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ÉTUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES D'HORACE ( I )

par Henri PATIN

 

 

Cette étude de Henri Patin précédait sa traduction des œuvres complètes d'Horace.


 

— I —


 
LES ouvrages d'Horace nous seraient parvenus seuls, sans la courte notice de Suétone et les trop rares additions des scoliastes, qu'ils suffiraient pour nous révéler, avec son génie poétique, non seulement son caractère, mais les principales circonstances de sa vie.

Il y a un passage où d'anciens collègues, qui se font honneur de lui, le saluent, avec une politesse familière, de son prénom de Quintus (1) ; il y en a où il se désigne lui-même par son nom d'Horatius (2), par son surnom de Flaccus (3).

Une autre fois il lui arrive de remarquer qu'il a eu ses quarante-quatre ans accomplis sous le consulat de Lépidus et de Lollius (4). C'est nous dire implicitement, ce qu'il dit ailleurs en propres termes (5), marquant par le souvenir du même consulat, son âge et, comme c'était l'usage, celui de certains vins, qu'il est né sous les consuls L. Aurelius Cotta et L. Manlius Torquatus, en l'an de Rome 689.

Il ne nous laisse pas ignorer davantage le lieu de sa naissance, Vénuse, sur les confins de l'Apulie et de la Lucanie (6). D'autres fois, il le désigne par le voisinage de l'impétueux, du bruyant Aufide (7), par celui du mont Vultur (8). C'est sur le Vultur, complaisamment décrit avec ses environs, qu'il place une aventure de sa première enfance, y ajoutant librement (il parle en poète et dans une ode (9)) des circonstances merveilleuses assez semblables à celles qu'on disait avoir annoncé, dès leurs premiers jours, la grande destinée poétique de deux de ses maîtres lyriques, Stésichore et Pindare.

« J'étais encore enfant : jouant sur le Vultur, ce mont apulien, j'avais passé les limites de ma terre nourricière, l'Apulie, et de fatigue j'avais cédé au sommeil. Vinrent des oiseaux merveilleux, des colombes, qui me couvrirent de frais feuillage. On s’en étonna chez tous les habitants du nid d'Achérontia, des bois de Bantium, des plaines fertiles où est l'humble Forente : on admira que j'eusse pu dormir sans crainte et sans danger parmi les noires vipères et les ours; que le saint laurier, que le myrte se fussent amoncelés sur moi, enfant hardi et protégé des dieux. »

C'est la même préoccupation du pays natal qui l'amène à rappeler d'autres monts apuliens, le mont Gargan (10), le mont Matine, ce dernier dans un passage où il se rapproche plus modestement de Pindare :

« Une aile puissante soutient dans les airs le cygne thébain : quand il s'élance vers la région des nuages. Mais moi, comme l’abeille de Matine, qui se fatigue à recueillir les sucs embaumés du thym, je ne compose pas sans peine, sous les ombrages, près des eaux du frais Tibur, mes vers laborieux. » (11)

De qui était né ce futur émule de Pindare ? de pauvres parents, nous dit-il lui-même (12), d'un père, simple affranchi, exerçant le chétif emploi de collecteur (coactor) et devenu, sans doute à force de travail et d'économie, possesseur d’un maigre champ, d'un petit avoir (13). Ces confidences d'Horace n'ont rien des aveux forcés par lesquels une vanité inquiète court elle-même au-devant de révélations compromettantes ; rien de l'orgueilleuse humilité qui fait quelquefois rappeler par un parvenu le néant d'où l'a tiré son mérite ou une heureuse fortune. Chez Horace, c'est candeur et aussi reconnaissance ; il a eu le plus humble, mais le meilleur des pères, le plus tendre, le plus éclairé, le plus vigilant ; il se pare pieusement de la médiocrité qu'ont ennoblie ces vertus paternelles.

