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LA MAISON DE CAMPAGNE D'HORACE (2)

par Gaston Boissier (1883)

 

III.

Nous savons maintenant comment Horace devint propriétaire de sa maison de campagne; il nous reste à faire connaissance avec le pays où elle était située, à chercher s'il mérite ce qu'en a dit le poète, et par quelles qualités il a dû lui plaire.

Elle était, nous l'avons vu, dans le voisinage de Tivoli. Le chemin qui y mène est l'ancienne via Valeria, une des voies romaines les plus importantes de l'Italie, qui conduisait dans le territoire des Marses. La route suit l'Anio et traverse un pays fertile, entouré de hautes montagnes, au sommet desquelles se dressent quelques villages, de vrais nids d'aigles, qui de loin paraissent inabordables. De temps en temps, on rencontre des ruines d'anciens monuments et l'on foule quelques débris de ce pavé romain sur lequel ont passé tant de peuples sans pouvoir le détruire. En trois ou quatre heures on atteint Vicovaro, qui, comme je l'ai dit plus haut, était autrefois Varia, la ville importante du pays. Là, il faut quitter la grand’route pour prendre à gauche un chemin qui suit les bords de la Licenza. De l'autre côté du torrent, un peu plus haut que Vicovaro, on aperçoit Bardela, gros bourg avec un château qui de loin a bonne apparence. C'était un village dont Horace nous dit qu'on y frissonnait de froid : rugosus frigore pagus. L'abbé Capmartin de Chaupy a cru remarquer qu'en effet la campagne y est quelquefois envahie par des brouillards qui descendent des montagnes voisines. Il nous dit qu'un jour qu'il était en train de dessiner, « il se sentit saisi par derrière d'un froid également piquant et subit ; » mais comme il est suspect de partialité pour Horace et qu'il veut que toutes les affirmations de son poète chéri se vérifient à la lettre, on peut le soupçonner d'avoir mis dans son frisson un peu de complaisance. J'y suis passé au mois d'avril, vers midi, et j'ai trouvé qu'il y faisait très chaud. Quand on a dépassé Bardela, à un détour du chemin, on voit à gauche Roccagiovine : c'est un des villages les plus pittoresques du pays, perché sur un rocher pointu qui semble s'être détaché de la masse de la montagne. La route est rude pour y arriver; et, pendant que je me fatigue à la gravir, je comprends à merveille l’expression d'Horace qui nous dit qu'il est forcé pour revenir chez lui « d'escalader sa citadelle. »

Ici se rencontre un point de repère qui va nous servir à nous diriger. Dans une épître charmante qu'Horace adresse à l'un de ses meilleurs amis pour lui faire savoir combien il aime la campagne, et qu'il ne regrette, de tous les biens de Rome, que le plaisir de le voir, il termine sa lettre en disant qu'il l'a écrite derrière le temple en ruine de Vacuna,

Haec tibi dictabam fanum post putre Vacunae

Vacuna était une déesse fort honorée chez les Sabins, et Varron nous dit que c'était la même qu'on appelait à Rome la Victoire. Or, on a retrouvé, près du village, une belle inscription qui nous apprend que Vespasien a relevé à ses frais le temple de la Victoire, que l’âge avait presque détruit : Aedem Victoriae vetustate dilapsam sua impensa restituit. La coïncidence a fait penser que l'édifice relevé par Vespasien est celui qui tombait en ruine du temps d'Horace ; en le réparant, l'empereur a donné à la déesse son nom romain à la place de l'autre qu'on ne comprenait plus. Aujourd’hui l'inscription est encastrée dans les murailles du vieux château, et la place voisine a reçu des habitants le nom de Piazza Vacuna : Horace n'est donc pas tout à fait oublié dans ce pays qu'il habitait il y a quelque dix huit siècles.

