à la guerre civile, Rome a failli périr sous les efforts conjurés du Dace et de l'Éthiopien, celui-ci redoutable par ses vaisseaux comme l'autre par ses flèches.
 
Des générations fécondes en désordres ont d'abord souillé le mariage, les races, les familles; de cette source ont découlé les fléaux qui ont envahi la patrie et le peuple tout entier.
 
Aux danses lascives de l'Ionie, aux arts les plus corrupteurs se forme avec joie la vierge mûre pour l'hymen. Dès les jours de son adolescence elle rêvait déjà de criminelles amours. Bientôt, à la table même d'un mari, elle cherche des amants plus jeunes; et elle ne prend pas le soin de choisir celui qui recevra d'elle des joies interdites, à la hâte et dans l'ombre ; devant tous, et secrètement avouée par un époux, elle obéit à l'appel d'un marchand, de quelque patron espagnol, qui peut acheter chèrement le déshonneur.
 
Elle n'était pas née de tels parents cette jeunesse qui rougit les mers du sang des Carthaginois, qui vainquit et Pyrrhus, et le grand Antiochus, et le terrible Annibal. C'était la mâle postérité de rustiques soldats; elle avait appris, sous la discipline de mères rigides, à retourner la terre avec le hoyau des Sabins, à rapporter le bois coupé dans la forêt, quand le soleil déplaçait l'ombre des montagnes et délivrait du joug les taureaux fatigués, quand son char en fuyant donnait le signal du doux repos.
 
Le temps, ce destructeur, que ne dégrade-t-il pas ? Pires que leurs aïeux, nos pères ont eu en nous des fils qui ne les valaient pas, et d'où va sortir une postérité plus méchante encore.

 

VII — À Astérie

Pourquoi pleurer, ô Astérie, celui que par un ciel plus serein, aux premiers jours du printemps, te rendront les zéphyrs, riche des produits de la Bithynie, et le cœur toujours fidèle, ton jeune amant Gygès ?
 
Dans le port d'Orique où l'a jeté le Notus, quand se levait l'astre impétueux de la Chèvre, il passe à pleurer de tristes nuits sans sommeil.
 
Et cependant il a troublé le repos de la femme de son hôte; pour lui soupire Chloé ; la malheureuse brûle pour l'objet qui t'enflamme, vient lui dire un adroit émissaire, qui de mille façons cherche à le séduire.
 
On lui raconte comment une femme perfide, par de mensongères accusations, poussa le crédule Prœtus à hâter le trépas du trop chaste Bellérophon ; comment Pelée fut près d'être envoyé au Tartare pour avoir fui les coupables caresses de la Thessalienne Hipollyte; on ajoute perfidement d'autres histoires qui enseignent à faillir.
 
Vains efforts ! à de tels discours son oreille est plus sourde que les rochers de la mer Icarienne, et son cœur reste jusqu'à présent sans atteinte.
 
Mais toi, crains de trouver trop aimable Énipée, ton voisin; bien que nul, au champ de Mars, ne se montre son égal dans l'art de gouverner un coursier, que nul, avec la même vitesse, ne fende les eaux du fleuve toscan.
 
Aie soin, dès l'entrée de la nuit, de tenir ta porte close; garde que les tendres plaintes de la flûte n'attirent dans la rue tes regards; mérite toujours par ta rigueur ce nom d'insensible que l'on te donne.

 

VIII — À Mécène

Qu'ai-je à faire, célibataire que je suis, avec les calendes de mars ? Pourquoi ces fleurs, cet encens, ces charbons allumés sur un autel de gazon ? Tu me le demandes avec étonnement, Mécène, si savant dans l'une et l'autre langue.
 
J'avais fait vœu d'honorer Bacchus par un agréable repas, par le sacrifice d'un bouc au poil blanc, quand je fus presque enseveli par la ruine d'un arbre.
 
Ce jour de fête, amené par le cours de l'année, va délivrer de son bouchon une amphore instruite à boire la fumée dès le consulat de Tullus.
 
Accepte, Mécène, pour fêter le salut de ton ami, cent coupes pleines; permets que ces flambeaux veillent jusqu'au jour; loin d'ici les cris et la colère ! Que ton cœur tout romain fasse trêve à ses inquiétudes sur le salut de l'empire ! Elle n'est plus l'armée du Dace Cotison; le Mède, divisé, tourne ses armes contre lui-même ; notre vieil ennemi de la côte espagnole, le Cantabre, porte enfin nos chaînes; les Scythes, l'arc détendu, s'apprêtent à fuir dans leurs déserts. Trop touché par les intérêts, les dangers de ce peuple sur qui tu veilles, ne leur sacrifie point le bonheur de ta condition privée; accepte volontiers ce que t'offre l'heure présente; laisse les pensées sérieuses.

