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SUR LES PAS D'HORACE DANS LA ROME PROTOAUGUSTÉENNE

par Robert Bedon

 


 
HORACE, Italien du Sud par ses origines, a passé la fin de son enfance, son adolescence et une grande partie de sa vie d'adulte à Rome. Il a donc bien connu la Ville, pour en avoir, tout comme les autres habitants, parcouru les artères, fréquenté le Forum, et utilisé ou observé les édifices publics, ceci au cours d'une période qui s'étend sur plus de quarante ans, de 55 à 8 av. J.C., année de son décès. Cette période est, par une heureuse rencontre, l’une de celles où l'urbanisme de Rome a connu une des grandes mutations qui ont marqué son histoire : César y réalise une partie de ses projets, et après sa mort, une fois les guerres civiles terminées, Auguste poursuit la tâche entreprise, s'attachant à faire, selon l'expression bien connue, « d'une ville de briques une ville de pierre ». Horace n'a pas composé de description de la Rome qu'il a vu se métamorphoser, et s'il nous est permis d'en concevoir quelque regret, il reste cependant loisible de constater, en parcourant son œuvre, qu'il a, de façon relativement fréquente, glissé dans ses vers des allusions ou des notations concernant la Ville. Recueillies et classées, elles fournissent un assez riche matériau, qui autorise à explorer deux pistes, du reste étroitement complémentaires, voire difficilement séparables : Rome vue par Horace, et aussi Horace à travers sa vision de Rome [ 1 ].

L'une des impressions qui se dégagent très vite dans la recherche des occurrences portant sur l'architecture et l'urbanisme de la capitale, c'est que la Rome d'Horace, même si elle se compose bien des quartiers, des monuments et des espaces de circulation que les archéologues ont reconstitués, n'est pas exactement celle que nous présentent les plans et les descriptions correspondant à l'époque augustéenne [ 2 ] : il s'agit plus exactement, comme du reste on pouvait s'y attendre, d'une ville connue et vécue à travers des modes et des habitudes, des goûts, une personnalité, une vision philosophique du monde et des hommes, des devoirs aussi : à ce titre, ses différentes parties apparaissent situées à l'intérieur d'une hiérarchie, où dominent certains quartiers, abondamment cités, alors que d'autres n'apparaissent jamais, et dans laquelle, parmi les sept collines de la tradition, les deux principales sont le Palatin et l'Esquilin.

Rome apparaît aussi au fil de l'œuvre sous plusieurs aspects, éventuellement opposés entre eux, selon le propos de l'auteur ou les circonstances : un parti pris de louange en fera ainsi une ville fière, Roma ferox (Odes, III, III, 44), mais aussi une ville heureuse, beata (Odes, III, XXIX, 11-12), épanouie dans une réussite urbaine dont témoignent fumées, richesses et bruit, une ville royale, la regia Roma (Épîtres, I, VII, 44-45), comparée à Tibur et à Tarente, bref, la première des villes, princeps urbium (Odes, IV, III, 13). Toutefois, la vision ne reste pas uniformément idyllique. L'admiration, d'ailleurs exprimée avec une grande retenue, ne rend pas Horace inconscient de la fragilité de cette belle réalisation des hommes et des siècles : dans une des pièces les plus anciennes (Épodes, XVI, 9), que l'on a coutume de dater des années 41-40 et de mettre en relation avec la guerre de Pérouse, il la voit promise à la destruction sous les coups de ses propres citoyens, si la paix civile ne revient pas. Plus tard, il observera que certains de ses temples réclament des restaurations (Odes, III, VI, 14), tâche entreprise ultérieurement par Auguste après Actium [ 3 ].

La Ville constitue également pour Horace une source d'agacement et d'irritation : on y dort trop peu, la poussière et le bruit de la circulation amènent à souhaiter de partir dans un bourg tel que Ferentinum, plus tranquille (Épîtres, I, XVII, 68) ; elle n'est en revanche que trop propre à attirer les amateurs de plaisirs faciles et grossiers, que fournissent tavernes et lupanars (Épîtres, I, XIV, 21-22). Un passage célèbre, enfin, concentre en quatre vers toute une série de facteurs d'embouteillages, à mettre en relation avec les chantiers ouverts un peu partout dans une ville en pleine refonte pour ses quartiers centraux, et en cours d'urbanisation dans sa périphérie, entre autres dans les secteurs de l'Aventin et du Quirinal (Épîtres, II, II, 69-75). En définitive, Rome obtient donc d'Horace un jugement global assez peu favorable, qui s'explique sans doute par une certaine déception devant le fait que la Ville, à laquelle il doit sa réussite personnelle, ne soit pas une ville idéale, et que ses qualités s'accompagnent de tant de défauts, l'un des principaux résidant probablement dans la gêne, apportée par l'animation qui y règne, qu'elle oppose aux travaux intellectuels.