Il faut monter à Roccagiovine si l'on veut connaître au naturel ce que sont les villages de la Sabine. Rien n'est plus pittoresque, tant qu'on se contente de les regarder de loin. On en est charmé lorsqu'on les aperçoit de la vallée, couronnant quelque haute montagne et se serrant autour de l'église ou du château. Mais tout change dès qu'on y pénètre. Les maisons ne sont plus que des masures, les rues que des ruelles infectes où le fumier sert de pavé. On n'y peut faire un pas sans rencontrer des porcs qui se promènent. Dans toute la Sabine, les porcs sont les maîtres du pays. Ils ont le sentiment de leur importance et ne se dérangent pour personne. La rue et quelquefois la maison leur appartiennent. Il en devait être tout à fait de même du temps des Romains. Alors aussi ils faisaient la principale richesse de la contrée, et Varron n'en parle jamais qu'avec le plus grand respect. J'en vois un, sur une place, qui se vautre avec un air de délice dans une mare noirâtre, et je me souviens aussitôt de cette phrase charmante du grand agriculteur: « Ils se roulent dans la fange, ce qui est pour eux une manière de se délasser, comme aux hommes de prendre un bain. » Ici, du reste, l'Antiquité se retrouve partout. Les femmes que nous rencontrons sont presque toutes belles, mais d'une beauté vigoureuse et virile. Nous reconnaissons ces vaillantes Sabines d'autrefois, brûlées du soleil, habituées aux plus lourdes tâches. Elles aident encore aujourd'hui leurs maris aux travaux des champs. J'entrevois, au fond de la vallée, un chemin de fer en construction ; les femmes y sont mêlées aux ouvriers et portent comme eux des pierres sur la tête. Il n'y a guère d'hommes dans le village, à l'heure où nous le traversons; mais nous sommes entourés par une nuée d'enfants robustes, avec des yeux pleins de feu et d'intelligence. Ils sont curieux et importuns; c'est leur défaut ordinaire ; mais au moins ils ne tendent pas la main, comme à Tivoli, où tout le monde est mendiant. Dans ce pays perdu, le sang s'est conservé pur; ce sont les restes d'une forte et fière race qui entra pour une bonne part dans la fortune de Rome.

Si Roccagiovine, comme on peut le croire, est bâti sur l'emplacement du Fanum Vacunae, c'est par là que devait être l'entrée du domaine d'Horace. Nous continuons donc à monter, en inclinant vers la droite, par un chemin pierreux, qu'ombragent de temps en temps des noyers et des chênes. Devant nous, sur les pentes de la montagne, s'étendent des champs cultivés, avec quelques habitations rustiques. Rien n’apparaît à l'horizon, où l'on puisse reconnaître les ruines d'une maison antique, et nous sommes incertains d'abord pour savoir de quel côté nous devons nous diriger. Mais nous nous souvenons qu'Horace nous dit qu'il y avait, auprès de sa maison, une fontaine qui ne tarissait pas, qualité rare dans les contrées du Midi, et qui était assez importante pour donner son nom au ruisseau dans lequel elle se jetait (M. Pietro Rosa fait remarquer qu'encore aujourd’hui la Licenza ne prend ce nom qu'à partir du moment où elle reçoit l'eau de la petite fontaine. Jusque là, on l'appelle seulement “il Rivo”. Voyez l'intéressante notice que Noël Des Vergers a placée en tête du charmant petit Horace de Didot.). Si la maison a disparu, la fontaine au moins doit subsister, et, quand nous l'aurons trouvée, il nous sera facile de fixer la place du reste. Nous suivons une petite route qui passe à côté d'une vieille église en ruine, la « Madonna delle case », et un peu plus bas nous arrivons à la source que nous cherchons. Les gens du pays l'appellent « Fonte dell’ Oratini » : est-ce le hasard qui lui conserve un nom voisin de celui du poète  ? Dans tous les cas, il est bien difficile de ne pas croire que ce soit celle dont il nous a parlé. Il n'y en a pas de plus importante dans le voisinage ; elle sort avec abondance d'un creux de rocher et un vieux figuier la couvre de son ombrage (C'est tout à fait ainsi qu'Horace a dépeint la fontaine de Bandusie. Il parle « de ce chêne placé au-dessus du rocher creux d’où jaillit l'onde babillarde. » On sait aujourd'hui que Bandusie était située dans l'Apulie, prés de Venouse. Mais il est bien possible qu'Horace ait donné à la petite source qui coulait prés de sa maison le nom de celle où il s'était souvent désaltéré dans sa jeunesse, quand il n’avait pas quitté son pays natal. La ressemblance entre le paysage décrit dans l'ode d'Horace et le site réel de la fontaine dell'Oratini rend cette hypothèse fort vraisemblable.). Je ne sais si, comme le prétend Horace, « ses eaux font du bien à l'estomac et soulagent la tête, » mais elles sont fraîches et limpides ; autour d'elle, le site est charmant, tout à fait propre à la rêverie, et je comprends que le poète ait mis parmi les moments les plus heureux de sa journée ceux où il venait y prendre quelque repos : prope rivum somnus in herba.

