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ÉTUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES D'HORACE ( III )

par Henri PATIN

 

 

 

— III —


 
EN 715, cette date n'est pas indifférente, on le verra, un des plus chers amis d'Horace, qui avait avec lui servi dans l'armée de Brutus, mais qui, plus persévérant, avait continué la guerre sous Sextus Pompée, Pompéius Grosphus ou Varus, ayant été ramené à Rome par un traité de paix conclu avec son général, notre poète célébra leur réunion inespérée par une pièce qui passe pour la plus ancienne de ses odes, et qui n'est, pas une des moindres, assurément. Le nouveau lyrique y rappelait avec charme à son ami leurs communs plaisirs interrompus par de communes disgrâces, mêlant ce souvenir mélancolique d'un peu de cet enjouement naturel à la jeunesse, au sentiment de la sécurité présente, à la joie d’un événement heureux. Il lui disait donc imprudemment, je le confesse, ne songeant pas assez aux conséquences qu'on pourrait un jour tirer de ses paroles:

« Ô toi qui, comme moi, vis bien souvent de près ta dernière heure, quand nous servions ensemble sous Brutus, quel heureux sort te rend, citoyen encore, aux dieux de la patrie, au ciel de l’Italie, Pompée, le premier de mes compagnons, avec qui j’ai tant de fois abrégé par le vin la longueur du jour, les cheveux couronnés de fleurs el humides des parfums de l'Orient ?
Avec toi j'ai vu la déroute, la fuite de Philippes, et j'en ai pris ma part, abandonnant, j'en rougis, mon bouclier, quand succomba le courage, quand les plus braves, menaçant encore, mordirent l'affreuse poussière. Mais, à travers les ennemis, l'agile Mercure m'emporta, tout tremblant, dans un nuage ; et toi, le flot te reprit, et sur une mer orageuse te rejeta parmi les combats.
Acquitte donc, par un sacrifice, tes vœux à Jupiter ; fatigué de tes longues campagnes, viens le reposer sous mon laurier, sans épargner les tonneaux qui attendaient ton retour. » (1)

C'est de cette ode, moitié sérieuse, moitié badine, qu'on s'est autorisé pour imputer à Horace, au chef d'une légion, et depuis deux ans, de s'être lâchement conduit à Philippes, ce dont il ne se serait certainement pas vanté, si la chose eût été réelle, ce dont il n'aurait pas surtout étendu la honte à Pompéius Grosphus : car on n'a pas assez remarqué qu'il se l'associe dans des expressions dont on ne peut abuser contre le poète sans flétrir en même temps son ami.

Que disent ces expressions ? Qu'après une campagne périlleuse, et ce ne sont pas des lâches qui font volontairement, quand rien ne les y oblige, de telles campagnes, les deux amis ont partagé la déroute et la fuite de leur armée ? Qu'y a-t-il là que ne puissent amener, même pour les plus braves, les chances de la guerre, et qu'ils ne puissent avouer ? Mais ces traits lancés par Horace contre lui-même, et dont on a si souvent poursuivi sa mémoire, le rejecta non bene parmula, le denso paventem sustulit aere ! je persiste à n'y voir, comme je l'ai fait ailleurs, après tant de critiques de si grande autorité, qu'une allusion érudite et plaisante aux disgrâces militaires confessées plus ou moins sérieusement par les prédécesseurs lyriques du poète, Archiloque, Alcée, Anacréon, aux retraites ordinaires des héros de l'Iliade emportés si à propos par les dieux dans quelque nuage.

Comment, je le demande, avec la conscience de sa lâche conduite, Horace aurait-il pu, sans braver de nouveau et sa juste confusion et le ridicule, remercier ailleurs les Muses de ce dont ici il remercie Mercure (2) ; se faire prédire dans son enfance qu'il ne périrait pas par l'épée de l'ennemi (3) ; vanter sa bouillante jeunesse sous le consulat de Plancus, l'année précisément de la bataille de Philippes (4) ; rappeler ses services militaires sous Brutus, et l'estime de ce grand homme (5) ; s'offrir à Mécène pour prendre avec lui sa part de la guerre d'Actium et de toutes celles où se hasardera son ami (6). Il est bien vrai que dans cette dernière pièce il se dit peu fait pour la guerre, de même que dans une autre (7) il se reconnaît peu propre aux commandements militaires. Mais qu'il y a loin de ces aveux, faits de bonne grâce, à la confession honteuse, ou plutôt impudente, qu'on lui prête !