A côté des mentions portant sur Rome dans sa totalité, on en relève, et en bien plus grand nombre, qui évoquent des composantes particulières de celle-ci, notamment des rues, des édifices nommément désignés, souvent des collines ou des quartiers : l'Aventin, le Quirinal, le Janicule, le Trastevere, le Vatican, la Subure, le Vélabre, le Capitole, l'Esquilin, le Palatin. Mais les deux secteurs qui reviennent le plus fréquemment sont le Forum et le Champ de Mars. Le premier fait de plus figure d'élément central dans la topographie d'Horace. C'est à partir de lui en effet que sont évaluées les distances (par ex. Épîtres, I, VII, 48 et II, II, 70). La très probable proximité du domicile occupé par le poète à Rome en fournit certainement une explication. Plus sûrement encore il devait s'agir, pour Horace comme pour la plupart de ses compatriotes, d'un lieu de prédilection, assidûment fréquenté.

Ce qu'il observe au Forum, et qui trouve un écho dans son œuvre, présente peu d'originalité par rapport à ce qu'ont pu écrire sur le même sujet d'autres écrivains de la même période : il y voit des affaires se traiter, et des procès se dérouler ; il y croise aussi des oisifs à la recherche d'une rencontre ou d'un spectacle. Et tout cela se déroule dans un cadre si connu des lecteurs de son temps que seuls quelques éléments en sont cités, sans jamais bénéficier d'une vraie description. En revanche, l'animation qui s’y manifeste dès le matin (Épîtres, I, VI, 20 et 59) transparaît beaucoup mieux dans l’œuvre d’Horace. Les affaires, tout d'abord : elles se concentrent dans le secteur des trois monuments à Janus, que F. Coarelli situe sur le devant de la basilique Aemilia [ 4 ] ; c'est là que jeunes et vieux, représentés par le poète avec leur nécessaire à écrire pendu au bras gauche, apprennent à préférer l'argent à la vertu (Épîtres, I, I, 52-56), c'est là aussi qu'on se ruine dans les spéculations malheureuses (Satires, II, III, 18-20). On y trouve d'autre part des étalages de libraires (Épîtres, I, XX, 1). A quelque distance, près des Rostres, se dresse une statue de Marsyas [ 5 ]. Un usurier, le plus jeune des Novius, s'est établi devant elle, et y attend, dans les années 40, ceux que la nécessité ou des dépenses excessives contraignent à emprunter, sort qu'Horace se réjouit d'éviter, en raison du modeste train de vie auquel il se borne (Satires, I, VI, 119-121).

Deuxième source d'animation pour le Forum, et plus bruyante que la précédente, les procès, d'importance variable (Satires, II, V, 27), qui s'y déroulent, à l'exception des jours de fêtes (Odes, IV, 11, 43-44). Il en retentit de discours, notamment lorsque prennent la parole des avocats aussi tonitruants que cet autre Novius, capable de couvrir du son de sa voix autant de cors et de trompettes qu'il en faut pour accompagner convenablement un convoi de deux cents chariots et trois grands cortèges funèbres (Satires, I, VI, 42-44). Une autre célébrité du monde judiciaire, mais appartenant à une époque révolue, le début du siècle, figure en outre dans les vers d'Horace, en la personne de L. Marcius Philippus [ 6 ]: son activité et son énergie à plaider avaient fait sa réputation (Épîtres, I, VII, 46 et suivants). L'anecdote qui le met en scène nous apporte également une indication sur le moment de la journée où s'interrompaient les débats les environs de la huitième heure, soit un peu après midi.