La position de la source retrouvée, celle de la maison se devine. Horace nous dit qu'elles étaient près l'une de l'autre ; nous ne pouvons donc chercher que dans le voisinage. Capmartin de Chaupy plaçait la maison plus bas que la fontaine, vers le fond de la vallée, dans un endroit où l'on voit encore quelques débris de murs antiques. Mais ces débris paraissent être postérieurs à Auguste ; d'ailleurs nous savons par Horace lui-même qu'il habitait un plateau escarpé et il parle de sa maison comme d'une sorte de forteresse. M. Pietro Rosa a donc raison de la mettre plus haut. Il suppose qu’elle devait être un peu au-dessus de la Madonna delle case ; là précisément on remarque un terrassement artificiel qui semble avoir été disposé pour servir d'aire à un édifice. Le sol est depuis longtemps cultivé, mais la charrue y fait souvent sortir de terre des morceaux de briques ou des tuiles brisées qui semblent provenir d'une construction ancienne. Est-ce là que se trouvait véritablement la maison d'Horace ? On peut le croire avec M. Rosa : il est sûr dans tous les cas qu'elle ne pouvait pas être fort éloignée.

De cet endroit élevé, jetons les yeux sur le pays qui nous entoure. Nous avons à nos pieds une vallée étroite et longue, au fond de laquelle coule le torrent de la Licenza; elle est dominée par des montagnes qui, de tous les côtés, semblent se rejoindre. A gauche, la Licenza tourne si brusquement qu'on n'aperçoit pas la gorge dans laquelle elle s'enfonce ; à droite, le rocher sur lequel perche Roccagiovine semble avoir roulé dans la vallée pour en fermer l'accès, en sorte que nulle part on n'aperçoit d'issue. Je reconnais le paysage tel qu'il est décrit par Horace :

Continui montes, nisi dissocientur opaca
Valle.

Après un regard jeté sur ce bel ensemble de montagnes, je reviens à ce qui doit surtout nous intéresser. Dans cette étendue de terres que mes yeux embrassent, je me demande ce qui pouvait bien appartenir au poète. Il ne s'est jamais nettement expliqué sur les limites veritables de son domaine. Quelquefois il parait désireux d'en diminuer l'importance : sa maison n'est qu'une maisonnette (villula) entourée d'un tout petit champ (agellus), dont son fermier lui-même ne parle qu'avec mépris. Mais Horace est un homme prudent, qui se fait petit volontiers pour désarmer l'envie. Je crois qu'en réalité son bien de la Sabine devait être d'une assez bonne grandeur. « Tu m’as fait riche, » disait-il un jour à Mécène ; riche, non pas sans doute comme ces grands seigneurs ou ces chevaliers qui possédaient des fortunes immenses, mais beaucoup plus assurément qu'il n'avait jamais souhaité ou même rêvé de le devenir. Quelque modéré qu'on soit de sa nature, il est rare qu'on ne se permette pas quelque excès quand on rêve. Ces excès, ces rêves qu'il formait dans sa jeunesse, sans espérer les voir jamais accomplis, Horace nous dit que la réalité les avait dépassés :

Auctius atque / Di melius fecere.

