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ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE : 'Horace et ses œuvres' (2)

par Henri PATIN (1844)

 
 
 

“COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR HORACE ET SES ŒUVRES” — [ 2ème partie et fin ]

(...)

Il me reste à rappeler ce que j'ai dû dire d'une quatrième et dernière classe d'ornements qui occupe, chez Horace, plus de place encore que les trois autres.

Horace ne parle pas si souvent, dans ses odes, des constellations du ciel, des phénomènes, des saisons, des travaux, des destinées auxquelles elles président ; il n'y transporte pas à tout instant ses lecteurs dans des lieux divers ; il n'y introduit pas sans cesse la foule des dieux de la fable sans que ces détails mythologiques, géographiques, astronomiques, revêtent sous sa plume une image sensible sans qu'il nous les fasse voir. La description s'y trouve toujours mêlée, et, lorsqu'ils manquent, les remplace. C'est l’ornement le plus habituel, le plus continuel des odes d'Horace, qui ne cesse jamais de peindre; c'est celui qui nous y attire le plus.

Notre imagination n'est plus maintenant assez païenne pour se plaire beaucoup, malgré l'exquise beauté de la forme, à la mythologie d'Horace.

Nous ne sommes point des Romains, pour être transportés de cette géographie patriotique par laquelle il faisait parcourir à ses lecteurs la frontière de l'empire, mesurer sa grandeur.

Son astronomie n'a plus pour nous de sens religieux, d'application usuelle ; nous ne la comprenons plus que par l'érudition, nous n'en sommes que médiocrement charmés. Son astrologie, qui n'était pas sérieuse, a perdu plus encore de sa valeur, depuis que cette prétendue science a perdu tout crédit sur l'esprit humain.

Mais il n'en est pas de même de ces traits descriptifs dont se composent en grande partie ses odes, et qui n'ont pas plus vieilli que la nature, leur modèle, que l'attrait inépuisable qui nous appelle au spectacle de ses accidents divers, de ses phénomènes.

Le recueil d'Horace est bien peu considérable, mais combien il a paru s'agrandir à nos yeux, lorsque nous l’avons considéré sous ce rapport ! Nous y avons trouvé la nature sensible exprimée, çà et là, tout entière, sous tous ses grands aspects, avec toutes ses magnificences et toutes ses grâces.

Ce n'est pas, nous l'avons vu, qu'Horace soit descriptif à la manière des modernes. Jamais il ne décrit pour décrire ; il n'est jamais long, il s'en faut de tout, minutieux dans ses descriptions. Sa manière est celle de Virgile, celle que l'un et l'autre avaient empruntée au goût des Grecs, et qui remontait, par la tradition, à un maître commun de tous, le grand Homère. Le plus souvent une épithète caractéristique, d'autres fois un petit nombre de circonstances, choisies parmi les plus frappantes, rangées dans l'ordre qui les découvre à une observation rapide, groupées de telle sorte qu'elles révèlent l'idée de l'ensemble, et que le tableau, largement ébauché par le poète, s'achève dans l'esprit du lecteur, voilà la vraie, la grande description de Virgile et d’Horace. Cette description est chez Horace, où nous l'avons plus particulièrement étudiée, toute passionnée, animée par un sentiment vif des scènes qu'elle reproduit, par l'amour de quelques lieux préférés, par le goût de la nature champêtre et de la vie rustique.

Tels sont, Messieurs, les aspects généraux sous lesquels, dans les leçons qui ont terminé le cours précédent, j'ai considéré les odes d'Horace. Ces leçons étaient elles-mêmes des prolégomènes destinés à expliquer d'avance les procédés de composition du grand lyrique, pour ainsi dire son dessin et sa couleur.

Que reste-t-il à faire, sinon de substituer à cette analyse une vue plus synthétique des ouvrages eux-mêmes, de les aborder plus directement, plus complètement, de contempler chacun d'eux dans cet harmonieux ensemble, que détruit en l'étudiant, par la préoccupation de beautés partielles, de mérites isolés, la curiosité de la critique ?