Un petit monument sert aux rendez-vous des plaideurs, le Puteal Libonis, ou encore Puteal Scribonianum. Horace le désigne sous la formulation abrégée de Puteal, indice de la notoriété de cette margelle de puits, qui marquait un endroit du Forum que la foudre avait frappé, peut-être en 147 av. J.C. Elle devait se trouver près de l'angle sud-est de la basilique Aemilia [ 7 ]. On s'y retrouvait en début de matinée, avant la deuxième heure (Satires, II, VI, 34-35), et l'endroit avait la réputation d'exiger le plus grand sérieux (Épîtres, I, XIX, 89) de la part de ceux qui le fréquentaient. Non loin de lui se dressait le tribunal du préteur, localisé par F. Coarelli entre la basilique Aemilia et la Regia [ 8 ]. Horace le mentionne, mais de manière seulement allusive, comme un endroit où se font et se confirment les réputations (Épîtres, I, XVI, 57). D'autres conversations se tiennent encore aux rostres : c'est là, selon le poète, que prennent naissance, c’est de là que se répandent en ville, per compita, d’un carrefour à l’autre, des rumeurs concernant notamment des menaces aux frontières (Satires, II, VI, 50). Dernier édifice cité, non pas à vrai dire sur le Forum, mais dans sa proximité immédiate : le temple de Vesta. Du reste, aucun désir d'évoquer la déesse et son culte chez Horace, nul sentiment religieux dans le passage qui le mentionne. Il ne s'agit que de situer l'endroit où s'est achevée une fastidieuse conversation avec un importun, dans une satire bien connue (Satires, I, IX, 35).

Endroit destiné aux affaires et aux luttes judiciaires, le Forum peut devenir malsain aux premières chaleurs : alors on y risque les fièvres, et même une issue fatale (Épîtres, I, VII, 8-9). Heureux, de manière générale, qui se garde d'y aller (Épodes, II, 1-7). On le fréquente néanmoins, ou on y passe même pour des raisons futiles. Horace s'y rend aussi le soir, bien après la fin des activités financières ou judiciaires (nous avons vu plus haut L. Marcius Philippus le quitter vers la huitième heure), afin simplement d'y flâner, et d'y regarder les devins à l'œuvre (Satires, I, VI, 113-114), comme il le ferait de nos jours place Navone ... Tel m'as-tu-vu, pour sa part, le traverse à deux reprises dans la journée, le matin, en pleine affluence, pour faire admirer en quel équipage il se rend à la chasse, et au retour, afin de montrer à tous le gibier qu'il rapporte (Épîtres, I, VI, 57-61). Quels que soient les motifs qui poussent à s'y rendre, le Forum que nous présente Horace ne désemplit donc pas de la journée.

Bien entendu, la Rome d'Horace s'étend largement au-delà de cette place. Pas de manière comparable dans toutes les directions, cependant : le secteur sud-est de la Ville demeure presque totalement absent de ses vers. N'y figurent que quelques mentions de la Voie Sacrée, lieu de promenade et de rencontres (Épodes, IV, 7 : Satires, I, IX, 1-2), ou itinéraire suivi par les triomphes (Épodes, VII, 78 ; Odes, II, XII, 11-12), et encore n'est-il jamais précisé s'il s'agit de son parcours extérieur au Forum ou de sa traversée de celui-ci. Un seul passage fait allusion à une artère située dans cette direction, et à distance du centre cette fois, la via Appia : c'est du reste également pour la désigner comme propice à la promenade, ainsi qu'aux occasions, pour qui le désire, d'attirer sur soi les regards (Épîtres, I, VI, 25-26).

En direction de l'est et du nord-est, l'attention du poète se fait plus aiguë. C'est par là en effet que s'élève l'Esquilin, où s'étendait encore peu auparavant le cimetière des humbles, couvrant un espace de mille pieds sur trois cents (Satires, I, VIII, 8-13 et 15-16). L'endroit était alors fréquenté des sorcières, qui venaient y pratiquer leurs sortilèges (Épodes, V, et allusion en XVII, 58 ; Satires, I, VIII, 17-50). Il y subsiste encore des tombeaux, monumentaux ceux-là (Satires, I, VIII, 36 et II, VI, 32-33). Mais récemment ont eu lieu des travaux d'assainissement, sous l'impulsion de Mécène, qui s'y est fait édifier un palais (Épodes, IX, 34 ; Odes, III, XXIV, 9-10 ; Satires, II, VI, 30-33). C'est dans ce palais que se rend probablement Horace, à la suite d'une invitation à dîner, dans les vers où il réclame de quoi s'éclairer en marchant dans les rues (Satires, II, VII, 32-35). Ainsi transformé, le quartier attire maintenant les promeneurs (Satires, I, VIII, 14-16), qui viennent au besoin chercher le soleil sur le vieux rempart servien, et peuvent contempler au passage, dans un jardin, un grand Priape servant d'épouvantail (ibidem, 1-7). Du Forum, on s'y rend par les Carinae, un quartier élégant où résida, entre autres [ 9 ], L. Marcius Philippus, cité plus haut, avec en chemin, la possibilité d'une halte chez un barbier (Épîtres, I, VII, 46-51).