 

IX — À Lydie

HORACE

Tant que je t'ai su plaire, que nul rival préféré n'a entouré de ses bras ton beau cou, j'ai vécu plus heureux que le roi des Perses.

LYDIE

Tant que nulle autre plus que moi n'a échauffé ton cœur, que Lydie n'a point été mise après Chloé, Lydie, belle de grand renom, a vécu plus illustre que la Romaine Ilia.

HORACE

Sur moi maintenant règne Chloé, une fille de Thrace, à la douce voix, habile à chanter, à toucher la cithare. Pour elle je ne craindrai point de mourir, si par là j'obtiens du destin qu'il épargne cette chère vie, qu'elle me survive.

LYDIE

Et moi, d'un amour qu'il partage me brûle Calaïs, le fils d'Ornytus de Thurium. Pour lui je souffrirai deux fois la mort, si j'obtiens ainsi du destin qu'épargné par sa rigueur le bel enfant me survive.

HORACE

Et si revenait la Vénus d'autrefois; si elle nous rapprochait de nouveau sous son joug d'airain; si je rejetais de mon esprit la blonde Chloé, que ma porte se rouvrît pour Lydie repoussée ?

LYDIE

Il est plus beau qu'un astre; toi plus léger que le liège, plus emporté que l'Adriatique. Avec toi cependant j'aimerais vivre, avec toi je mourrais heureuse.

 

X — À Lycé

Tu boirais les eaux du lointain Tanaïs, ô Lycé, belle à l'époux farouche, que cependant tu ne pourrais sans larmes me laisser ainsi étendu sur un seuil insensible, en butte aux Aquilons habitants de ces contrées !
 
Entends-tu comme le vent ébranle ta porte et fait mugir le bois renfermé dans ta belle demeure ; comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel serein au souffle glacé de Jupiter ?
 
Renonce à un orgueil que condamne Vénus ; crains qu'un fardeau trop lourd n'entraîne en sens contraire et la corde et la roue. Une Pénélope rebelle à l'amour n'a pu naître du Toscan qui fut ton père.
 
Ah ! si les présents, les prières, la pâleur de tes amants, l'infidélité d'un époux épris d'une femme de Piérie ne peuvent fléchir ton âme, du moins ne sois pas sans pitié pour ceux qui te supplient, bien que tu aies plus de rudesse que le bois du chêne, plus de cruauté que les serpents de l'Afrique. Prends garde ; je ne supporterai pas toujours si patiemment la dureté de ce seuil et les torrents de la pluie.

 

XI — À Mercure

Mercure, car c'est de toi qu'Amphion apprit à toucher les pierres même par ses chants, et toi, lyre, habile à faire résonner tes sept cordes, lyre jadis sans voix, sans agrément, et qui charmes aujourd'hui les tables des riches et les temples des dieux, je te demande des accords auxquels prête son oreille rebelle Lydé, semblable à la jeune cavale qui se joue dans les plaines et redoute toute approche, encore ignorante de l'hymen et farouche pour ses trop hardis amants.
 
Tu peux attirer les tigres, te faire suivre des forêts, arrêter dans leur course les ruisseaux. A ta douceur céda le portier de l'affreux séjour, Cerbère, bien que sa tête, comme celle des Furies, soit armée de serpents, que sa triple langue épanche, avec une noire haleine, un sang impur.
 
Tu as arraché un sourire au triste visage d'Ixion et de Tityus; tu as pour un moment rendu oisive l'urne des Danaïdes charmées.
 
Il faut que Lydé connaisse et le crime et le châtiment si célèbre de ces filles cruelles, l'histoire de leur tonneau sans fond, toujours rempli et toujours vide, quelle destinée est réservée aux forfaits dans les enfers.
 
Les impies ! par quel acte pouvaient-elles mieux mériter ce nom ? Les impies ! elles ont osé plonger le fer au sein de leurs jeunes époux.
 
Une seule, dans cette foule, digne du flambeau nuptial, trahit la perfidie de son père par un noble mensonge, qui a rempli tous les âges de sa gloire.
 