Un reproche plus grave et tout aussi peu fondé, c'est d’avoir voulu insulter au malheur de ses anciens compagnons d'armes par des vers (8) qui ne sont pas, comme on le veut, l'expression de leur abaissement aux pieds du vainqueur, mais, au contraire, de leur valeur farouche et de leur mort désespérée. En vain l'on accumule des passages où l’attitude de la prière suppliante est rendue par solum tangere mento et d'autres termes analogues ; en vain l'on prétend que mento ne peut être pris pour ore, ni turpe pour foedatum; en vain l'on allègue des historiens qui racontent qu’après la défaite de Philippes beaucoup implorèrent leur grâce ; je ne croirai jamais qu'Horace ait eu l'indigne pensée de tourner en ridicule ceux avec lesquels il avait souffert, combattu, succombé ; de préférer sa fuite même à leurs prières, si par des prières quelques-uns se sont démentis. Je crois, au contraire, qu'il a voulu les honorer; le fracta virtus m'explique ce qui suit et m'y fait voir encore une allusion aux tableaux homériques, à ceux qui peignent si souvent la chute des guerriers frappés à mort dans la sanglante poussière.

Ces plaisanteries étranges auxquelles on accommode avec une érudition malveillante les paroles d'Horace, il eût eu bonne grâce vraiment de les adresser à un homme comme son ami, adversaire obstiné d'Octave, qui ne s'était rallié qu’à la dernière extrémité ! elles en eussent été bien reçues ! Les dates, d'ailleurs, ne s’acordent pas avec ce qu'on suppose. L'ode est de 715, comme je le disais en commençant, et à cette époque Horace n'avait point de relations avec le parti vainqueur; il lui montrait même encore des sentiments hostiles.

Cela m'amène à une autre question : Horace est-il coupable d'un honteux oubli de sa cause, d'une basse apostasie ? S'est-il hâté de jeter, avec son bouclier, ses sentiments républicains, d'échanger le culte de la liberté contre celui de la tyrannie ? Ce sont là de grands mots et bien durs, mais aussi bien vides. A entendre ces juges sévères d'Horace, on dirait qu'il a eu réellement le choix entre la liberté et la tyrannie; que, par une décision subite, il a brusquement passé de l'une à l'autre. Telle n'est point la vérité. Au temps de l'entreprise de Brutus, il n'y avait rien à Rome qui méritât d'être honoré de ce beau nom de liberté, comme, sous le gouvernement d'Auguste, rien qui méritât d'être flétri du nom de tyrannie. La liberté, telle que l'avait réglée l'antique constitution de l'État, n'existait plus depuis bien des années ; elle avait péri, et pour toujours, du moment que Rome avait eu des citoyens plus forts que ses lois. Brutus se dévoua sincèrement à la noble tâche de la faire renaître ; mais il eût vaincu à Philippes qu'il n'y eût point réussi. Les mœurs ne la comportaient plus. Les maux de l'État n'avaient plus qu'un remède, violemment imposé par Sylla, par César, par Auguste : l'unité du pouvoir. Quant à ce, pouvoir, il fut fondé sans doute par ce qui fait les tyrans, mais il ne fut point tyrannique ; au contraire, dans son exercice, juste, sage, modéré, tutélaire, il mérita qu'on s'y résignât, qu'on s'y attachât, qu'on s'y dévouât. Horace ne fit donc pas tout le chemin qu'on dit; il n'alla pas de la liberté à la tyrannie, mais de l'anarchie au pouvoir régulier d'un seul, et, vraiment, de l'un à l'autre il n'y a pas loin. Il mit, d'autre part, à faire le chemin plus de temps qu'on ne s'imagine. La bataille de Philippes est de 712 ; de retour à Rome en 713, Horace ne fut présenté à Mécène qu'à la fin de 715, et admis au nombre de ses amis que neuf mois après, en 716 ; en 717, il l’accompagna dans le voyage politique de Brindes, et l’on peut supposer que c'est vers ce temps qu'il fut connu et recherché de l'empereur. Il a donc mis, de compte fait, quatre ou cinq ans à accomplir cette évolution politique tant accusée: c'est plus que bien d'autres à qui on n'a pas imaginé de la reprocher.

