INTENDANT de mes bois et de ce petit domaine qui me rend à moi-même (et que toi tu méprises parce qu’il ne compte que cinq feux et n’envoie suivant la coutume que cinq braves pères de famille à Varia), débattons quelque peu pour savoir qui est le plus courageux pour arracher les épines, moi de mon âme et toi de mon terrain et donc pour décider lequel, d’Horace ou de son bien, est dans la situation la plus appropriée.
Bien que retenu ici par l’affection que je porte à ce malheureux Lamia qui pleure un frère dont la disparition lui a causé une douleur qui semble inconsolable, c’est cependant là où tu te trouves que vont tout naturellement mes pensées qui se plaisent à abolir ainsi la barrière de l’éloignement.
Pour moi, une vie heureuse ne peut s’imaginer qu’à la campagne, pour toi, c’est à la ville.
Ainsi, chacun étant envieux du sort de l’autre, nous n’éprouvons que répugnance pour notre propre destinée. Insensés que nous sommes ! Ce ne sont pas les lieux qui sont en cause, ils n’y sont pour rien, l’esprit seul est coupable, lui qui ne peut se fuir.
Toi, quand tu n’étais encore qu’un esclave à tout faire, tu rêvais secrètement d’aller travailler à la campagne. Maintenant que te voilà régisseur, c’est la ville que tu as en tête, la ville avec ses jeux, avec ses thermes.
En ce qui me concerne, tu sais bien que moi je suis fidèle à mes idées, et que, lorsque ces sacrées affaires m’entraînent à Rome, ce départ me plonge dans une grande tristesse.
Notre admiration ne va pas aux mêmes choses, de là nos dissensions. Ce que toi tu considères comme étant un coin perdu, sauvage et inhospitalier, quiconque partage mon point de vue va le qualifier de charmant et avoir en horreur ce qui est beau pour toi.
Mais je ne vois que trop clairement d’où te vient cette envie de ville : c’est le lupanar, c’est le cabaret mal famé qui te manquent, c’est de constater que ce coin de terre produira plus vite poivre et encens que vigne, c’est qu’il n’y ait point, aux alentours, de taverne où tu pourrais boire et où une fille grossière te ferais lourdement danser au son de sa flûte.
Et, au lieu de cela, il te faut t’escrimer à travailler des champs qui n’ont pas vu la houe depuis bien longtemps, t’occuper des bœufs dételés et les repaître de feuillages fraîchement cueillis. Même le ruisseau t’ajoute de l’ouvrage, ce dont tu te passerais bien : si la pluie tombe trop fort, te voilà obligé de lever une digue pour protéger le pré ensoleillé.
Allons, maintenant je dois t’expliquer le pourquoi de notre désaccord.
Moi qui, autrefois, ne supportais que les toges les plus fines, qui avais toujours les cheveux brillants et parfumés, qui, tu t’en souviens, avais su obtenir, sans rien débourser, les faveurs de cette Cinara pourtant si cupide, qui, dès le milieu du jour, buvais volontiers force coupes de Falerne, eh bien, aujourd’hui, ce qui me plaît c’est un dîner frugal, c’est une sieste dans l’herbe au bord du ruisseau.
Je n’ai aucune honte d’avoir pris du bon temps, mais j’en aurais de ne pas avoir su y mettre un terme.
Là-bas, personne ne cherche à gâcher mon plaisir d’un regard oblique ou à m’empoisonner avec une haine obscure ou des propos mordants. C’est sans arrière-pensée que rient mes voisins lorsqu’ils me voient remuer terre et pierres.
Mais toi, c’est avec les esclaves de la ville que tu préfèrerais grignoter ta ration quotidienne et dans tes rêves, tu te précipites pour être de leur nombre. Mon valet d’écurie, qui, est assez avisé, t’envie, lui, la chance que tu as d’avoir à ta disposition bois, bétail et jardin.
Le bœuf lent peut bien désirer la selle et le cheval vouloir labourer, mais, à mon avis, le mieux serait pourtant que chacun accomplisse de bon gré la tâche qu’il sait faire.
— Varia : village voisin de la propriété d'Horace en Sabine où les représentants allaient voter.
— Lamia : les deux frères Lamia étaient des amis d'Horace. Lucius sera consul.
Traduction et adaptation: Denys Eissart (2004, rév. 2006), droits réservés [Creative Commons]