« Si de légers défauts seulement, et encore en petit nombre, altèrent chez moi un naturel assez bon d'ailleurs, comme feraient des taches répandues sur un beau corps ; si nul ne peut à juste titre me reprocher ni avarice, ni vices honteux, ni dérèglements ; si, pour continuer à faire librement mon éloge, ma vie est pure et innocente, mes jours chers à mes amis, le mérite en appartient à mon père, qui, tout pauvre qu'il était, possesseur d'un maigre champ, ne voulut pas toutefois m'envoyer à l'école de Flavius, où allaient pour quelque argent, payé au retour des ides, avec leur bourse à jetons et leurs tablettes sous le bras gauche, les nobles fils de nos nobles centurions. Il osa me transporter à Rome ; encore enfant, pour y apprendre ce que tout chevalier, tout sénateur voudrait qu'on enseignât à son fils. Si dans la foule on eût pu remarquer mes habits et ma suite, on eût cru qu'un riche patrimoine fournissait à cette dépense. Mon père lui-même était mon gardien, gardien incorruptible et assidu qui m'accompagnait chez tous mes maîtres. Que dirai-je ? la pudeur, cette fleur de la vertu, il la préserva chez son fils de toute atteinte et même de tout soupçon offensant. Et il n'avait point à craindre qu'on lui reprochât quelque jour de n'avoir fait de moi qu'un pauvre crieur, ou, ce qu'il était lui-même, un collecteur. Moi-même je n'eusse pu m'en plaindre. Il n'en mérite que plus d'estime; je ne lui eu dois que plus de reconnaissance. Non, je ne serai jamais assez fou pour rougir d'un tel père : je ne ferai pas comme tant d'autres, qui disent que ce n'est point leur faute s'ils n'ont pas eu des parents mieux nés et plus illustres ; je ne veux pas d'une telle excuse ; je pense, je parle bien différemment. Si la nature nous permettait de recommencer notre vie et de nous choisir des parents au gré de notre vanité, d'autres pourraient changer, mais moi je garderais les miens, sans en vouloir d'honorés par les faisceaux et les chaises curules... » (14)

Je transcris sans scrupule ce long morceau. C'est un de ceux qu’on relit le plus volontiers chez Horace, un de ceux où charme le plus l'union de l'agrément et du goût avec la justesse des idées, la délicatesse des sentiments.

Horace y prononce, ou plutôt y fait prononcer son sage père, sur un procès, pendant encore chez nous, et fort vivement plaidé : celui des deux éducations ; de cette éducation intellectuelle et morale, bonne à tous, dont tous autrefois prenaient leur part, et dont il paraît bien aristocratique de réserver le bénéfice aux élus de quelques classes privilégiées ; et de cette autre éducation qui prétend exclusivement au titre d'utile, parce qu'elle nous promet l'apprentissage de notre métier futur.

Ajoutons à cette belle page des mémoires d'Horace une autre, qui la complète: elle est encore à l'honneur de son père, comme aussi au sien ; il y revient sur une éducation qui a préservé, développé l'honnêteté native de son cœur, qui n'a pas peu contribué à faire de lui, par la suite, un moraliste, et, dans la meilleure acception du terme, un satirique, le censeur des méchants, le conseiller des bons.

« Si parfois je m'exprime avec trop de liberté, si je m'égaye plus qu'il ne convient, il faut me l'accorder, me le passer. Je tiens cette habitude de mon excellent père, de remarquer, pour les fuir, les mauvais exemples. Quand il m'exhortait à vivre avec économie, frugalité, content de ce qu'il m'avait lui-même amassé: Ne vois-tu pas, me disait-il, comme le fils d'Albius a de la peine à vivre, quelle est la détresse de Barrus, grande leçon pour ceux qui seraient tentés de dissiper leur patrimoine ? Pour me détourner des sales et mercenaires amours, il me disait : Prends garde de ressembler à Sectanius. Pour me faire peur de l'adultère, me réduire aux plaisirs permis : Vois Trébonius, pris sur le fait, les belles choses qu'on en raconte. Un philosophe, ajoutait-il, te fera comprendre par quelles raisons telle chose est à éviter, telle autre à rechercher. Qu'il me suffise de me conformer aux traditions du temps passé (15) et, tandis qu'il te faut encore un gouverneur, de préserver, s'il m'est possible, tes mœurs et ta réputation. Quand l'âge, avec le corps, t'aura fortifié l'âme, tu nageras seul et sans aide. Voilà par quels discours il formait ma jeunesse. Me donnait-il un conseil : Tu ne manques pas d'autorités pour en agir de la sorte; ainsi se conduit l'un de nos plus respectables juges. Me faisait-il une défense : Pourrais-tu douter que cela ne soit déshonnête, qu'il ne faille s'en abstenir, quand de si mauvais bruits courent sur celui-ci, sur celui-là ? L'enterrement d'un voisin fait défaillir le malade intempérant, et, par crainte de la mort, le force à se ménager. Ainsi la faute d'autrui peut détourner du vice de jeunes esprits. C'est ce qui m'a sauvé de la contagion de tant d'excès pernicieux. J'ai mes défauts, mais médiocres, pardonnables, et peut-être en perdrai-je une bonne part, à la longue, grâce au progrès de l'âge, aux libres conseils de mes amis, à mes propres réflexions. Ne croyez pas que sur le lit de repos ou sous le portique ma pensée reste oisive et me fasse faute. — « Ceci serait mieux; de cette sorte je vivrai plus sagement, plus heureusement, je me rendrai plus cher à mes amis ; cet homme n'a pas bien agi ; me laisserai-je jamais aller à faire rien de semblable ? » — Voilà ce que je roule en mon esprit, ce que je murmure entre mes dents, et quand je suis de loisir je m'amuse à le mettre sur le papier. » (16)