Mais ces ouvrages sont nombreux; si l'on écarte les Épodes, sur lesquelles il ne sera pas souvent nécessaire de revenir, si on se réduit aux Odes, il n'y en a pas moins de cent vingt et un. Comment s'occuper de tous, et, d'autre part, comment se résoudre à en négliger une partie ? Ce n'est pas dans le livre d'Horace qu'on peut choisir.

Nous concilierons, je pense, et la nécessité de renfermer notre sujet dans des limites de temps assez étroites, et la convenance de l'embrasser dans toute son étendue, en ne nous astreignant point à l'ordre capricieux, ou, pour mieux dire, au désordre prémédité que présente le recueil lyrique d'Horace, disposé uniquement dans la vue de faire ressortir la souplesse du génie du poète et la variété de ses compositions ; en y introduisant cette distribution méthodique, qu'il s'est précisément appliqué à éviter; en rapprochant, en rassemblant sous un même point de vue les pièces qui se ressemblent par la nature des sujets ; en les classant en quelque sorte par genres et par espèces.

Quel sera le principe de cette classification ? Il nous sera indiqué par Horace lui–même, et par son habile traducteur, Boileau. Tous deux, dans les belles définitions qu'ils ont données de l'ode, ont établi deux classes principales de poèmes lyriques, distingué la haute vocation du genre, celle de célébrer, au nom de tous les dieux, les héros de la patrie, la patrie elle–même, d'une vocation plus familière qui le rend l'interprète des affections privées et intimes du poète, jusqu'aux moins sérieuses, jusqu'aux plus folâtres.

D'après cette division, je chercherai d'abord dans le recueil d'Horace les odes du premier genre, ses odes religieuses, ses odes politiques, pour redescendre de là à celles où s'expriment ses amitiés et ses haines, ses amours, son goût pour le plaisir, les principes, les convictions de sa morale épicurienne.

Les premières nous frapperont par l’élévation de la pensée, la hardiesse des mouvements et des images, la précision éclatante du style ; mais nous en pourrons dire, sans sacrilège, comme Fénelon des harangues du grand orateur romain, que l'art y est merveilleux, mais qu'on l’entrevoit; que le poète, dans son transport, se souvient visiblement de Pindare ; qu'il se souvient aussi d'Auguste, réglant non moins visiblement les écarts de sa muse sur les volontés, les intérêts du prince.

Arrivés à la partie en quelque sorte privée du recueil, il ne s'offrira plus à nous de traces d'une théorie littéraire empruntée à l'imitation sur les allures qui conviennent à l’ode; plus de traces non plus d'une inspiration conseillée, commandée par le pouvoir. Tout nous y paraîtra spontané, libre, original. Nous y verrons, je puis l'annoncer d'avance, et contredire dès aujourd'hui l'opinion commune qui ne règle pas toujours ainsi les rangs, ce qu'il y a chez Horace de plus véritablement lyrique.

Si ces pièces sont telles c'est qu'elles traduisent, qu'elles expriment les sentiments mêmes du poète, qu'elles font entendre comme le cri involontaire de son âme. Or, ce caractère les rapproche d'autres morceaux, de genres bien différents il est vrai, auxquels elles nous conduiront. Je veux parler, chacun le comprend, de ceux où Horace, dans des vers très poétiques encore, mais qui affectent avec grâce la familiarité, l'abandon du langage ordinaire et même la négligence de la versification, dans des vers qui ont reçu de leur auteur même le nom de causerie, s'entretient avec son lecteur de la nature humaine et de la société, des vices, des travers de l'une et de l'autre, de ce que doit fuir le sage, de ce qu'il doit rechercher, de ce que l'expérience lui conseille pour arriver par des voies honnêtes à l’aisance, à la considération,

… decus et pretium recte petet experiens vir ;
(Epist.,I, xvii, 42)

et, si le sort contraire, ou plutôt favorable, ne lui a fait échoir qu'une condition médiocre, pour savoir l'accepter de bonne grâce, s'en contenter, s'y trouver heureux, sans ajourner imprudemment le bonheur, sans le chercher, le poursuivre follement où il est rare qu'il se trouve.