Qui l’a changé ? Ce qui alors en a changé tant d’autres : l’expérience de la guerre civile, détestée par lui dans tant de belles pièces, qui nous expliquent ses sentiments (9). Il était bien jeune, il avait vingt ans, vingt et un ans, quand l'arrivée de Brutus vint le surprendre à Athènes, au milieu de ses études littéraires et philosophiques. L'éclat qui entourait alors le meurtrier de César, en qui brillait un dernier reflet des antiques vertus romaines, l'enthousiasme des Athéniens, qui le comparaient à Harmodius et à Aristogiton, fascinèrent Horace; il s'enrôla sous ses drapeaux ; avec un grade honorable et, on doit le croire, avec honneur, il y servit, pendant deux ans, jusqu'à sa ruine, la cause que, dans un premier entraînement, il avait embrassée. Mais ces deux ans durent beaucoup modifier ses idées. Il dut voir que Brutus seul, ou à peu près, songeait réellement au rétablissement de la république, à la liberté, à la patrie ; que tout le reste, sans excepter Cassius, travaillait pour ses passions et ses intérêts ; que, dans l'armée républicaine, il n'y avait pas moins d'oubli des lois, d'illégalité, d'arbitraire, d'exactions, de violences, que dans l'armée triumvirale ; que la discorde y régnait et y faisait tout manquer ; que ses désastres étaient la suite de ses fautes ; que le but qu'on y poursuivait était aussi chimérique que noble ; que Rome ne pouvait plus échapper à la nécessité d'avoir un maître. Ces réflexions, qu'on peut lui supposer, car tout le monde les fit alors, durent l'amener naturellement, après quelques années passées à l'écart et dans une demi-hostilité contre le gouvernement établi, à s'en rapprocher, surtout quand il en eut été recherché, favorisé, et que la reconnaissance vint ajouter à sa conviction : que ce gouvernement était le seul possible, que son établissement était une chose utile, nécessaire même. Que devait-il faire ? Persévérer dans une opposition muette et chagrine ? Ce rôle allait à l'aristocratie vaincue par la victoire populaire du régime absolu. Mais pour Horace, vraiment désintéressé dans la querelle où le hasard l'avait mêlé, pour le fils de l'affranchi de Vénuse, pour le scribe de la questure, pour le petit bourgeois de Rome, c'eût été une vraie duperie.

Ce qu'on lui reproche, d'ailleurs, tous l'ont fait, sans qu'on y ait trouvé à redire. A-t-on blâmé Pollion du mot spirituel et noble par lequel il s'est résigné à ce qu'avait amené la force des choses : « Je serai le butin du vainqueur »  ? Le fils de Cicéron avait de bien autres griefs contre Auguste qu'Horace ; il avait servi avec bien plus d'éclat dans l'armée de Brutus : s'est-on étonné que les nécessités des temps l'aient amené à partager, en 723, le consulat avec Auguste ? Et Messala, si brillant dans la guerre de Philippes, n'a-t-il pas été un des héros d'Actium ? Il ne crut pas par là se contredire. « J'ai toujours été du parti le plus juste, » dit-il à Auguste. « Voici, lui dit-il encore une autre fois, en lui présentant l'homme qui avait prêté son bras au suicide de Brutus, voici celui qui a rendu le dernier service à mon cher Brutus. » Horace, non plus, n'a jamais désavoué Brutus. Il s'est vanté, plus d'une fois, dans ses ouvrages, d'avoir été distingué par lui, d'avoir servi sous lui. Mais, comme Messala et les autres, il a cru pouvoir sans se contredire, après des délais convenables et des réflexions suffisantes, céder au cours des choses, accepter ce qui était inévitable et y chercher sa place. D'où vient que, par exception, c'est lui qu'on accuse ? Serait-ce parce que son adhésion à la nouvelle forme de gouvernement s'est traduite par des vers et celle des autres par des actions ?