« Lève-toi, dit-elle à son jeune époux; lève-toi, des mains, en qui tu te fies, rendraient ton sommeil éternel. Échappe à ton beau-père, à mes criminelles sœurs. Ah ! dieux, en ce moment, comme des lionnes tombant sur de jeunes taureaux, elles déchirent de leurs mains leurs époux ! Je suis moins cruelle, je ne te frapperai point ; je ne te retiendrai point captif dans ces murs. Qu'un père en courroux m'accable du poids de ses chaînes pour avoir été clémente envers un époux malheureux, pour l'avoir épargné ; que ses vaisseaux m'aillent jeter aux déserts lointains de la Numidie ! Va t'en où t'emportera la rapidité de ta course, où te poussera l'haleine des vents, tandis que favorisent encore ta fuite et la nuit et Vénus ; va, pars sous d'heureux auspices, et qu'un jour ma triste histoire soit gravée de ta main sur mon tombeau ! »

 

XII — Plainte de Néobulé

Malheureuses les jeunes filles auxquelles les jeux de l'amour sont interdits, qui ne peuvent noyer leurs soucis dans le vin, qui tremblent à la voix d'un oncle rigide !
 
L'enfant ailé de la déesse de Cythère te fait oublier, ô Néobulé, ta corbeille, tes tissus, les travaux de la diligente Minerve. Tu ne songes qu'à l'éclat du bel Hébrus de Lipara, quand il plonge dans les flots du Tibre ses épaules où l'huile brille, cavalier plus intrépide que Bellérophon, athlète qui ne craint aucune défaite ni au pugilat ni à la course, chasseur habile à poursuivre de ses traits, dans la plaine, la troupe fugitive des cerfs, à recevoir sur son épieu le sanglier chassé des bois où il se cache.

 

XIII — À la fontaine de Bandusie

Fontaine de Bandusie, plus limpide que le cristal, à qui sont dues des libations de vin, des couronnes, demain je t'offrirai un chevreau, que son front qui se gonfle, sa corne naissante appellent à l'amour et aux combats; vainement, hélas ! puisque ce rejeton d'une race folâtre doit rougir de son sang tes eaux glacées.
 
L'ardente saison de la canicule ne peut t'atteindre ; près de toi trouvent une aimable fraîcheur les taureaux fatigués de la charrue, les brebis après leurs courses errantes.
 
Toi aussi tu prendras place parmi les illustres fontaines, quand j'aurai chanté les yeuses qui couronnent l'antre d'où jaillit ton onde au doux langage.

 

XIV — Au peuple romain

Tu disais de César, ô peuple, qu'il avait, comme Hercule, été chercher ce laurier qu'on achète au prix de la vie, et déjà, de la côte espagnole, il revient vainqueur vers ses pénates.
 
Que la chaste épouse qui fait sa joie de lui seul sorte pour aller offrir aux dieux de justes sacrifices ; que la sœur du chef illustre l'accompagne, et avec elle, parées de pieuses bandelettes, les mères de nos vierges, de nos guerriers récemment échappés aux dangers de la guerre ! Jeunes garçons, jeunes femmes déjà soumises à l'hymen, gardez-vous de toute parole de mauvais augure.
 
Ce jour est vraiment pour moi un jour de fête; il va dissiper mes tristes inquiétudes; la guerre au sein de la patrie, ses coups meurtriers, je ne les crains plus quand César gouverne encore le monde.
 
Allons, esclave, des parfums, des couronnes, quelque baril qui se souvienne de la guerre des Marses, quelque amphore, s'il en est, échappée aux ravages de l'errant Spartacus.
 
Passe chez Néère, aux harmonieux accords ; dis-lui de ne pas perdre trop de temps à former le nœud de son odorante chevelure ; si son odieux portier te faisait attendre, reviens-t'en.
 
Mes cheveux commencent à blanchir et mes esprit calmés sont moins prompts qu'autrefois à chercher les querelles. Je n'aurais pas eu tant de patience, au temps de ma bouillante jeunesse, sous le consulat de Plancus.

 

XV — Contre Chloris

Femme de l'indigent Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement, à ces travaux qui t'ont rendue tristement fameuse. Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe, cesse de te jouer parmi les jeunes filles et de couvrir d'un nuage ces blanches étoiles. Ce qui peut convenir à Pholoé ne te convient pas pour cela, Chloris : c'est à ta fille de forcer la porte des jeunes gens, semblable à la bacchante que transporte le son du tambour. Sa passion pour Nothus la fait bondir comme une chèvre folâtre : ton partage, à toi, c'est désormais le travail de la laine tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre des roses, non les amphores mises à sec jusqu'à la lie ; car maintenant tu es vieille.

 

XVI — À Mécène

Gardée dans une tour d'airain par d'inébranlables portes et des chiens toujours veillant, Danaé était assez protégée contre les entreprises nocturnes des amants, si Jupiter et Vénus ne se fussent joués d'Acrisius, geôlier tremblant d'une vierge recluse. Un chemin sûr et facile ne devait-il pas s'ouvrir au dieu changé en or corrupteur ?
 