La Rome d'Horace s'étend également au nord du Forum, mais de façon plutôt limitée. On se dirige de ce côté par l'Argilète, où se dresse le plus important sanctuaire dédié à Janus (Épîtres, II, I, 255), et on parvient ainsi à Subure, mais c'est uniquement, dans l’œuvre du poète, pour y entendre les aboiements de chiens signalant le passage de Varus, le vieux galant de la sorcière Canidie (Épodes, V, 57-58). Plus loin, sur le Quirinal, la Ville semble n'exister, pour le protégé de Mécène, que dans la mesure où un ami malade y réside, à qui il convient de rendre visite.

Quelques mentions du Capitole figurent dans les vers d'Horace. Cette éminence, par métonymie, sert à désigner Rome toute entière (Odes, I, XXXVII, 6-8), ou la colline qui la représente le mieux, dans l'éclat resplendissant que lui confèrent sans doute le bronze et les marbres de ses temples (Odes, III, III, 42-43). C'est vers ces derniers, et notamment pour contribuer à leur restauration, qu'il serait bien venu, selon le poète, de porter des offrandes (Odes, III, XXIV, 45-50 ; Satires, II, II, 103-104), à l'exemple de ce que fit Auguste lui-même (Suétone, Aug., 30). Enfin c'est là qu’aboutissent les défilés triomphaux et que se déroulent les plus importants sacrifices (Odes, IV, II, 33-36 et 41-53 ; IV, III, 9).

Après ces quartiers peu fréquentés d'Horace, ou en tous cas rarement évoqués par lui, le Champ de Mars fait figure de secteur privilégié. Dans la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère, il est déjà construit dans sa partie méridionale, et plusieurs édifices publics imposants commencent à s'y dresser : ceux-ci, dans leur quasi totalité, sont présents dans les vers qui font l'objet de cette étude, et ce sont sans doute eux qui donnent l'idée au poète de proposer à un certain Bullatius une comparaison entre plusieurs villes d'Asie et ce secteur de Rome (Épîtres, I, XI, 1-5). Parmi ces édifices, le portique d'Agrippa, terminé en 25 avant notre ère : c'est un lieu de flânerie où il convient de se montrer (Épîtres, I, VI, 25-27), de même qu'au cirque, plusieurs fois mentionné par Horace, mais sans préciser s'il s'agit du Circus Maximus ou du Circus Flaminius. Cependant, le premier, trop excentré, ne peut convenir à un homme qui ne semble guère apprécier les longues marches en ville (Cf. Épîtres, II, II, 68-70). Le second, en revanche, mis hors service par César pour la construction, dans son extrémité sud-est, d’un théâtre, juste commencé à sa mort, et dont Auguste allait plus tard reprendre le projet pour édifier celui qui prit le nom de théâtre de Marcellus, a vu par la même occasion le reste de son étendue reconverti en une place, laquelle a conservé la dénomination de l'édifice antérieur [ 10 ]. L'endroit, proche du centre, se prête au mieux à des promenades comme les aimait Horace, et c'est de toute évidence à lui que fait référence le récit d'une flânerie de fin d'après-midi (Satires, I, VI, 111-115), de même que le discours de Stertinius (Satires, II, III, 183), dans le passage où il campe un ambitieux évoluant d'un air important sur cette place.