Horace qui, selon ma conviction, n'a point déserté lâchement son rang, à Philippes, ni plus tard, à Rome, son parti politique, qui a cédé avec convenance et dignité, dans le changement qu'on lui reproche, à la force des choses, n'a pas mérité davantage qu'on l'appelât dédaigneusement, comme on l'a fait quelquefois, le courtisan de Mécène. Il est encore à cet égard son propre historien, son apologiste. La nature véritable des rapports que pendant trente ans, de 716 à à 746, époque de sa mort, il a entretenus avec Mécène, nous est attestée, dans de nombreux passages de son recueil. Nous ne pourrions les citer tous ; contentons-nous d'en résumer les principaux traits.

Sur le mont Esquilin, dans un lieu naguère attristé et empesté par un cimetière public, s'étendent de vastes et beaux jardins, s'élève une maison superbe, qui domine sur Rome entière, sur sa magnificence, son bruit et sa fumée, d’où l'œil s'égare au loin, jusqu'aux coteaux de Tusculum et de Tibur. C'est dans cette maison qu'Auguste malade se fera porter pour y chercher un air plus pur; c'est d'une tour de cette maison que Néron contemplera, chantera l'incendie que l'histoire l'accuse d’avoir allumé. Là vit, au milieu de toutes les jouissances du luxe, fort occupé de ses plaisirs, tout entier, en apparence, aux douceurs de la vie privée, un simple chevalier romain, qui joue dans l'État un bien grand rôle : c'est l'ancien et intime ami de l'empereur, le compagnon de toutes ses guerres, l'agent de toutes ses négociations, son représentant quand il quitte la ville pour pourvoir dans les provinces aux besoins de sa politique, son confident, son conseiller en toutes choses, avec Agrippa la seconde personne de l'empire. Cette demeure des Esquilies est le siége du crédit et de la puissance. Autour s'agite la foule inquiète des nouvellistes, des solliciteurs, des ambitieux subalternes, qui voudraient bien y pénétrer, qui se travaillent, s'intriguent, pour en forcer la porte, qu'on a soin de leur tenir fermée. Plus heureux qu'eux, envié d'eux, fendant à grand'peine cette presse importune, y est admis, quand il lui plaît, un fils d'affranchi, grand poète, présenté par d'autres grands poètes, et qui s'y est établi, en leur compagnie, sur le pied de la plus parfaite amitié. Il n'y porte aucun embarras venant de son peu de naissance, de bien, d'illustration civile et politique ; avec une égale aisance il s'invite à la table somptueuse du tout puissant ministre, ou l'appelle au partage de ses légumes et de son mauvais vin ; s'associe à la plus haute fortune, ou fait les honneurs de sa médiocrité. Il paye à la naissance, au rang, au pouvoir politique, au patronage littéraire ce qui leur est dû d'hommages; mais il a l'art de les amortir, de les émousser par je ne sais quoi d'involontaire, d'imprévu, d'accidentel, de détourné, qui leur retire le caractère de pures louanges, qui les rend propres à être offerts et acceptés par des esprits également délicats ; il sait mêler à l'expression du respect, de la reconnaissance, du dévouement, des saillies de familiarité, des accents de tendresse, qui, malgré la différence des conditions, ramènent à l'égalité nécessaire en amitié. Horace n'est pas ce que tant d'autres voudraient être, le client, le complaisant, le parasite de Mécène; il est son ami. Il faut le proclamer à l'honneur de tous deux. Être l'ami d'un grand est une situation délicate, difficile, que compromettent presque infailliblement, d'une part l'inconstance, la sécheresse de cœur qui se développent dam une haute fortune, de l'autre un penchant très naturel à abuser de sa faveur. Horace s'y maintient par une habileté qui n'est pas à la portée des plus habiles, car elle tient à son caractère par sa discrétion, par son désintéressement, par une attention suivie à ne jamais se prévaloir insolemment d'une illustre amitié, à ne point l'exploiter dans des intérêts de vanité, de cupidité. Ce n'est pas tout. Si reconnaissant, si dévoué que soit Horace à l'égard de Mécène, quoiqu'il se soit donné à Mécène, il ne l'a point fait sans réserve; il a réservé son indépendance, qu'il défend, avec une adroite fermeté, contre les empressements quelquefois gênants, les exigences obligeamment tyranniques d'un pouvoir ami (10).