L'or perce les rangs pressés des satellites, pénètre l'épaisseur des remparts, plus puissant que les traits de la foudre. Elle tombe la maison de l'illustre devin d'Argos, renversée, anéantie par une vile cupidité. Pour briser les portes des villes, pour ruiner sourdement les rois, ses rivaux, il ne faut au Macédonien que des présents. Par des présents sont gagnés les farouches commandants des vaisseaux.
 
Avec notre argent croissent nos soucis, nos désirs insatiables. J'ai toujours redouté, non sans cause, d'attirer trop les regards, de porter trop haut la tête, sage Mécène, honneur des chevaliers. Plus on se refuse à soi-même, plus on obtient des dieux. Je passe, et sans bagage, à ceux qui n'ont point de désirs; je déserte le camp, j'abandonne le parti des riches.
 
Ce petit bien que l'on méprise me donne plus de véritable opulence que si je passais pour enfouir dans mes greniers tout ce que fait croître l'infatigable Apulien, toujours indigent au sein d'une abondance inutile.
 
Un ruisseau d'eau vive, quelques arpents de bois, un champ qui ne trompe pas mon espoir, tel est mon partage, et il vaut mieux que celui du possesseur de la fertile Afrique, qui ne s'en doute pas.
 
Sans doute les abeilles de la Calabre ne me donnent point leur miel; ce n'est pas pour moi que s'amollit le vin dans des amphores du pays des Lestrygons; on ne voit point aux pâturages de la Gaule mes grasses brebis se couvrir de riches toisons; mais la fâcheuse pauvreté est loin de moi, et je voudrais davantage que tu ne me refuserais pas.
 
En resserrant mes désirs, j'étendrai plus sûrement mes revenus que si je faisais entrer dans mon domaine, avec les champs de la Phrygie, le royaume d'Alyatte.
 
Désirer beaucoup, c'est manquer de bien des choses. Il est heureux l'homme à qui les dieux ont offert, d'une main sagement libérale, ce qui suffit.

 

XVII — À Élius Lamia

Noble rejeton du vieux Lamus : car c'est, dit-on, de Lamus que les premiers Lamia ont tiré leur nom, et toute la suite de leurs descendants, dont nos fastes conservent le glorieux souvenir, a pour auteur de son origine celui qui le premier régna sur les murs de Formies, étendit sa domination sur les pays que traverse le Liris, coulant vers le rivage de la nymphe Marica : demain, jonchera le sol des forêts de nombreux feuillages, le rivage d'algues inutiles, une tempête envoyée par l'Eurus, s'il n'est pas trompeur l'oracle de l'oiseau qui prévoit la pluie, de l'antique corneille. Pendant que tu le peux encore, fais provision de bois sec pour en charger ton foyer ; demain, par des libations de vin, par le sacrifice d'un porc de deux mois, tu dois fêter ton Génie, avec tes esclaves libres de leurs travaux.

 

XVIII — À Faune

Faune, qui aimes à poursuivre les nymphes fugitives, quand tu arriveras à mes limites, quand à l'ardeur du soleil tu passeras par mes champs, sois-leur favorable et ne t'en va pas sans bénir mes jeunes nourrissons ; s'il est vrai que, l'année accomplie, un jeune chevreau tombe en ton honneur sous ma main, que le vin ne manque point au cratère ami de Vénus, que sur l'autel antique fume l'encens odorant.
 
Quand reviennent pour ta fête les nones de décembre, tout le troupeau se joue parmi les herbes, et dans les prés le bourg lui-même se repose de ses fatigues avec les bœufs oisifs ; le loup erre impunément parmi les agneaux enhardis ; les bois, en ton honneur, jonchent la terre de leurs feuilles ; et le joyeux cultivateur semble se venger de la terre qu'il repousse trois fois du pied.

 

XIX — À Télèphe

Combien de siècles séparent d'Inachus ce Codrus qui ne craignit pas de mourir pour sa patrie, tu le racontes, avec la postérité d'Éacus, avec les combats rendus sous les murs sacrés d'Ilion. Mais à quel prix nous pourrons avoir un baril de vin de Chio, qui se chargera de faire chauffer le bain, qui prêtera sa maison, à quelle heure nous y braverons un froid digne des Péligniens, tu n'en dis mot.
 
Esclave, vite une coupe à la lune nouvelle, une autre à la nuit qui commence la seconde moitié de sa course, une autre encore à l'augure Muréna.
 
Dans les coupes sont mêlées ou trois ou neuf mesures de vin, au gré des buveurs. Le poète ami des Muses ira, dans sa sainte fureur, se réglant sur leur nombre inégal, jusqu'à trois fois trois mesures. Trois de plus, les Grâces ennemies des querelles le défendent, les Grâces, ces sœurs sans voile, aux mains toujours unies.
 
