COMMENT se fait-il, Mécène, que personne ne soit content de son sort, que celui-ci d'ailleurs soit dû à un choix délibéré ou à un simple hasard ?
Comment se fait-il que tous portent aux nues les destinées des autres ?
« Heureux les marchands ! » dit le soldat chargé d'années, le corps broyé par les combats épuisants.
À l'inverse, le marchand, sur son navire ballotté par les vents, lance : « Le métier des armes est de loin préférable à celui-ci ! Finalement, on s'affronte, mais, en l'espace d'une heure, vient une mort rapide ou l'euphorie de la victoire. »
L'homme de loi fait l'éloge du paysan quand, au chant du coq, le premier client vient frapper à sa porte.
Celui-là, entraîné malgré lui de la campagne à la ville à la suite de cautions données, va proclamer qu'on ne vit heureux qu'en ville.
Tellement nombreux sont les exemples de ce type de comportement que les énumérer tous épuiserait même ce bavard de Fabius. Je ne veux pas abuser de ton temps, aussi, écoute, voilà où je veux en venir.
Si un dieu leur annonçait : «Très bien ! Vous me voyez tout disposé à réaliser ce que vous désirez. Toi le soldat, tu seras marchand. Toi le jurisconsulte, paysan. Vous par ici et vous par là. Changez de rôle puis repartez chacun de votre côté. Eh bien ? Pourquoi ne bougez-vous pas ? »
Tous déclineraient la proposition. Et pourtant ils auraient eu ainsi la possibilité d'être heureux ! Jupiter dans son courroux, pourrait alors à bon droit enfler de colère et leur annoncer que désormais il ne prêtera plus une oreille si attentionnée à leurs prières.
Mais n'allons pas plus loin, et arrêtons là ces aimables moqueries, bien que rien n'empêche de dire la vérité en badinant, comme ces maîtres d'école qui ont coutume de présenter les notions élémentaires à leurs élèves de manière attrayante, encourageant même ces premiers apprentissages en leur donnant quelques friandises. Mais, trêve de plaisanteries, parlons sérieusement.
Celui-ci qui retourne la terre lourde avec sa robuste charrue, cet aubergiste perfide, le soldat, les marins qui sillonnent la mer avec audace, tous disent qu'ils ne supportent leur pénible vie présente qu'en pensant pouvoir, une fois devenus vieux, se retirer au calme et en lieu sûr, après avoir mis de côté de quoi vivre.
La toute petite fourmi (c'est l'exemple que l'on donne en général) est capable elle aussi d'un immense travail, traînant avec sa bouche tout ce qu'elle peut pour l'ajouter à ce qu'elle entasse comme si elle connaissait l'avenir et que cela la rendait prévoyante.
Mais elle, dès que le soleil entre en Verseau et que s'assombrit ce recommencement de l'année, elle ne se déplace plus et utilise ce qu'elle a sagement amassé, alors que toi, ni la chaleur brûlante de l'été, ni l'hiver, ni le feu, ni la mer, ni le fer ne te détournent de ton appât du lucre.
Et rien ne t'arrêtera, aussi longtemps que tu en verras d'autres plus riches que toi.
Cette énorme quantité d'or et d'argent que tu as enfouie, furtivement et en tremblant, dans la terre, à quoi bon ?
Entame-la et avant peu elle sera réduite à un as dérisoire. Mais si tu n'y touche pas, alors quel charme trouver à cet empilement de métal ?
On aurait battu sur ton aire cent mille mesures de blé que cela ne changerait rien au fait que ton ventre ne pourra jamais contenir plus que le mien.
Si, tu te retrouvais, mêlé à de jeunes esclaves, à transporter le filet à pain chargé sur ton épaule, à la fin tu n'en recevrais pas plus que celui qui n'a rien porté.
Qu'importe, dis-moi, à celui dont la vie se déroule toute à l'intérieur des limites de la nature, d'avoir à cultiver cent ou mille arpents ?
« Mais, il est agréable de prélever à une énorme quantité… »
Cependant, tant qu'à une petite on pourra puiser autant pourquoi tes greniers seraient-ils plus à célébrer que nos modestes coffres ?
C'est comme si, n'ayant besoin que d'un peu d'eau, disons le contenu d'une urne ou d'une coupe, tu déclarais : « J'aimerais mieux tirer cette eau du fleuve que de ce ruisseau. »
La conséquence de cette attitude qui est celle de ceux qui veulent toujours plus que ce qui est raisonnable ? Ce pourrait bien être de se voir emporté avec la rive que l'Aufide impétueux arrache.
Au lieu de cela, celui qui ne désire que le peu qui lui est nécessaire ne va pas puiser une eau boueuse ou perdre sa vie dans les flots.
Les hommes, pour une large part, se laissent illusionner par la cupidité et disent : « On ne possède jamais assez, puisque c'est selon ce que l'on a que l'on est plus ou moins bien considéré. »
Que répondre à cela ? Rien. Qu'ils restent donc dans leur misère puisqu'ils s'y trouvent si bien.
Cela fait penser à cet Athénien, riche, mais très avare, qui avait l'habitude de traiter avec mépris les huées du peuple en disant : « Les gens me sifflent, mais moi, à la maison, je m'applaudis quand je contemple toutes les pièces que contient mon coffre. »
C'est Tantale aux lèvres sèches cherchant à boire l'eau fuyante.