Quod satis est cui contingit, nihil amplius optet.
(Ibid., I, ii, 46)

Tu quamcunque deus tibi fortunaverit horam,
Grata sume menu, nec dulcia differ in aunum.
(Ibid., I, xi, 22 sq)

Les leçons de morale, si sensées, si spirituelles, si pleines de charme, dont Horace a su animer, a su varier la forme, par des artifices de composition et de style fort nombreux, qu'il serait long de compter en ce moment, mais sur lesquels nous reviendrons plus à loisir, ces leçons, il les a elles–mêmes, comme ses odes, jetées assez confusément dans ses livres de satires et d'épîtres. Nous devrons leur rendre leur ordre naturel, celui que leur assignent à la fois et la chronologie probable de cette portion des œuvres du poète, et le perfectionnement continu de son caractère, le progrès constant de sa raison.

Il dit quelque part à un ami :

T'aperçois-tu que le cours des années, l’approche de la vieillesse, te rendent et plus doux et meilleur ?

Lenior et melior fis accedente senecta ?
(Hor., Epist., II, ii, 211)

C'est que lui-même, grâce à la lecture assidue des maîtres dans l'art de vivre, à l'observation attentive du monde, à l'étude sérieuse de son propre cœur, au désir sincère du bien, à un effort persévérant pour l'atteindre, sentait s'accomplir en lui, plus lentement, il est vrai, qu'il n'eût voulu, cette heureuse révolution. Eh bien ! dans ce changement insensible est le passage que nous devrons chercher et qu'il ne sera pas difficile de trouver, d'une satire âpre, mordante, à la manière de Lucilius, par laquelle commença Horace, à une autre qui suivit bientôt, plus enjouée, plus maligne que cruelle, amusant de son innocente raillerie ceux–là mêmes auxquels elle s'attaquait, pénétrant, en se jouant, comme par surprise, sans qu'on songeât à lui en interdire l'entrée, dans le secret de l'âme humaine, en touchant doucement, délicatement, les plaies cachées.

Secuit Lucilius urbem,
Te, Lupe, te, Muti; et genuinum fregit in illis :
Omne vafer vitium ridenti Flaccus amico
Tangit, et admissus circum praecordia ludit.
(Pers., Sat., i, 114 sqq.)

Ce développement moral d'Horace auquel a exactement correspondu celui de son talent d'écrivain moraliste, nous le montrera ensuite, qui, se retirant de la satire et se reposant dans l’épître, renonce à la correction du ridicule et du vice, devenue trop pénible pour la douceur croissante de ses mœurs, et se consacre désormais, non pourtant sans quelques retours passagers de verve malicieuse, à enseigner le secret trouvé par lui d'une vie paisible, honnête, heureuse, à ramener ses amis fourvoyés vers ce but désiré et méconnu; aveugle, dit-il modestement, pour ne pas se donner des airs de pédagogue, aveugle qui s'avise de montrer aux autres leur chemin:

Disce, docendus adhuc, quae censet amiculus; ut si
Caecus iter monstrare velit.
(Epist., I, xvii, 3)

Dans les satires et les épîtres d'Horace nous verrons se succéder, absolument de même, un autre ordre de censures, un autre ordre d'enseignements. Horace, en sa qualité de grand poète, fut abondamment pourvu, surtout au début de sa carrière, d'envieux et de détracteurs ; il n'endura pas patiemment leurs atteintes, et leur fit de son côté une rude guerre, perçant de traits acérés la foule des mauvais écrivains et des faux connaisseurs, les coteries complaisantes, les cabales ennemies. Plus tard, car, s'il était irritable, il se calmait facilement, c'est lui-même qui l'a dit :

Irasci celerem, tamen ut placabilis essem ;
(Epist., I, xx, 25)

plus tard, il se résigna davantage aux désagréments inévitables de la vie littéraire, dédaigna les basses pratiques de la médiocrité humiliée, oublia pour l'art lui-même les artistes qui le déshonoraient ; et quand il lui convint de parler en vers de la poésie, il ne songea plus qu'à en retracer l'histoire chez les Grecs et chez les Romains, à en débattre les principes en quelques points contestés, à en proclamer les règles. Tel est, sauf quelques épigrammes encore, où se retrouve, par moments, le satirique, le sujet de ces grandes et belles Épîtres par lesquelles se termine son volume, et qu'il faut probablement rapporter à la dernière époque de sa vie, qui offrent comme le testament de l'excellent poète, et en même temps de l’excellent critique.