Je veux, moi, m'abandonner à la folie. Qu'attendent donc pour résonner les flûtes de Bérécynthe ? Que font, suspendus à la muraille, ces pipeaux avec cette lyre ? Je hais les mains pareseuses : allons, semez les roses. Que nos éclats, notre bruit aillent jusqu'aux oreilles de l'envieux Lycus, et de notre jeune voisine si mal assortie à Lycus.
 
Toi, dont une épaisse chevelure ombrage le front, toi qui brilles du pur éclat de Vesper, Télèphe, tu es recherché de Rhodé, maintenant dans l'âge d'aimer. Moi, c'est l'amour de ma Glycère qui me brûle et me consume.

 

XX — À Pyrrhus

Ne vois-tu pas à quel danger tu t'exposes, ô Pyrrhus, en touchant aux petits de cette lionne de Gétulie ? Bientôt tu reculeras, ravisseur timide, devant une lutte inégale, quand, à travers la foule des jeunes gens qui voudra l'arrêter, elle viendra t'arracher le beau Néarque, digne objet de votre querelle, qui doit devenir ta proie ou la sienne.
 
Mais tandis que tu fais sortir du carquois tes flèches rapides, tandis qu'elle aiguise ses dents redoutables, le juge du combat a mis, dit-on, la palme sous son pied nu; il rafraîchit, au souffle d'un doux zéphyr, ses épaules où se joue une odorante chevelure, semblable à Nirée, ou à l'enfant enlevé des sommets humides de l'Ida.

 

XXI — À une amphore

Toi qui naquis comme moi sous le consulat de Manlius, quoi que tu recèles en ton sein, les plaintes ou les ris, les disputes, les emportements amoureux, ou bien, secourable amphore, le facile sommeil; quoi que promette le massique dont tu gardes le trésor; tu mérites qu'on t'appelle à fêter un heureux jour. Viens donc, Corvinus l'ordonne, nous apporter un vin amolli par les années.
 
Ne crains pas, tout imbu qu'il est des entretiens de Socrate, qu'il te repousse d'un air farouche. Le vin, dit-on, échauffa quelquefois la vertu même du vieux Caton.
 
Tu triomphes, par une douce torture, d'un génie difficile; les soucis, les secrètes pensées des sages, un dieu badin t'aide à les dévoiler; par toi rentre l'espoir dans les âmes inquiètes; par toi reprend la force, le courage et relève la tête, le pauvre qui ne craint plus, en te quittant, le terrible diadème des rois, les armes des soldats.
 
Et Bacchus, et Vénus, si elle nous est propice, si elle nous accorde sa douce présence, et les Grâces, dont ne se rompt jamais le lien fraternel, et les flambeaux à la vivante lumière te feront durer jusqu'à l'heure où Phébus, de retour, chasse les astres de la nuit.

 

XXII — À Diane

Toi qui règnes sur les montagnes et les bois, qui, trois fois appelée par les femmes près d'être mères, accours à leur voix et les arraches à la mort, vierge à la triple divinité, que le pin qui t'es consacré domine ma maison des champs, et chaque année je viendrai, joyeux, l'arroser du sang d'un porc à la dent traîtresse.

 

XXIII — À Phidylé

Si tu élèves vers le ciel de pieuses mains, à la lune nouvelle, rustique Phidylé, si par un peu d'encens, quelques épis de l'année, le sang de la truie avide, tu honores tes dieux lares, le souffle empoisonné du vent d'Afrique ne se fera point sentir à ta vigne féconde, la rouille à tes moissons frappées de stérilité, ni aux jeunes rejetons de tes troupeaux, les funestes influences de la saison des fruits.
 
La victime promise aux dieux, qui s'engraisse auprès des neiges, parmi les chênes et les yeuses de l'Algide, ou dans les pâturages du mont Albain, doit teindre de son sang la hache des sacrificateurs : toi, tu n'as pas besoin de nombreuses brebis pour capter la faveur de tes humbles dieux, que tu couronnes de romarin et de myrte.
 
Qu'une main innocente touche l'autel, de riches sacrifices ne la rendraient pas plus agréable aux Pénates ; il lui suffira, pour adoucir leur courroux, de l'offrande religieuse d'un gâteau, de quelques grains de sel pétillant.

 

XXIV — Contre les avares

Tu peux avoir plus de richesses que n'en contiennent les trésors encore entiers de l'Arabie et de l'Inde ; tu peux combler par tes constructions et la mer Tyrrhénienne et la mer d'Apulie : mais que la terrible Nécessité vienne enfoncer ses clous de fer au faîte de ta grandeur, tu ne pourras dégager ton âme de la crainte, ta tête des filets de la mort.
 
