JE flânais sur la Voie Sacrée, l’esprit ailleurs, selon ma bonne habitude, occupé par mille pensées sans importance quand, tout à coup, un individu que je connaissais à peine se précipite sur moi et m’agrippe la main:
– Mon cher, mon très cher ami !… Comment vas-tu ?…
– Le mieux du monde… pour le moment, lui dis-je. Qu’il en soit de même pour toi.
Comme il menaçait de me suivre, je reprends :
– Autre chose ?…
Il répond :
– Tu me reconnais ?… Je suis poète moi aussi.
Et moi de lui déclarer :
– Tu n’en es, à mes yeux, que plus estimable…
Mal à l’aise, je cherche à m’en débarrasser : tantôt j’accélère l’allure, tantôt je m’arrête pour glisser quelques mots à l’oreille de mon jeune esclave. Et la sueur me coule jusqu’aux talons.
(Ô, Bolanus, disais-je en moi-même, que tu es heureux d’avoir l’esprit vif ! pendant que l’autre discourait de tout et de rien, louant la Ville et ses quartiers.)
Comme je ne répondais rien, il me dit :
– Depuis un bon moment je vois bien que tu voudrais te sauver, mais n’y compte pas : je te tiens et je ne te lâcherai pas. Là où tu iras, j’irai.
– Pourquoi t’imposer tant de détours ? Je vais rendre visite à quelqu’un que tu ne connais pas et qui est cloué au lit. Il habite loin, au-delà du Tibre, près des jardins de César.
– Je n’ai rien à faire et je suis bon marcheur. Je peux donc te suivre sans problème.
Je baisse l’oreille comme un petit âne furieux d’avoir reçu sur le dos une trop lourde charge.
Lui recommence :
– Si je ne m’abuse, je pense que tu auras vite autant d’amitié pour moi que tu en as pour Viscus ou pour Varius. Car, franchement, qui est capable d’écrire autant de vers que moi ? Et qui peut le faire aussi vite ? Qui sait danser aussi gracieusement ? Et, lorsque je chante, Hermogène lui-même m’envie.
Le moment de l’interrompre était venu :
– Tu as une mère, des parents qui s’inquiètent de ta santé ?
– Hé non ! Plus personne ! Je les ai tous mis dans la tombe.
Je pensais : « Comme ils doivent être heureux ! Mais maintenant moi je reste tout seul… Allez, donne-moi le coup de grâce ! »
Et voilà finalement que s’accomplit la triste destinée qu’une vieille sorcière de la Sabine m’avait prédit, après avoir agité l’urne divinatoire, alors que j’étais encore dans ma prime jeunesse :
« Cet enfant ne sera emporté ni par l’atroce poison, ni par le glaive d’un ennemi, ni par un point de côté, ni par la toux, ni par l’engourdissement de la goutte. C’est un bavard qui le tuera. Il agira sagement si, en grandissant, il évite les beaux parleurs. »
Nous étions au niveau du temple de Vesta et le quart de la journée était déjà passé. Par un étrange concours de circonstances, mon homme devait répondre alors à une assignation. Faute de comparaître, le procès était perdu pour lui.
– Fais-moi l’amitié de m’accompagner ici un instant et viens m’assister.
– Que je meure à l’instant si j’ai suffisamment de vigueur pour rester debout ou si je connais quoi que ce soit au droit civil. Et puis, je dois me hâter d’arriver là où je te l’ai dit.
– Me voilà bien indécis… Que faire ? Renoncer à ta compagnie ou à mon procès ?
– C’est moi, bien sûr, que tu dois abandonner !
– Non, tout bien réfléchi, je n’en ferai rien.
Et le voilà qui passe devant.
Inutile de lutter contre son vainqueur ! Je le suis donc.
Il reprend :
– Et Mécène, comment est-il avec toi ? Son cercle est restreint. C’est un sage et personne n’a usé aussi intelligemment de sa fortune. Si tu voulais m’introduire auprès de lui, je pourrais être pour toi un précieux auxiliaire sachant bien jouer les faire-valoir. Que je meure, si alors, très vite, tu ne l’emportais sur tout le monde.