Tels ont été les rapports d'Horace et de Mécène, les écrits du poète en font foi ; on en a grandement méconnu le vrai caractère quand on y a vu un commerce de flatterie et de protection. Horace a mieux que personne connu l'art de cultiver avec honnêteté, dans une juste mesure de déférence et de liberté, l'amitié des grands. Il ne l'a pas seulement pratiqué, il l'a enseigné dans plusieurs de ses épîtres (11), qui sont à sa conduite dans la cour de Mécène ce que d'autres (12) sont à sa pratique littéraire. Ces pièces de la maturité d'Horace, peuvent passer pour le testament de l'homme de cour et de l'homme de lettres. On y retrouve sous la forme de préceptes ce qu'on a vu ailleurs en action. Rien n'est plus propre à faire pénétrer dans les secrets de son caractère et de sa conduite, comme aussi de son goût et de son génie.

Il y avait à Rome, par suite de sa constitution aristocratique, de l'extension progressive et indéfinie des propriétés, des immenses fortunes créées par la conquête, une si grande inégalité de conditions, que les trois quarts de la société romaine étaient à l'égard de l'autre en état de clientèle. C'était là surtout l'inévitable condition des hommes qui, sans naissance et sans bien, étaient portés par leur vocation vers la culture des arts de l'esprit, culture peu lucrative par elle-même : c'est des libraires non des auteurs qu'Horace a dit : Hic meret æra liber Sosiis (13). Cette condition avait été forcément celle de tous les prédécesseurs d'Horace, à quelques exceptions près, celles, par exemple, qu'il faut faire pour Lucilius et Lucrèce tous deux chevaliers romains; encore se donnèrent-ils, pour qu'il ne leur manquât rien du poète, des patrons. Esclaves, affranchis, clients; tous en eurent, et ennoblirent plus ou moins leur dépendance par la dignité de leur caractère et de leur conduite. Que pouvait faire Horace, dépouillé, ruiné par la guerre civile, que pouvait-il faire, lui poète, pour échapper aux bureaux de la questure, que de rechercher comme eux l'inévitable patronage des grands ?

C'était quelquefois une bien malheureuse condition. Veut-on savoir tout ce qu'elle pouvait renfermer d'ignominie, d'assujettissement, de fatigue, d'ennuis, de désespoir ? Qu'on lise le traité de Lucien, sur les gens de lettres, comme on traduit à la moderne, qui se mettent à la solde des grands. Horace échappa à ces misères, trop communes, avec beaucoup de bonheur et d'art.

Son heureuse fortune lui fit rencontrer un homme qui ne protégeait pas les lettres par vanité, ou seulement dans des vues politiques, mais qui les aimait; un homme honnête, touché de l'honnêteté, la recherchant, la récompensant; un homme capable d'amitié, à qui il fallait autre chose que des parasites, à qui il fallait des amis. Horace, par les grâces de son esprit et son heureux caractère, devint un de ces amis nécessaires au bonheur de Mécène, à l'achèvement de sa fortune prospère ; et il se maintint dans ce rang par la pratique habile d’un art dont il n'avait certes pas à rougir, puisqu'il n'a pas craint de l'enseigner et d'en faire comme le pendant de son Art poétique.

C'est ici le lieu de rechercher si Horace a porté la même délicatesse de sentiments, les mêmes principes de conduite dans des relations plus hautes, celles qu'il lui fut donné d'entretenir avec le maître de Mécène et du monde, avec l'empereur Auguste; d'examiner par quelles démarches il s'insinua dans ses bonnes grâces, de quelles louanges il les acheta ou les paya ; quel usage il fit de la faveur et jusqu'où il lui convint de s'y avancer. Nous arriverons encore à nous convaincre qu'on fait tort à Horace lorsqu'on le confond, parce qu'il a eu accès à la cour, avec le vulgaire des courtisans ; plus grand tort lorsqu'on voit en lui un déserteur intéressé de la liberté, un panégyriste vénal du despotisme ; lorsque pour rimer à Octave, on l'appelle adroit esclave, comme a fait Voltaire (14) que ses complaisances pour Frédéric, pour Catherine, pour Richelieu, pour madame de Pompadour, pour tous les puissants, honorables ou non, n'autorisaient certes pas à se montrer si sévère.