Le théâtre de Pompée, inauguré en 55, est le seul qui correspond chronologiquement aux mentions qu'Horace fait des spectacles dramatiques et de leur cadre de déroulement dans son œuvre [ 11 ]. Ce doit donc être dans celui-ci qu'un parvenu s’autorise sans vergogne de la loi Roscia theatralis pour s'asseoir sur les premiers gradins, que celle-ci réserve en principe aux chevaliers autres que de fraîche date (Épodes, IV, 15-16. Cf. Épîtres, I, I, 62-63) et c'est de lui que s'envolent les applaudissements saluant, en 30, la réapparition de Mécène en public après une maladie (Odes, I, XX, 38 et II, XVI, 25-26). Plus au nord, le Champ de Mars demeure encore dans son état primitif de terrain d'entraînement. Horace y situe un exemple de tâche vaine, le dressage d'un âne à la course (Satires, I, I, 90-91), en contraste avec les exercices équestres qui s'y effectuaient d'habitude, comme ceux auxquels le jeune Sybaris se livrait avant que son amour pour Lydia ne l'en détourne (Odes, I, VIII, 1-8), ou encore ceux qui illustrent l'habileté d'Enipeus à gouverner un cheval (Odes, III, VII, 25-26). Le maniement des armes fait également partie des scènes évoquées par Horace, avec pour acteurs Sybaris, déjà cité, ou Lollius, un autre jeune homme (Épîtres, I, XVIII, 52-54).

Quant à Horace lui-même, il consacre les moments qu'il passe dans cette partie du Champ de Mars à l'observation de ce qui s'y déroule, ainsi qu'en témoignent les scènes relevées dans le paragraphe précédent, à moins que, selon un usage déjà établi du temps de L. Marcius Philippus, et suivi alors, entre autres, par le crieur public Volteius Mena (Épîtres, I, VII, 55-59), il ne s'y livre à des jeux comme celui du trigon (Satires, I, VI, 126), avec des partenaires au nombre desquels il est arrivé que figure Mécène en personne (Satires, II, VI, 48-49).

La Rome d'Horace se développe aussi vers le sud-ouest du Forum. L'accès à ce secteur se fait par le uicus Tuscus, qui passe entre la basilique Iulia et le temple des Dioscures. C'est essentiellement pour le poète une artère commerçante, aux ressources multiples, de même que le Vélabre, auquel elle conduit, et où se tient le marché (Satires, II, III, 226-238 ; Épîtres, II, 1, 269-270). Dans ce uicus, il signale une statue de Vertumnus, vieille divinité d'origine étrusque (Épîtres, I, XX, 1-2), mais ce sont surtout les libraires établis là qui retiennent son attention (Épîtres, II, I, 264-269), et parmi eux, nommément cités parce que sans doute les plus réputés, les Sosius (Art poétique, 345).

S'il poursuit dans la même direction, ses pas mènent ensuite Horace sur la rive du Tibre, fleuve qui, selon une formule proverbiale, ne saurait remonter vers sa source, à moins que les événements les plus invraisemblables n'arrivent à se produire (Odes, I, XXIX, 10-12), et que le poète met à contribution dans une comparaison, déjà citée plus haut à propos du Champ de Mars, avec des villes orientales (Épîtres, I, XI, 14). C'est de là qu'il peut observer les nageurs s'exerçant à descendre le courant (Odes, III, VII, 25), ou encore traversant plusieurs fois le fleuve (Satires, II, I, 78), après s'être frottés d'huile.

Passer le Tibre semble assez peu attirer Horace. Il cite bien un pont, celui de Fabricius, construit pour donner accès à l'Insula Tiberina en 62 avant notre ère, mais c'est uniquement à propos d'un projet de suicide, formé par Damasippus, un spéculateur malchanceux (Satires, II, III, 36). Quant à la présence dans ses vers du Trastevere et des collines de la rive droite, elle se limite à une mention du Vatican, colline qui renvoie l'écho des applaudissements issus du théâtre de Pompée (Odes, I, XX, 5-10), et à un mot des jardins de César, servant, dans une conversation, à situer la maison, bien lointaine, d'un ami malade (Satires, I, IX, 17-18).