Nous finirons par elles, et la dernière, la plus considérable, qui a échangé contre le titre d'Art poétique le titre plus modeste que lui avait donné l'auteur, d'Épître aux Pisons, nous permettra de considérer Horace, déjà si grand dans l'ode, dans la satire, dans cette sorte d'épître qui est la poésie gnomiqne des Romains, comme l'un des maîtres du poème didactique, comme celui qui, en transportant le premier, ou peu s'en faut, dans les matières de goût, cette propriété piquante, cette énergique concision de style, si propres aux préceptes, dont il avait usé si utilement pour l'enseignement de la morale, a fait en son temps l'une des plus heureuses applications qu'il fût possible de la forme didactique.

C'est ainsi qu'après des prolégomènes qui ont rempli précédemment plusieurs cours, il sera encore donné à celui-ci de suivre, dans la variété des œuvres d'Horace, tout le développement de son génie, d'en retracer une image complète.

Ce sera l’image de Rome elle-même à l'époque où vivait Horace. Ce poète, qui ne voulut guère parler que de lui, a pourtant donné place dans ses vers à une multitude de faits et de personnages contemporains. Bien plus, les traits dont il se peignait complaisamment, il en a peint, sans y penser, sinon tous les hommes de cet âge, les plus distingués du moins et les meilleurs. Cette société vieillie dans la guerre civile, qui se laisse tomber, de lassitude, entre les mains d'Auguste ; qui s'attache par désespoir au pouvoir absolu ; qui remplace le sentiment de la liberté par le dévouement à la grandeur de l'État et à la gloire du prince; qui, exclue presque entièrement de la vie publique, se distrait, se console par les délices d'une vie sensuelle, élégante, noblement passionnée pour les arts; qui ne voit plus dans le culte antique des dieux de la patrie qu'une magnifique décoration propre à imposer au vulgaire et à charmer les imaginations d'élite, qu'un ressort de gouvernement, qu'un thème poétique; qui, pour toute règle de vie, quand elle songe à se régler, n'a que la morale peu relevée de l'intérêt bien entendu, les maximes qui conseillent la fuite des excès, l'usage modéré des plaisirs, la recherche honnête du bien–être; cette société, Horace en représente la portion la plus estimable; il nous on offrira dans ses œuvres, où se réfléchit sa vie, la vivante expression.

Mais c'est là un sujet d'études morales, et c'est surtout d'études littéraires que nous sommes appelés à nous occuper ici. Les œuvres d'Horace nous fourniront une favorable occasion de repasser en grande partie cette histoire de la poésie latine, notre objet principal. Horace, en effet, a renouvelé avec originalité des genres à l’origine desquels nous devrons remonter de nouveau, dont il nous faudra rappeler encore le développement depuis les poètes grecs qui les ont fondés jusqu'aux premiers imitateurs latins de ces génies créateurs, et depuis ceux-ci jusqu'à notre poète.

J'ai exposé l’année dernière, assez complètement pour n'avoir guère à y revenir, comment, après les ébauches lyriques, originales, mais barbares, dont les Romains, durant les cinq premiers siècles de leur histoire, empruntèrent le sujet à leurs travaux rustiques, à leurs sentiments religieux, à leur esprit militaire, à leur amour pour la patrie et pour la gloire; comment après les odes, bien grossières encore, que produisirent de temps à autre, dans les deux siècles suivants, sous la discipline des Grecs, une imagination longtemps sèche et pauvre, comme celle d'hommes absorbés dans les travaux de la vie pratique, une langue, une versification bien difficilement polies, Horace reçut enfin de Catulle, déjà montée, pour ainsi dire, déjà savamment touchée, cette lyre latine qu'il ne devait point transmettre à d'autres, à laquelle il devait faire rendre tous ses accords.