Tu ris ? Mais, si tu changes le nom, tu vas certainement te retrouver dans cette fable...
Tu t'endors, la bouche ouverte, sur ces sacs entassés partout que tu ne veux pas plus toucher que s'ils étaient sacrés et dont tu ne profites que comme d'une peinture.
Tu ignores la valeur de ces pièces ?
Tu ignores l'usage que l'on peut en faire ?
Eh bien cela sert à acheter du pain, des légumes, un setier de vin, en un mot tout ce dont la nature humaine ne peut se priver sans souffrances.
Trouves-tu bon de veiller tout tremblant de peur, de redouter nuit et jour les voleurs ou l'incendie, de craindre que tes esclaves te pillent et s'enfuient ?
Pourvu que je puisse toujours rester pauvre de tels biens !
Évidemment, quand tu es souffrant, saisi de frissons, quand un mal quelconque te cloue au lit, tu peux louer les services de quelqu'un qui préparera tes remèdes, qui ira chercher un médecin afin que de te remettre sur pied et de te rendre à l'affection de tes enfants et de tes proches.
Mais, ta femme ne souhaite pas te revoir en bonne santé. Ton fils non plus. Voisins et connaissances, garçons et filles, tous te haïssent. Tu t'étonnes ? Tu as fait passer toutes choses après l'argent. Si personne n'éprouve pour toi un amour que tu n'as pas su mériter, ce n'est guère surprenant.
Vouloir obtenir et conserver l'affection de ces parents que tu as reçus de la nature sans avoir consenti d'effort pour cela, penses-tu que ce serait peine perdue ?
Comme celui qui voudrait dresser un âne à courir au Champ de Mars alors qu'il est soumis au frein ?
Enfin, cesse de demander toujours plus, puisque tu possèdes au-delà de ce qu'il te faut.
Ne crains plus la pauvreté. Tu as acquis ce que tu désirais, alors commence à mettre un terme à ton pénible labeur.
Ne fais pas comme cet Ummidius (le récit n'est pas long) qui, riche au point de compter son argent avec des mesures à blé, était tellement avare que jamais il n'a été mieux habillé qu'un esclave. Jusqu'à ses derniers instants sa plus grande peur était de mourir de faim, cependant c'est tranché qu'il périt, d'un coup de hache porté par une vigoureuse affranchie qui devait être de la race de Tyndare.
« Que me conseilles-tu donc ? De vivre comme Névius ou comme Nomentanus ? »
Tu veux prolonger le débat par une confrontation excessive. En te défendant d'être avare, je ne t'invite pas bien sûr à devenir un débauché ou un moins que rien.
Il y a une marge entre l'eunuque et l'hernieux. En toutes choses il y a une juste mesure et des limites précises, au-delà et en deçà desquelles on ne peut trouver le bien.
Je reviens à mon point de départ : personne, comme l'avare, qui ne soit satisfait de son sort, qui n'envie une destinée différente.
Personne qui ne soit rongé d'envie si la chèvre du voisin a le pis plus gonflé que la sienne.
Oubliant de se comparer aux plus pauvres qui sont pourtant les plus nombreux, on les voit s'épuiser à surpasser tel ou tel.
Cependant quel que soit l'empressement dont on fasse preuve, on trouvera toujours sur sa route plus riche que soi.
De même, une fois le départ donné et que les chars sont emportés rapidement, l'aurige presse ses chevaux de rejoindre ceux qui le précèdent, se désintéressant de ceux qu'il a dépassés, rejetés avec les autres et déjà classés parmi les derniers.
De là vient que nous pouvons rarement trouver quelqu'un qui dise qu'il a vécu heureux, et qui, son temps achevé, quitte la vie content, comme un convive rassasié.
Mais en voilà assez. De peur que tu supposes que j'ai pillé les coffres de ce chassieux de Crispinus, je n'ajouterai pas un mot de plus.
— le Fabius cité ici était un chevalier romain originaire de Narbonne qui avait écrit quelques livres de philosophie stoïcienne. D'après certains commentateurs il aurait eu avec Horace des démêlés sur des questions philosophiques.
— l'Aufide : fleuve d'Apulie, pays dont Horace est originaire.
— Tantale, ayant offensé les dieux, fut précipité dans le Tartare (enfers). Eau et nourriture se dérobaient chaque fois qu'il tentait de boire ou de manger.
— la race de Tyndare : les filles de Tyndare, Hélène et Clytemnestre (la première tua Déiphobe, la seconde tua son époux Agammemnon d'un coup de hache).
— Névius : avare notoire.
— Nomentanus : gourmand fameux qui dépensait pour sa table des sommes énormes.
— Il y a une marge entre l'eunuque et l'hernieux : Horace dit exactement qu'il y a une différence "entre Tanaïs et le beau-père de Visellius" (personnages de son époque qui pouvaient être ainsi décrits...)
— Crispinus : philosophe stoïcien qui passait pour aussi bavard que Fabius.
Traduction et adaptation: Denys Eissart (2003, rév. 2006), droits réservés [Creative Commons]