Pour compléter cette revue de la topographie de Rome à travers Horace, il reste maintenant à examiner la place qu'il accorde aux quartiers qui s'étendent au sud du Forum. Ceux-ci se limitent pour lui aux deux collines qui se dressent de ce côté, l'Aventin et le Palatin. La première apparaît dans son œuvre à propos d'un malade alité — encore un — qu'il faut aller voir, en dépit de la distance (Épîtres, II, II, 67-70), et à l'occasion d'une strophe consacrée à Diane, la déesse protectrice de cette colline, quae Auentinum tenet dans le Carmen saeculare (vers 69-72). Quant à la seconde, objet d'une attention particulière de Phébus (ibidem, 65-68), elle compte essentiellement, pour Horace, du moins à en juger par ses vers, à cause d'un édifice qu'elle porte : il s'agit de la bibliothèque publique construite par Octavien en annexe au temple d'Apollon, l'ensemble ayant été dédié en 28 (Odes, I, XXXI, 1-2). On retrouve une allusion à cette bibliothèque à trois reprises dans les Épîtres : tout d'abord, c'est sous la forme d'un avertissement au poète Celsus, tenté de trop s'inspirer pour son œuvre des livres qu'elle renferme (Épîtres, I, III, 15-17) ; plus loin, il s'agit de la prière adressée à Auguste d'accorder une place, dans les collections de celle-ci, aux auteurs qui préfèrent s'adresser à des lecteurs isolés, plutôt qu'à un public rassemblé pour une représentation dramatique ou une recitatio (Épîtres, II, 1, 214-217) ; enfin, Horace évoque la bibliothèque par l'intermédiaire du temple d'Apollon, uacuam Romanis uatibus aedem, ouvert aux poètes romains (Épîtres, II, II, 92-94), et dont elle dépend.

En dehors de toutes les occurrences qui viennent d'être examinées, et qui correspondent à des éléments de la Ville clairement localisés, ou qu'il est possible de situer grâce à des moyens extérieurs à l'œuvre d'Horace, on relève aussi dans ses vers des notations qu'aucun indice ne permet de placer avec précision dans la topographie de Rome. En premier lieu figure une série de mentions portant sur des résidences urbaines, en général de très haut standing, comme nous dirions aujourd'hui : celles des puissants se désignent à l'attention par leur seuil orgueilleux (Épodes, II, 7-8) ; d'autres ont des plafonds à caissons (Odes, II, XVI, 11-12), d'autres encore ou les mêmes , des panneaux dorés et des éléments décoratifs en ivoire, des architraves en marbre de l'Hymette et des colonnes extraites en Afrique (ibidem, II, XVIII, 15). Tel n'est pas le cas de la demeure d'Horace à Rome, qui se définit au contraire par l'absence de tout ce luxe (ibidem, et aussi III, I, 45-46), mais qui devait toutefois être une petite domus, à en juger par l’évocation de son atrium (Odes, III, I, 45-46).

Une place est faite aux statues, dont nous savons de sources multiples qu'elles se dressaient à tous les endroits en vue dans les villes de l'Antiquité. Sans s'attarder à les situer, ni à donner d'exemples précis, Horace attire l’attention sur celles, figurant des dieux, qu'il faudra relever, après les guerres civiles (Odes, III, VI, 1-4), rappelle la coutume d'en ériger, le cas échéant en bronze (Satires, II, III, 183), à la gloire des hommes qui ont œuvré pour le bien de leurs concitoyens (Odes, III, XXIV, 25-28). On les fabriquait alors dans des ateliers comme celui qui voisinait l'école de gladiateurs tenue par un certain Aemilius (Art poétique, 32-34). Il évoque aussi des inscriptions probablement gravées sur leur socle (Odes, IV, VIII, 13-15, et XIV, 14), et enfin cite un dommage, peut-être proverbial, auquel sont exposées celles qu'on a mises en des endroits ensoleillés, la fissuration aux jours de la Canicule (Satires, II, V, 39-40).

Les bains, qui représentent un aspect caractéristique de la vie et de l'architecture romaines, apparaissent également dans les vers d'Horace. Le tarif d'entrée ? un quart d'as (Satires, I, III, 137). On s'y rend quand la chaleur du soleil pousse à déserter le Champ de Mars et les parties de trigon (Satires, I, VI, 125-126). Certains vont y chercher le bien-être, mais parfois dans l'oubli des devoirs (Épîtres, I, VI, 61-62). On y entend aussi les déclamations d'hommes de lettres acharnés à faire connaître leur production au public (Satires, I, IV, 74-75), là comme au Forum. On regrette enfin ces établissements, et on aspire à y retourner bientôt, quand, tel le régisseur du poète, on est à la campagne et qu’on s’y ennuie (Épîtres, I, XIV, 15).

Un aspect encore de la Rome d'Horace, pour finir : l'animation dans les rues, aux carrefours, et dans les lieux publics. Horace y note des scènes tantôt discrètes, voire furtives, tel le ramassage d'une monnaie par un avare (Épîtres, I, XVI, 63-65), tantôt bruyantes et hautes en couleurs, comme les embouteillages créés par les chantiers de construction et les charrois qui les fournissent en matériaux (ibidem, II, II, 72-73), ou encore les cortèges funèbres (ibidem, 74, et Satires, I, VI, 42-43). Les humains ne sont du reste pas les seuls à créer cette animation : dans les rues s'agitent aussi des animaux, parmi lesquels deux catégories dont il convient de se garder particulièrement, chiens enragés et porcs couverts de boue (Épîtres, II, II, 75).