J'aurai cette année à retracer une histoire semblable, d'autres genres de poésie qu'Horace a de même amenés à leur perfection, et d'abord de la satire.

Elle était plus ancienne assurément que ne le disaient les Romains; elle avait dans la malignité naturelle à l'esprit humain, et dans la gaieté railleuse de la muse grecque, de lointaines origines dont ils ne convenaient point assez ; mais enfin ils lui donnèrent, on ne peut le contester, la forme particulière qu'elle a toujours gardée. Cette forme, vous la verrez s'assembler pièce à pièce sous la main hardie, mais rude, d'Ennius, de Lucilius surtout, et après un intervalle marqué par les impuissantes tentatives de Varron d'Atax (Horat. Sat. I, x, 46. Cf. Acr. Porphyr. schol.) et les succès en un genre analogue de l'autre Varron, recevoir d'Horace son entier achèvement.

Lucilius nous est assez connu par les nombreux témoignages de l'Antiquité, et même par le petit nombre de débris qui sont restés de ses ouvrages, pour qu'il nous soit possible de comparer avec sa manière de composer et d'écrire, pleine d'une verve indignée et moqueuse, abondant en traits énergiques, en saillies spirituelles, mais déparée par tous les vices de la précipitation, diffuse, négligée, dure, grossière, la raillerie doucement tempérée d'Horace, ses grâces délicates, son élégance, sa pureté.

Une chose nous frappera: c'est que Lucilius, regardé en son siècle et longtemps après comme le modèle accompli de la plaisanterie romaine, Lucilius que Cicéron, qui s'y connaissait, appelait encore perurbanus, ne satisfaisait plus à cet égard les connaisseurs de l'âge d'Horace, qu'Horace du moins était presque tenté de l’appeler, comme il ne craignait pas d'appeler Plaute (De arte poet., 273), inurbanus. Qu'était-ce donc que cette urbanité, dont quelques années avaient ainsi changé le caractère ? Nous aurons à nous le demander.

En tout pays, dans les lieux qui sont considérés comme le centre d'une forte civilisation, se rencontre une certaine fleur de politesse, d'esprit, de langage, qui leur est particulière ; c'est l’atticisme des Grecs, l'urbanité des Romains; c'est, chez nous, cette différence plus ou moins réelle qui sépare ou qui séparait Paris de la province, le Français de France du Français de Bruxelles et de Genève. La révocation de l'édit de Nantes a dispersé en Europe bon nombre de nos compatriotes qui ont continué, eux et leurs fils, d'y parler, d'y écrire en leur langue avec esprit, avec talent quelquefois, mais d'un style qui a en quelque sorte perdu son droit de cité, et qu'on qualifie de style réfugié. Quand J. B. Rousseau se retira dans les Pays-Bas, il cessa, rien que par le voyage, d'être un des grands écrivains français, et Voltaire put lui dire avec peu de générosité, mais non de sens littéraire :

Faites tous vos vers à Paris
Et n'allez point en Allemagne.

Quand Gresset, après de longues années passées à Amiens, sa ville natale, revint à Paris présider l'Académie française, on ne reconnut plus le goût exquis, la délicatesse, la grâce de l'auteur de La Chartreuse, et d'une voix unanime le public le renvoya présider l'académie d'Amiens.

Rome était le Paris de l'Italie et du monde entier. On ne vit qu'à Paris et l'on végète ailleurs, selon Gresset qui l'éprouva. Urbem, Urbem cole, s'écrie Cicéron, et in hac luce vive (Fam., II, 12).... Adspectus videlicet Urbis tibi tuam pristinam urbanitatem reddidit (ibid. III)... La grande ville, c'est pour lui ; il le répète partout et sous toutes les formes, le séjour unique d'une sorte de grâce et d'élégance suprêmes, d'un agrément singulier auxquels ne peuvent atteindre tout l'esprit, tout le talent des provinces.