Meilleure est la vie des Scythes dans ces plaines où des chariots transportent çà et là leurs demeures errantes ; meilleure est celle des Gètes, ces peuples rudes, dont les champs sans partage portent des moissons sans maîtres, qui ne cultivent la même terre qu'une années, et que remplacent dans leurs fatigues, pour une année nouvelle, de nouveaux travailleurs. Chez eux la belle-mère ne porte point des mains criminelles sur les enfants orphelins d'une première épouse; la femme ne s'y prévaut point de sa riche dot pour gouverner son époux et s'appuyer contre lui de quelque bel amant. Ils ne connaissent de dot que la vertu des pères, qu'une chasteté fidèle au devoir, et redoutant toute approche étrangère. Pour eux, l'adultère est un crime dont le châtiment est la mort.
 
Qui que tu sois, qui entreprendras de mettre enfin un terme à nos meurtres impies, à la rage de nos guerres domestiques, si tu veux que les villes reconnaissantes décorent tes statues du titre de père, ose soumettre au frein la licence indomptée, et assure ainsi ta gloire chez nos neveux. Car, hélas ! envieux que nous sommes, la vertu encore sur la terre nous ne la pouvons souffrir, et, disparue, nos yeux la cherchent.
 
A quoi bon nos tristes plaintes, si par le supplice le crime n'est pas retranché ? Et les lois elles-mêmes, sans les mœurs que sont-elles, et que peuvent-elles; s'il n'est point de contrée, ni dans la partie du monde qu'enferme la zone brûlante, ni sur les bords voisins de Borée, ni vers les lieux où durcissent sur le sol les neiges amoncelées, qui rebutent le marchand ; si l'art du nautonier triomphe du soulèvement des vagues ; si la pauvreté, cette tache honteuse, oblige à tout oser, à tout endurer et rend déserte la voie de la difficile vertu ?
 
Oh ! dans le Capitole, où nous appellent les acclamations, la faveur de la foule, ou bien à la mer la plus prochaine, hâtons-nous de porter nos perles, nos pierreries, un inutile métal, les aliments de nos misères; montrons-nous, par ce sacrifice, vraiment repentants de nos crimes.
 
Mais il nous faut d'abord extirper les germes de nos passions dépravées, former par une plus mâle discipline notre jeunesse amollie.
 
Aujourd'hui, cavalier novice, l'enfant de noble naissance ne sait pas se tenir à cheval; il craint la fatigue de la chasse ; il n'a de science que pour le jeu, qu'il s'agisse du cercle de fer apporté par les Grecs, ou des dés interdits par les lois. Cependant la foi parjure d'un père, trompant et parents, et associés, et hôtes, travaille sans relâche à amasser pour son indigne héritier. Sa richesse monstrueuse ne cesse de croître; et pourtant elle lui semble toujours avoir je ne sais quoi d'incomplet, toujours il y manque quelque chose.

 

XXV — À Bacchus

Où m'entraînes-tu, Bacchus, tout plein de ta divinité ? Dans quels bois, quelles cavernes m'emporte un transport nouveau ? Sous quel antre m'entendra-t-on, plaçant l'éternelle gloire du grand César parmi les astres et dans le conseil de Jupiter ?
 
Je dirai des choses rares, nouvelles, qu'aucune bouche encore n'a dites. Comme d'un sommet écarté, la Ménade, sans sommeil, promène au loin son regard sur le cours de l'Hèbre, les plaines de la Thrace, blanches de neige, le Rhodope que foulent des danses barbares, ainsi j'aime à m'égarer dans des solitudes, à contempler des rivages, des bois déserts.
 
Ô roi des Naïades, des Bacchantes dont la main peut déraciner le tronc des frênes, qu'on n'attende pas de moi d'humbles pensées, un vulgaire langage, quelque chose d'un mortel. Il est doux, ô Bacchus, de se hasarder sur les pas du dieu qui couronne son front de pampres verts.

 

XXVI — À Vénus

J'ai vécu et naguère encore j'étais propre au service des jeunes filles, je combattais sous leurs drapeaux, non sans gloire.
 
Aujourd'hui mes armes, ma lyre ont gagné le repos; elles orneront désormais la muraille du temple de Vénus marine, à la gauche de la déesse.
 
C'est là, oui c'est là qu'il faut suspendre ces flambeaux jadis éclatants, ces leviers, cet arc, ces flèches, effroi des portes closes.
 