– La vie, dans l’entourage de Mécène, n’est pas du tout celle que tu imagines. Il n’est pas de société plus authentique, plus étrangère aux intrigues. Personne ne m’y porte préjudice, qu’il soit plus riche ou plus savant. Chacun y a sa place.
– Ce que tu dis là est surprenant, à peine croyable !
– Il en est pourtant ainsi !
– Tu avives mon désir de me rapprocher de lui.
– Tu n’as qu’à le vouloir. Avec tout ton mérite, nul doute que tu n’emportes aisément la place. D’ailleurs, il est homme à se laisser gagner et c’est même pour cela qu’il est d’un abord difficile.
– Je ne me laisserai pas abattre. A force de largesses, je soudoierai ses esclaves. Si on ne me laisse pas entrer aujourd’hui, je ne renoncerai pas pour autant. J’attendrai une nouvelle occasion. Je m’arrangerai pour le rencontrer au détour d’une rue, je lui ferai cortège… Après tout, dans la vie rien ne s’obtient sans effort.
Pendant qu’il tient ce discours, voici que je tombe sur ce cher Aristius Fuscus. Cet ami connaît également parfaitement l’autre. On s’arrête. « D’où viens-tu ? Où vas-tu ? » Questions. Réponses.
Je tire son vêtement, je presse son bras sans qu’il manifeste quoi que ce soit. Je fais des signes de tête, je roule les yeux pour qu’il me délivre. Mais, lui, mauvais plaisant, tout en souriant, fait celui qui ne comprend pas. Moi, je sens la colère m’envahir…
– Tu voulais certainement m’entretenir en privé de cette affaire dont tu m’avais parlé il y a quelque temps ?
– J’y pense toujours, mais je te dirai cela dans des circonstances plus appropriées. C’est aujourd’hui le trente et c’est jour de sabbat voudrais-tu manquer de respect aux Juifs circoncis ?
– Personnellement je n’ai pas de tels scrupules un peu superstitieux…
– Peut-être, mais, moi, si ! Je ne suis qu’une personne ordinaire, je ne suis pas, comme toi, un esprit fort. Excuse-moi. Je te parlerai une autre fois.
Pourquoi, ce jour-là, un soleil si funeste s’était-il levé pour moi ? Le fourbe s’enfuit, me laissant seul sous le couteau.
Mais, par le plus grand des hasards, voici que l’adversaire de mon homme croise notre chemin.
Il se met à vociférer à son adresse : « Où cours-tu si vite, canaille ? » Et il me demande d’être son témoin ce que j’accepte en tendant l’oreille.
Alors, il l’entraîne au tribunal. De part et d’autre ce ne sont que clameurs et on accourt de toutes parts.
Et c’est ainsi que je fus ce jour-là sauvé par Apollon…
— de la Voie Sacrée qui traversait le Forum sur la rive gauche du Tibre aux jardins de César situés sur l'autre rive au pied du Janicule le trajet est assez long.
— Bolanus : personnage non identifié.
— Viscus, Varius : amis d'Horace. Varius était un poète épique et tragique.
— Hermogène : chanteur alors célèbre. Horace en parle également dans la satire I.3
— Le temple de Vesta était situé non loin du Forum et près du tribunal.
— Aristius Fuscus : poète et grammairien, ami d'Horace cité également dans les odes et les épîtres.
— Les Juifs ne traitent aucune affaire le jour du sabbat.
— Le fait de se laisser toucher l'oreille (siège supposé de la mémoire) revenait à accepter le rôle de témoin.
— sauvé par Apollon : imitation d'un vers de l'Iliade dans lequel Apollon sauve Hector d'Achille en le dissimulant.
Traduction et adaptation: Denys Eissart (2003, rév. 2006), droits réservés [Creative Commons]