Cette urbanité, pour l'appeler par son nom, que Cicéron admirait chez Lucilius et chez d'autres antiques railleurs, dont la tradition avait conservé les bons mots, en quoi la faisait-il consister ? A ce qu'il semble, d'après ses définitions et sa pratique, dans un certain franc parler, spirituel, facétieux, plein de sens comme de saillies, dont les traits les plus hasardés étaient autorisés par ce qui pouvait subsister de l'ancienne simplicité, de l'ancienne rudesse des mœurs romaines, par la liberté républicaine. Cicéron ne savait pas, ne pouvait pas savoir, que bientôt des bienséances plus sévères, une élégance plus raffinée, introduites par l'établissement de l'empire, par les habitudes d'une cour, feraient reléguer cette urbanité d'un autre âge parmi les choses surannées, qu'on la taxerait dédaigneusement de rusticité. Lui-même l'éprouva presque, et plus encore Lucilius, comme on le voit chez Horace. Assurément Horace a su dignement apprécier et louer ses rares mérites de poète satirique, il en fait surtout l'éloge en l’imitant; toutefois c'est par concession, par grâce, pour ne pas trop choquer l’opinion reçue qu'il dit de lui : fuerit comis et urbanus (Sat., I, x, 64). Dans la même pièce, il retire cette expression, définissant ainsi le ton, le style de la satire :

Ce n'est pas assez, selon moi, de provoquer le rire, quoique ce soit quelque chose. Il faut un tour rapide et bref, qui dégage, précipite la pensée et dispense l'oreille d'une vaine surcharge de mots. Il faut un langage quelquefois sérieux, souvent enjoué, où paraisse tantôt l'orateur, le poète, tantôt aussi l'homme du monde, qui n'use point de toutes ses forces, qui sait même en sacrifier une partie. Mieux vaut souvent, pour trancher les plus grandes difficultés, une saillie qu'un discours âcre et véhément.

Ergo non satis est risu diducere rictum
Auditoris; et est quaedam tamen hic quoque virtus.
Est brevitate opus, ut currat sententia, neu se
Impediat verbis lassas onerantibus aures.
Et sermone opus est modo tristi, saepe jocoso,
Defendente vicem modo rhetoris atque poetae,
Interdum URBANI, parcentis viribus, atque
Extenuantis eas consulto. Ridiculum acri
Fortius et melius magnas plerumque secat res.
(Sat. I, x, 7 sqq.)

Ces vers, où Horace a si bien dit ce que n'était pas assez la satire de Lucilius, expriment en même temps, on ne peut mieux, ce qu'était la sienne. Il faut toutefois, nous ne l'oublierons pas, dans le développement de son talent satirique, distinguer une époque première, où le jeune poète, à l'âge où l'on imite tout de ses modèles, tout jusqu'à leurs défauts, s'est permis de certains traits, trop peu fins, trop peu délicats, qu'il n'eût pas, un peu plus tard, pardonnés à Lucilius.

Le goût n'a rien à reprendre dans ses épîtres, productions de sa maturité, chefs–d’œuvre accomplis de raison et d'agrément. Plus qu'ailleurs peut-être il y parait créateur, bien que ce genre se rattachât à la poésie gnomique des Grecs et que, dans une ville où longtemps, selon Horace, les vieillards s'étaient plu à enseigner, et les jeunes gens à apprendre d'eux comment on pouvait accroître son patrimoine, vertu romaine par excellence, et retrancher de ses passions ruineuses,

Per quae Crescere res posset, minui damnosa libido,
(Epist. II, i, 106)

les poètes eussent dû s’aviser de bonne heure de rédiger en vers les conseils utiles à la vie. Nous rechercherons si l'on ne pourrait pas faire remonter, par une sorte de genéalogie, les Épîtres d'Horace aux Praecepta, aux Protreptica, du reste bien peu connus, d’Ennius, et, dans des époques encore plus reculées, à ce poème vénérable d'Appius Claudius Caecus, que Cicéron qualifie de pythagorique (Tusc., IV, 2 ; Cf. Sallust., De Rep. ord.; Fest. Non. Priscian., etc.), à ces maximes du devin Marcius (Flav. Mall. Theodorus, De metris, éd. Heuzinger, 1755, in-4°, p.95 – Cf. G. Hermann, Element. doctr. metr., III, ix, p. 338), qui devaient être dans les premiers siècles de Rome ce que furent pour nos aïeux, selon un personnage de Molière,

Les quatrains de Pibrac et les doctes sentences
Du conseiller Mathieu.