Ô toi qui possèdes l'heureuse Chypre, et Memphis où l'on ne connut jamais la neige de la Thrace, déesse, touche, une fois seulement, de ton fouet vengeur, l'arrogante Chloé.

 

XXVII — À Galatée

Aux impies, quand ils partent, les sinistres présages que donnent le chant de l'orfraie, la rencontre d'une chienne pleine, d'une louve, au poil gris, descendant de Lanuvium, d'une femelle de renard, prête à mettre bas ! Qu'à travers leur route commencée, s'élançant comme une flèche, un serpent effraye leurs chevaux ! Moi, plein de sollicitude pour ceux que j'aime, je ne laisserai pas, prévoyant augure, retourner à ses immobiles marais l'oiseau qui prévoit les orages, avant d'avoir appelé, par mes prières, le prophétique corbeau du côté de l'Orient.
 
Sois heureuse, j'y consens, où tu préfèreras l'être, et seulement garde mon souvenir, ô Galatée ! Que, volant à ta gauche, le pivert, l'errante corneille ne fassent point obstacle à ton voyage !
 
Tu peux voir, cependant, quels mouvements tumultueux accompagnent le coucher d'Orion. Je sais, je l'ai éprouvé, ce qu'annoncent ces eaux assombries de l'Adriatique, ce ciel blanchi par l'Iapyx.
 
Puissent les femmes, les enfants de nos ennemis, connaître seuls la subtile furie de l'Auster, le bouillonnement de l'onde noircie, ces coups redoublés dont les vagues ébranlent le rivage !
 
Ainsi, quand la blanche Europe eut osé s'asseoir sur le taureau perfide, bientôt l'aspect de la mer avec ses monstres bondissants, ses abîmes entr'ouverts, fit pâlir son audace. Naguère, dans les prairies, tout occupée des fleurs et du soin d'en former des couronnes pour s'acquitter envers les Nymphes, elle ne vit plus, à la sombre lueur de la nuit, que les astres et les flots.
 
Mais quand elle eut touché le rivage de la Crète aux cent villes : « Ô mon père, s'écria-t-elle, ô nom, ô saints devoirs, oubliés par ta fille en son égarement ! Où m'a-t-on transportée ? C'est trop peu d'une mort pour les fautes des vierges. Suis-je bien éveillée et pleuré-je en effet un acte criminel, ou bien me laissé-je abuser par quelque vaine image, échappée de la porte d'ivoire et qui m'apparaît en songe ? Comment ai-je mieux aimé traverser tous ces flots, que de cueillir les fleurs nouvelles ?
 
« Oh ! si ce taureau détesté était livré à ma colère, comme je m'armerais du fer pour le déchirer, comme je briserais les cornes du monstre que j'ai tant aimé !
 
« Je n'ai pas rougi de quitter les pénates paternels : je ne rougis pas de vivre encore. Ô dieux, si quelqu'un de vous m'écoute, que ne suis-je errante parmi les lions, exposée nue à leur rage ! Avant qu'une affreuse maigreur ait flétri l'éclat de mes joues, avant que ce tendre corps n'offre plus qu'une proie desséchée, je voudrais, belle encore, servir de pâture aux tigres.
 
« Méprisable Europe ! ton père te poursuit, tout loin de toi qu'il est. Qu'attends-tu pour mourir ? Tu peux, avec cette ceinture, heureusement emportée dans ta fuite, te suspendre à ce frêne sauvage. Préfères-tu périr sur les pointes de ces rocs ? Allons, lance-toi sans crainte à travers les airs, si tu ne veux te voir condamnée à des travaux serviles, toi, la fille des rois, devenue l'esclave de quelque femme barbare qui poursuivra en toi sa rivale. »
 
Auprès de la belle affligée était Vénus au malin sourire, et son fils, l'arc détendu. Quand la déesse se fut assez amusée de sa douleur : « Garde-toi, lui dit-elle, de cette colère, de ces emportements, quand l'odieux taureau t'abandonnera ses cornes pour les mettre en pièces. Tu ne sais pas que c'est du grand Jupiter que tu es l'épouse. Laisse là les pleurs; sache porter ta haute fortune : une moitié du monde recevra de toi son nom. »

 

XXVIII — À Lydé

Pourrais-je mieux faire pour célébrer la fête de Neptune ? Allons, Lydé, prends la peine d'aller tirer du fond de sa retraite le cécube, et fais violence à ta sagesse trop bien défendue.
 
Le soleil à son midi penche déjà, tu le vois; et, comme si s'arrêtait le vol du temps, tu tardes à faire descendre du cellier le vin qui s'y repose depuis le consulat de Bibulus.
 