Horace, on l'a pu voir, ne s'était pas établi auprès de Mécène, par une insistance importune: il s'en fallait bien. Présenté par Virgile, par Varius, il s'était laissé oublier pendant neuf mois et n'était revenu que lorsqu'on l'avait appelé (15). On peut croire qu'il usa de la même réserve à l’égard de l'empereur; qu'il ne se pressa point de s'approcher de lui ; qu'il ne s'intrigua point pour en être remarqué ; qu'il laissa faire au temps, aidé du mérite de ses ouvrages et des bons offices de Mécène. Il ne ressemblait pas à ces poètes qu'il a peints « se lamentant sur ce que leurs travaux ne sont pas assez en lumière, sur ce qu'on fait trop peu d'attention au tissu délicat de leurs compositions, et se flattant qu'un jour viendra où, au moindre petit bruit qu'ils font des vers, l'empereur s'empressera de les appeler, pour se charger de leur fortune et leur ordonner d'écrire. » (16) Cette vanité confiante et indiscrète que Molière, par l’organe de Clitandre faisant la leçon à Trissotin (17), a reprochée, à peu près dans les mêmes termes à certains gens de lettres de son temps, n'était pas le défaut d'Horace; et quand, selon son constant usage de prendre lui-même sa part des censures qu'il adressait aux autres, il se l'attribuait, Auguste à qui ces vers étaient destinés, et le public qui devait les lire ensuite, n'avaient garde de l'y reconnaître.

Lequel d'Horace ou d'Auguste a d'abord recherché l'autre ? Cela peut vraiment sembler douteux. J'incline, pour moi, à penser qu'ils se sont naturellement rencontrés. D'une part, cette lassitude, dont a parlé Tacite (18), qui succède toujours aux agitations politiques, à la guerre civile, à l'anarchie, le sentiment des souffrances de l'État au dedans, de son affaiblissement, de son abaissement au dehors, avaient amené par degrés le poète, ses écrits lus dans leur ordre chronologique (19) en font foi, à de la résignation d'abord, puis à de la reconnaissance, enfin à du dévouement pour le pouvoir nécessaire et secourable auquel seul il appartenait d'arrêter le cours de tant de calamités. D'autre part, l'habile héritier de l'usurpation de César savait bien que les Romains avaient besoin d'être distraits, consolés, dédommagés de la perte de la liberté, et dans cette pensée il s'appliquait à les occuper de la gloire des lettres. Il le faisait aussi par des motifs plus personnels, se servant d'elles, de leur action sur les esprits, pour se laver des souillures de la guerre civile, réhabiliter son autorité, rendre ses actes populaires, son gouvernement respectable et sacré. De là ses institutions littéraires, la bibliothèque Palatine avec les concours poétiques dont elle était le siége, les prix qui s'y décernaient ; de là sa munificence intéressée et éclairée envers les grands génies que la fortune lui adressa, Horace particulièrement et Virgile, dont on ne peut en cela, comme en tant d'autres choses, le séparer. Par des bienfaits qui, d'ailleurs, je l'ai déjà dit, n'étaient après tout qu'une restitution, un dédommagement de ce que leur avait coûté sa victoire, par des manières familièrement affectueuses, des égards délicats fort au-dessus de ses bienfaits et d'un effet plus puissant, il sut se les attacher et ajouter le poids de leur reconnaissance aux considérations d'un autre ordre qui pouvaient, comme tant de bons citoyens à cette époque, les rallier, les associer à sa cause.

D'autres l'ont servi avec conviction, avec patriotisme, le patriotisme de l'empire, qui n'était pas celui de la république, le dévouement à l'État représenté par un homme; d'autres, dis-je, l'ont servi de leurs conseils et de leur épée.

Ces excellents poètes ne lui ont pas prêté un appui moins honnête, je pense, et moins utile, dans des vers qui l'ont payé, et au delà, de ses bienfaits, qui lui ont donné tant de grandeur dans le présent et dans l'avenir, qui ont tant contribué à fonder, à consacrer, à éterniser son règne.

Cette gloire, cette grandeur, ils y ont beaucoup ajouté, on doit en convenir; mais enfin ils ne l'ont pas faite. Il y avait chez le prince qu'ils célébraient matière à leurs éloges. Les guerres civiles terminées, l'État pacifié au dedans, rendu redoutable au dehors, une administration juste, sage, modérée, sous laquelle prospéraient la ville et les provinces, de grands et utiles travaux, des lois salutaires et respectables par leur objet, même lorsque les mœurs publiques en annulaient l'influence, c'étaient là des titres à la reconnaissance, à l'admiration publique, ajoutons à l'enthousiasme tant accusé des panégyristes.