Horace n'avait pas prétendu aux honneurs de la poésie didactique proprement dite ; c'est la postérité qui l’y a appelé, je l'ai déjà dit, en décorant son Épître aux Pisons du titre d'Art poétique : je ne contredirai pas ce jugement; je m'en autoriserai au contraire pour retracer rapidement l'histoire d'un genre qui devait plaire à l'esprit pratique des Romains; qui se produisit à Rome sous les trois formes, gnomique, scientifique, descriptive, qu'il avait successivement affectées chez les Grecs ; qui enrichit la littérature latine, après une longue suite de productions plus ou moins estimables, peu épargnées par le temps, de quelques chefs–d’œuvre destinés à toujours vivre. Ce n'est pas seulement dans l'Epicharmus d'Ennius, dans la Chorographia, dans les Libri navales de Varron d'Atax, dans les Phénomènes, les Pronostics de Cicéron, dans ce qui effaça ces ouvrages et tant d'autres, dans le poème De la Nature et les Géorgiques, qu'il faut chercher les antécédents de l'Art poétique d'Horace. Horace, je le ferai voir, n'était pas le premier des poètes romains qui eût songé à exprimer en vers des idées appartenant à la littérature elle–même. Mais nul avant lui ne l'avait fait avec autant de suite, dans un ouvrage de telles proportions et de si grande portée par la valeur des préceptes et l'autorité d'une expression qui est toute seule une leçon vivante de goût. Horace n'avait été devancé par personne dans l'art, qu'il a si bien défini, de cette brièveté pénétrante qui fait arriver à l’instant le précepte à l'intelligence et l'y grave en traits ineffaçables, qui la rend docile à comprendre et fidèle à retenir :

Quidquid praecipies, esto brevis, ut cito dicta
Percipiant animi dociles teneantque fideles.
(De arte poet., 335)

Horace n'avait non plus appris de personne et il a enseigné à bien peu comment on peut énoncer, non seulement avec clarté, mais avec intérêt, animer d'une sorte de vie les notions les plus abstraites, les prescriptions les plus sèches de la poétique.

On le voit, à l’histoire particulière des poèmes d'Horace se liera naturellement l'histoire générale de la poésie latine elle-même. Il suffirait d'ailleurs pour nous y ramener des passages nombreux dans lesquels l'auteur des Satires, des Epîtres, de l'Art poétique, en a caractérisé les différents âges et les principaux représentants. Plusieurs de ces jugements seront à discuter, peut-être à contester. Il a quelquefois traité ses prédécesseurs, Lucilius d'abord, et ensuite la plupart des anciens poètes de Rome, avec cette justice rigoureuse dont on peut dire Summum jus, summa injuria. Comment s'est-il laissé emporter à cette partialité passionnée ? C'est une question curieuse, dont il sera convenable de chercher la solution.

Horace, non seulement par l'éclat importun de sa faveur, non seulement par la supériorité de son génie, mais par son éloignement pour les coteries et le charlatanisme littéraires, par son application constante à s'en séparer, s'était fait, comme aussi Virgile, une place à part, en dehors de la littérature poétique de son temps. On comprend qu'il ait eu dans le genus irritabile vatum des ennemis à qui son jugement tranchant et dur sur Lucilius, encore admiré, a paru une occasion favorable pour l'attaquer, pour établir des parallèles malveillants entre lui et son vieux prédécesseur, entre la poésie nouvelle et celle qu'elle aspirait à effacer, à remplacer. On conçoit que, poussé à bout, Horace se soit permis, contre ce qu'on lui opposait, des récriminations, sinon injustes au fond, du moins d'une expression trop peu modérée. Il avait à défendre et lui-même et la cause qui avait en lui, en lui presque seul depuis la mort de Virgile, son principal soutien.