Nous chanterons tour à tour, moi, Neptune et la verte chevelure Néréides; toi, la lyre en main, Latone et sa fille aux traits rapides.
 
Nous finirons par la déesse qui habite Gnide et les brillantes Cyclades, qui, sur son char attelé de cygnes, visite Paphos. La Nuit elle-même méritera bien d'avoir part à nos chansons.

 

XXIX — À Mécène

Fils des rois tyrrhéniens, Mécène, depuis longtemps déjà t'attendent chez moi, et, dans un baril non encore renversé, un vin que les années ont amolli, et les fleurs du rosier, et le suc exprimé pour tes cheveux du gland odoriférant de l'Arabie.
 
Romps tes liens. C'est assez contempler le frais Tibur, les pentes d'Ésule, les sommets où régna le parricide Télégon. Renonce quelques moments à ta richesse et à ses ennuis, à ton palais voisin des nues, au spectacle de Rome, avec sa magnificence, son bruit et sa fumée.
 
Les contrastes amusent quelquefois les riches ; quelquefois une table propre, sous l'humble toit du pauvre, sans riche dais, sans lits de pourpre, réussit à éclaircir les soucis de leurs fronts.
 
Déjà le père d'Andromède montre ses feux longtemps cachés ; déjà l'astre de Procyon s'embrase avec la rage du Lion, à la suite de ces jours arides que ramène le soleil. Déjà le berger fatigué cherche, avec son troupeau languissant, l'ombre, les ruisseaux, les buissons habités par Sylvain ; sur la rive silencieuse n'erre plus le souffle des vents.
 
Et toi tu t'appliques à régler l'État; tu t'inquiètes des dangers dont peuvent menacer Rome et les Sères, et la Bactriane, antique royaume de Cyrus, et le Tanaïs livré à la discorde.
 
La Divinité, dans sa sagesse, a entouré de ténèbres ce que nous garde l'avenir; elle rit du mortel qui se travaille pour franchir les limites où elle a renfermé sa prévoyance.
 
Gouverne, tu le peux, le présent d'après les lois de l'équité : le reste, c'est un fleuve qui tantôt contenu entre ses rives coule paisiblement vers la mer de Toscane, tantôt roule tout ensemble les pierres usées par ses eaux, les troncs arrachés à ses bords, et les troupeaux, et les maisons, non sans sans que retentisse sur son passage la grande voix des montagnes et des forêts, quand un violent déluge éveille de toutes parts la colère assoupie des eaux.
 
Celui-là sera maître de soi, jouira d'une existence heureuse, qui aura le droit de dire à la fin de chaque jour : J'ai vécu ! Que demain Jupiter couvre, s'il veut, le ciel de nuages, qu'il y fasse briller un soleil pur, il ne peut rendre vain ce qui est derrière nous, changer ou supprimer ce qu'a une fois emporté l'heure rapide.
 
Heureuse de son cruel office et de ces jeux insolents où elle se joue sans relâche, la Fortune transporte çà et là d'inconstantes faveurs; prodigue aujourd'hui pour moi, et demain pour un autre. S'arrête-t-elle, je l'en remercie ; mais qu'elle agite de nouveau ses ailes fugitives, je renonce volontiers à ce que j'ai reçu d'elle, je m'enveloppe de ma vertu, je recherche une honnête pauvreté sans dot.
 
Que d'autres, quand mugit le mât sous les coups du vent d'Afrique, descendent à d'humbles prières et traitent avec les dieux pour que leurs précieuses marchandises, rapportées de Chypre et de Tyr, n'aillent pas grossir les trésors de la mer avare; moi, sur une barque à deux rames, j'échapperai aux tempêtes de la mer Égée, poussé par un souffle favorable, par Pollux et par son frère.

 

XXX — À lui-même, sur son œuvre

Je l'ai achevé ce monument, plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, pour la ruine duquel ne pourront rien, ni la pluie qui pénètre et qui ronge, ni l'Aquilon déchaîné, la suite sans nombre des années, la fuite du temps.
 
Non, je ne mourrai pas tout entier ; une grande part de mon être échappera à la déesse des funérailles. Toujours je grandirai dans l'estime de la postérité, rajeuni par ses louanges, tant qu'on verra monter les degrés du Capitole, auprès du grave pontife, la vestale silencieuse.
 
On dira qu'en ces lieux, où résonne l'impétueux Aufide, où roi d'un pays aride, Daunus gouverna des peuples sauvages, m'élevant au-dessus de mon humble fortune, le premier je fis passer les chants de la muse d'Éolie dans la poésie italienne. Conçois un juste orgueil, ô ma Melpomène, et viens toi-même ceindre mon front du laurier de Delphes.

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