Tous les passages consacrés par Horace à la Ville dans son œuvre, malgré la brièveté qui les caractérise souvent, finissent ainsi par composer pour nous comme un tableau de la Rome protoaugustéenne telle qu'il la voyait. Ils nous révèlent aussi sa manière d'y vivre, en homme qui, par goût personnel pour un otium en plein accord avec ses convictions épicuriennes, se refusait à toute profession, à toute fonction officielle et à toute ambition d'ordre politique, et qui passait, à en croire ses vers, une partie notable de ses séjours urbains à des flâneries dans les rues, au Forum et au Champ de Mars, les yeux grands ouverts sur les gestes de ses contemporains, et ne se déplaçant le plus souvent avec un but précis que lorsqu’il s’agissait pour lui d'accomplir des devoirs que l’amitié lui créait. En définitive, et malgré un jugement global assez critique, Rome semble donc, pour Horace, se définir dans le détail comme une ville susceptible de favoriser une certaine douceur de vivre, liée aux flâneries, à l’observation du spectacle de la rue, et à la pratique de l'amitié, dans laquelle il se comporte pour sa part de manière à savourer de son mieux les heures et les jours, en homme libre de tous liens impliquant une contrainte, afin d'y mener une vie conforme à son caractère, à ses désirs, et à ses préférences philosophiques.

Robert Bedon
(Université de Limoges)
> Publications de l'auteur

 

NOTES.

1 - Ce texte est la version revue et un peu modifiée d’un article paru initialement dans R. CHEVALLIER (éd.), « Présence d’Horace », Caesarodunum, XXIII bis, Tours, 1988, p. 25-33 et repris ensuite dans le Bulletin de l’Association Régionale des Enseignants de Langues Anciennes de l’Académie de Limoges (ARELALIM), 11, mai 1998, p. 45-52. Pour cette étude a été essentiellement utilisée l’édition des œuvres d’Horace publiée aux Belles Lettres en trois volumes par Fr. Villeneuve.

2 - Voir, par exemple, L. HOMO, Rome impériale et l'urbanisme dans l’Antiquité, Paris, Albin Michel, 1951 et 1971 ; F. COARELLI, Roma, Guide archeologiche Laterza, Rome-Bari, 1981, et Il Foro Romano. Periodo repubblicano e augusteo, Rome, Quasar, 1985.

3 - Auguste, Res Gestae, 20.

4 - F. COARELLI, Il Foro Romano, p. 181-189. Voir aussi J. ANDREAU, « L'espace de la vie financière à Rome », dans Actes du colloque international « Urbs. Espace urbain et histoire (Ier siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C.) » (Rome, 1985), Ecole Française de Rome, 1987, p. 157-174.

5 - F. COARELLI, Il Foro Romano, p. 37.

6 - HORACE, Épîtres, éd. Fr. VILLENEUVE, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 70, note 4. Ce personnage a été décrit en détail par Cicéron, De oratore, I, 7, 24 et III, 1, 4, et Brutus, en particulier 173, 186.

7 - F. COARELLI, Il Foro Romano, p. 166-193 (en particulier p. 176 et 180).

8 - F. COARELLI, ibidem, p. 166, 170 et 171.

9 - F. COARELLI, Roma, p. 78 et 209.

10 - F. COARELLI, ibidem, p. 272-273.

11 - Les deux autres théâtres construits dans Rome sous Auguste ont été mis en service postérieurement aux dates auxquelles les pièces d'Horace évoquant les spectacles dramatiques ont été publiées : celui de Marcellus servit vraisem­blablement pour la première fois, bien qu'inachevé, à l'occasion des Jeux Séculaires, en 17, mais ne fut inauguré qu'en 13 ou 11 : F. COARELLI, Roma, p. 272 ; quant à celui de Balbus, la cérémonie correspondant à la mise officielle en service se situe en 13 : F. COARELLI, ibidem, p. 286.


 
— Ce texte a été aimablement confié à l'ESPACE HORACE par Robert Bedon en Février 2005 —

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