Ici nous est expliquée, par son origine première. la moralité d'Horace, qui consistait dans la fuite des excès plus que dans la recherche du bien absolu. Les leçons de son père qui, dans le désordre, distinguent ce qui est permis et ce qui devient honteux ; qui recommandent non l'abstinence, mais la mesure et le choix ; qui autorisent ce qui ne nuit point essentiellement à l'honneur, à la réputation, ces leçons-là doivent nous paraître, à nous modernes et chrétiens, bien relâchées. C'était cependant, en fait de mœurs, toute la sévérité romaine, traditus ab antiquis mos; les raisonneurs de la comédie latine n'en professaient point une autre. Cela nous fait comprendre comment Horace, dont la conduite et les vers n'ont pas toujours été chastes, mais qui, de bonne heure, avait contracté l'habitude de se renfermer dans les limites faciles prescrites par la morale antique, peut, avec un accent de sincérité qu'on ne peut contester, rendre hommage non seulement à la pureté de ses jeunes années, mais en général, sauf ce qu'il a avoué de ses faiblesses et de ses chutes, et dont il ne faudrait pas trop abuser contre lui, à l'honnêteté relative d'une vie exempte au moins de dérèglements trop communs alors, séparée en quelque chose, par le sentiment, le goût du bien, par l'effort pour s'en rapprocher, de la corruption du temps.

Continuons de chercher dans le recueil d'Horace, comme si nous avions à l'y découvrir, l'histoire de sa vie. Voici encore un passage où est résumée, en quelques vers, cette seconde éducation, littéraire et philosophique, que le fils du sage affranchi de Vénuse reçut de ses maîtres et à Rome, et même, comme les jeunes Romains de distinction au niveau desquels avait voulu l'élever la tendresse d'un père, à Athènes. Il y est dit aussi comment le jeune disciple des écoles athéniennes fut ravi à la paix et au charme de ses études par le mouvement des révolutions, qui emportait tout, et précipité, sans qu'il s'y fût attendu, et que rien l'y eût préparé, au milieu des hasards de la vie publique.

« J'ai eu ce bonheur d'être élevé à Rome et d'y apprendre combien nuisit aux Grecs la colère d'Achille. L'aimable Athènes ensuite ajouta quelque peu à cette première culture, me suggéra du moins l'honnête désir de distinguer ce qui est droit de ce qui ne l’est pas, de chercher, sous les ombrages d'Académus, la vérité. Mais le malheur des temps me fit bientôt quitter un lieu qui m'était si cher; enlevé par le flot de la guerre civile, je fus jeté, novice encore, dans cette armée qui ne pouvait lutter contre le bras puissant de César Auguste. » (17)

Cela est charmant, mais bien court, et notre curiosité en est plutôt éveillée que satisfaite. Horace y ajoutera lui-même quelque chose, le nom du maître qui, à Rome, lui enseigna les lettres grecques (18). C'était Orbilius, un soldat émérite, devenu à cinquante ans grammairien, professeur bien rude, représentant l'éducation des anciens temps (19) par son impitoyable férule et aussi par son goût pour les vieux livres; il avait édité le commentaire de M, Pomponius Andronicus sur les Annales d'Ennius; il dictait même à ses écoliers la traduction de l'Odyssée par Livius Andronicus (20) ; nous le tenons d'Horace, à qui cet enseignement suranné avait laissé, avec l'amour d'Homère et des Grecs qu'il cite et imite sans cesse, un grand fonds de rancune dédaigneuse et un peu ingrate pour la vieille littérature latine (21).

Horace est moins explicite au sujet des maîtres qu'il a fréquentés à Athènes. Il parle seulement de ses promenades, non pas, comme on pourrait s'y attendre, dans le jardin d'Épicure, mais sous les ombrages de l'Académie. Il n'a, je pense, négligé aucune école, et, allant de l'une à l'autre, il y a acquis de bonne heure cette connaissance des divers systèmes philosophiques dont on trouve partout la trace dans ses ouvrages. Peut-être même a-t-il commencé dès lors, tout jeune qu'il était, à prendre un peu de tous, pour se faire éclectiquement une philosophie à son usage, toute pratique, selon ses besoins (22).