Cette cause, c'était celle d'une versification plus régulière, plus coulante, d'un style plus travaillé, plus châtié, plus précis, plus continûment élégant, noble, harmonieux, que la versification, que le style, dont jusqu'alors avait fait usage la poésie latine. Il la soutint constamment par ses leçons et par ses exemples et en face d'une opposition qui réclamait avec persévérance la liberté négligée de l’ancien temps.

Il se trouva dans la situation où ont été, chez nous, Malherbe combattant l'école de Ronsard, Boileau les derniers restes de tous les vices de composition et de style attaqués déjà par Malherbe; tous deux fort mal venus auprès de leurs adversaires, tous deux poussés par la chaleur de la dispute à quelque injustice, et n'estimant certes pas à sa valeur, on l'a fort savamment, fort ingénieusement montré dans ces derniers temps, la littérature du seizième siècle.

Horace n'a pas été seulement l'historien fort instruit, mais quelque peu partial des âges précédents de la poésie latine; nous devrons encore le considérer comme un peintre aussi instructif que piquant de la poésie contemporaine. Il a dit de Lucilius: Arripuit... populum... tributim. (Sat., II, i, 70). Ainsi a-t-il fait lui-même des poètes de son temps. Il y avait en effet à Rome plusieurs tribus poétiques: il y avait l'innombrable foule des amateurs, au travail rapide, facile, prolixe, négligé ; il y avait les poètes aux habitudes bachiques, pour qui le vin était une Hippocrène, ivres dès le matin, sous prétexte qu'Ennius avait aimé le vin, qu'Homère était soupçonné de l'avoir aimé, que Cratinus pensait qu'on ne pouvait sans le vin rien faire de bon en poésie, que Bacchus admettait les poètes dans son cortège parmi les satyres et les faunes ; il y avait enfin les poètes moroses, maniaques, hérissés, échevelés, pour contrefaire l'inspiration. Toutes ces tribus, nous en trouverons dans les vers d'Horace la peinture fort plaisante; nous y apprendrons même quelquefois les noms de leurs principaux chefs sauvés de l'oubli, condamnés à l'immortalité par une gaieté vengeresse. D'autre part, il nous redira, avec l'expression d'une admiration éclairée, que l'amitié n'emporte pas au-delà du vrai, les noms des rares poètes qui, avec lui, se détachaient de la foule, et devaient seuls représenter ce grand siècle littéraire auprès de la postérité.

A cette histoire, que nous feront repasser les vers du poète, de la poésie latine tout entière, de la bonne et aussi de la mauvaise, aux temps qui ont précédé le siècle d'Auguste comme dans ce siècle même, répond l'ouvrage capital dont j'ai plus d'une fois parlé, où Horace, disciple d'Aristote et précurseur de Boileau, d'une part a signalé les écarts du goût, de l'autre en a marqué les règles. C'est par là que probablement il a fini; c'est par là que nous finirons, recherchant si ce code si digne de respect a gouverné aussi longtemps qu'on l'eût dû croire les poètes de Rome ; s'il n'a pas plus tard été contredit en certains points par l'expérience des modernes ; sur quelle autorité, résultant ou des principes fondamentaux de l'art, ou des décisions de ses plus imposants législateurs, se fondent celles de ses lois qu'il est permis de regarder comme éternelles.

Voilà, messieurs, dans ce vieux sujet sur lequel je vous arrête encore cette année, voilà, indépendamment des questions, des rapprochements épisodiques qui pourront se rencontrer et que je ne dois pas prévoir, quelle variété d’œuvres et de points de vue appellera votre attention ; j'oserai dire, comptant sur mon auteur et non pas sur son trop faible interprète, votre intérêt.

Henri PATIN

 

fin de “Horace et ses œuvres”

 


 
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[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en octobre 2003 ]

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