Pourquoi cet enthousiasme n'aurait-il pas été sincère ? pourquoi ne leur aurait-il pas fait oublier, en faveur d'un présent prospère et glorieux, les taches du passé ? Pourquoi ne leur aurait-il pas dérobé la vue de ce que pouvait amener l'établissement du pouvoir absolu, et de ce qu'il amena, les excès de la tyrannie et de la servilité ? Horace et Virgile n'eurent pas plus de mémoire, ni plus de prévoyance que leurs contemporains ; ils partagèrent leurs illusions et s'en rendirent les interprètes dans des panégyriques exagérés sans doute comme toute louange contemporaine, officielle, adressée en face au pouvoir, mais dont cependant une partie n'est point désavouée par l'histoire.

L'histoire a-t-elle beaucoup à retrancher de cette dernière ode, où, en 744, deux ans avant sa mort, le poète, rassemblant tous les titres glorieux du règne d'Auguste, a comme résumé tous ses panégyriques ?

« Ton âge, ô César, a fait renaître dans nos champs les fertiles moissons, a rendu au dieu de notre Capitole les enseignes dont se sont dépouillés les orgueilleux monuments des Parthes ; il a fermé ce temple de Janus, désormais inutile, que Romulus avait consacré à la guerre ; il a mis un frein à la licence égarée hors des voies de l'ordre et de la justice ; il a chassé le crime, et rappelé les maximes antiques qui ont fait la grandeur du nom latin, la force de l'Italie, par qui notre gloire et notre puissance se sont étendues depuis les bords où se couche le soleil, jusqu'à ceux où il se lève. Sous la garde de César, nous n'avons rien à craindre pour notre repos des fureurs de la guerre civile, des violences de la guerre étrangère, de cette colère qui forge les épées et pousse à la discorde les villes malheureuses. Non, les lois de César ne seront enfreintes ni par les peuples qui boivent l'eau profonde du Danube, ni par les Gètes, ni par les Sères, par les Perses perfides, par ceux qu'a vus naître le Tanaïs ... » (20)

J'écarte, comme suspect à bon droit de complaisance, le témoignage de Velleius Paterculus (21) ; je m'en tiens à celui de Tacite, qu'on ne peut récuser. Dans les premiers chapitres de ses Annales (22) sont rapportés les discours contradictoires tenus aux funérailles d'Auguste. Les censures portent sur le temps où il s'est élevé par tant de ruses et de violences au pouvoir; les éloges sur la manière dont il l'a exercé. Ces éloges, qui passent sans contradiction, ne se distinguent des louanges d'Horace que par la gravité du style historique ; on y voit de même : « ... la mer, l'Océan, des fleuves lointains donnés pour barrières à l'empire; les légions, les flottes, les provinces, tout enfin réuni par un lien commun; les droits des citoyens respectés, les alliés ménagés; Rome elle-même embellie d'une magnificence inconnue !... »

[ Fin du chapitre III ]

... /... suite : chapitre IV


 

— NOTES —

1. Carm., II, VII.
2. Carm., III, IV, 25 sqq.
3. Sat., I, IX, 29 sqq.
4. Carm., III, XIV, 27 sq.
5. Epist., I, XX, 23.
6. Epod, I, 1 sqq.
7. Sat., I, VI, 49.
8. Carm. II, VII, 11 sq.
9. Carm, I, XIV; II, I; Epod. VII, XVI.
10. Epist., I, VII.
11. Ibid., I, XVII, XVIII.
12. Ibid., II, I, 11 ; Ad Pison.
13. Ad. Pison., 345.
14. Épître à Horace.
15. Sat. I, VI, 54 sqq.
16. Epist., II, I, 219 sqq.
17. Les Femmes savantes, IV, 3
18. Annal., I, 1.
19. Carm., I, XIV; Epod. VII, XVI; Carm., II, I ; I, II, XXXV.
20. Carm., IV, XV, 4 sqq.
21. Hist., II, 89
22. Annal., I, 10.

... /... suite : chapitre IV


 
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