Quelle vie menait-il à Athènes ? Probablement cette vie tantôt studieuse, tantôt dissipée, ou l'une et l'autre à la fois, qu'y menait à la même époque le fils de Cicéron (23). Un autre jeune homme d'un grand nom, avec lequel Horace devait bientôt se rencontrer, comme avec le jeune Cicéron, dans le même parti, dans la même armée, y préludait à sa renommée ; c'était Messala Corvinus, encore presque adolescent, et sitôt après homme de guerre, homme d'État, un des bons orateurs du siècle d'Auguste, le patron de Tibulle, un peu poète lui-même et protecteur de la poésie. A cette jeunesse d'élite s'ajouterait Cornélius Gallus, s'il était, comme on l'a soupçonné, l'auteur du Ciris, poème dédié à Messala par un de ses condisciples d'Athènes, à ce qu'il semble, et comme daté, dans les premiers vers, de cette ville même, par un éloge passionné de ses fêtes, de ses arts, de ses écoles philosophiques (24). L'auteur s'y peint « respirant dans le jardin d'Athènes les doux parfums qu'il exhale, s'ensevelissant sous les verts ombrages de la sagesse qui y fleurit : »

Cecropius suaves exspirans hortulus auras
Florentis viridi sophiæ complectitur umbra.

N’est-ce pas l'antécédent du vers, charmant d'Horace :

Atque inter silvas Academi quærere verum,

et de ces simples paroles: bonæ Athenæ, loco grato, d'un accent si pénétré, l'accent de Virgile parlant plus tard de sa mère Parthénope :

Illo Virgilium me tempore dulcis alebat
Parthenope studiis florentem ignobilis oti. (25)

Athènes, c'était la capitale du monde des lettres, comme Rome l'était du monde de la politique. On n'y connaissait d’autres intérêts que ceux de l'imagination et de la pensée. Tout entiers à ces charmantes préoccupations, les jeunes Romains des hautes classes qu'on y envoyait achevaient d'y polir, par l'étude du vrai et du beau, leur intelligence, avant d’aller l'appliquer aux affaires. Quelle douceur pour eux, en des temps d'affreuses discordes civiles, de respirer en paix, dans cette sorte d'oasis poétique et philosophique, loin des maux qui désolaient le reste de l'univers ! Les vives expressions d'Horace nous le font comprendre et l'introduisent en même temps sur cette scène nouvelle de la vie active, où il nous faut maintenant le suivre.

[ Fin du chapitre I ]

... /... suite : chapitre II


 

— NOTES —

1. Sat., II, VI, 36 sq.
2. Carm., IV, VI, 44 ; Epist., I, XIV, 5. Sur l'origine de ce nom d'Horace, que le père de notre poète aurait tenu, non pas de l'illustre famille des Horaces, éteinte dès les premiers siècles de la république, et dont, par conséquent, il n'avait pu être l'affranchi, mais de Vénuse elle-même, colonie relevant de la tribu romaine Horatia, à laquelle il avait pu appartenir comme servus publicus, voyez, avec M. Noël des Vergers, dans l'instructive et intéressante notice qu'il a placée en tête de l'Horace de MM. F. Didot (Paris, 1855), les savants dont il résume et complète l'opinion.
3. Epod. XX, 12; Sat., II, I, 18.
4. Epist., I, XX, 27. sq –
5. Carm., III, XXI, 1; Epod. XIII, 6.
6. Carm., III, IV, 9, sq.; Sat., II, 1, 34, sqq.; cf. Ibid., I, IX, 29.
7. Carm., III, XXX, 10; IV, IX, 2.
8. Ibid., III, IV, 9 sq.; cf. Sat., I, V, 78 sqq.
9. Carm., III, IV, 9 sqq.
10. Epist., II, I, 202.
11. Carm. , IV, II, 27 sqq.; cf. I, XXVIII, 3; Epod. XVI, 28.
12. Carm., I, XX, 5 ssq.
13. Sat., I, VI, 45, 71, 86; cf. IV, 108; Epist., II, II, 50 sq.
14. Sat., I, VI, 65 sqq.
15. cf. Epist. II, I, 103 sqq.
16. Sat., I, IV, 103 sqq
17. Epist., II, II, 41 sqq
18. Ibid., II, I, 69 sqq. – Cf. Suet., De illustrib. grammat. IX.
19. Plaut., Bacchid., III, III, 27.
20. Cic., Brut., XVIII.
21. Epist. II, I, 23 sqq.
22. Epist., I, I, 14 sqq.
23. Cic., ad Attic. XII. 24, 27; XIII, 1, 24; XV, 13, 15; ad Famil., XII, 16; XVI, 21.
24. Ciris, 1 sqq.
25. Virg. Georg., IV, 563 sqq.

... /... suite : chapitre II


 
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