Nous possédons quelques renseignements qui nous donnent une idée assez précise du bien d'Horace. Il n'avait pas gardé toutes les terres à son compte: les tracas d'une grande exploitation ne pouvaient guère lui convenir. Il en affermait une partie à cinq métayers, des hommes libres, qui avaient chacun leur maison, et s'en allaient toutes les “nundines” à Varia, soit pour leurs intérêts propres, soit pour les affaires du petit municipe. Cinq métayers supposent un domaine assez considérable ; et il faut ajouter que ce qu'il avait conservé pour lui n'était pas sans quelque importance, puisqu'il fallait huit esclaves pour le cultiver. Je m'imagine donc qu'une grande partie des terres qui m'entourent depuis le haut de la montagne jusqu'à la Licenza, devait être à lui. Ce vaste espace contenait pour ainsi dire des zones différentes, qui se prêtaient à des cultures diverses, qui offraient au propriétaire des températures variées, et par suite des distractions et des plaisirs de plus d'un genre. Au centre, à mi-côte, se trouvait la maison avec ses dépendances. Tout ce que nous savons de la maison, c'est qu'elle était simple, qu'on n'y voyait ni lambris d'or, ni ornements d'ivoire, ni marbres de l'Hymette et de l'Afrique : ce luxe n'était pas à sa place au fond de la Sabine. Près de la maison, il y avait un jardin qui devait contenir de beaux quinconces bien réguliers et des allées droites enfermées dans des haies de charmilles, comme c'était la mode alors. Horace s'est élevé quelque part contre la manie qu'on affectait de son temps de remplacer l'ormeau, qui s'unit à la vigne, par le platane, l'arbre célibataire, comme il l'appelle ; il attaque ceux qui prodiguent chez eux les parterres de violette, les champs de myrte, « vaines richesses de l'odorat. » Était-il resté fidèle à ses principes ? N'avait-il rien donné à l'agrément ? et son jardin ressemblait-il tout à fait à celui de Caton, où l'on ne trouvait que des arbres ou des plantes utiles ? Je n'oserais pas trop l'affirmer. Il lui est arrivé plus d'une fois de ne pas s'appliquer à lui-même les préceptes qu'il donne aux autres, et d'être plus rigoureux dans ses vers que dans sa vie. Au-dessous de la maison et du jardin, les terres étaient fertiles. C'est là que poussaient ces moissons qui, à ce que prétend Horace, ne trompaient jamais son attente; c'est là peut-être aussi qu'il récoltait ce petit vin qu'il servait à sa table dans des amphores grossières et dont il ne fait pas l'éloge à Mécène (Il y a quelque obscurité sur la question de savoir si la campagne d'Horace produisait du vin. Le poète semble à ce propos se contredire. Il dit, dans l'épître à son « villicus » : « Ce coin de terre porterait plutôt de l'encens et du poivre qu'une grappe de raisin. » Ailleurs, il invite Mécène à dîner et lui annonce qu'il ne peut lui donner qu'un vin médiocre de la Sabine qu'il a mis lui-même en bouteille ; ce qui semble bien indiquer qu'il le récoltait chez lui. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a aujourd'hui des vignes dans la vallée de la Licenza, et qu'on boit à Roccagiovine un vin du pays qui n'est pas mauvais.). Un peu plus bas encore, vers les bords de la Licenza, le terrain devenait plus humide, et les prairies remplaçaient les champs cultivés. il arrivait alors comme aujourd'hui que le torrent, grossi par les pluies d'orage, sortait de son lit et se répandait dans le voisinage, ce qui faisait maugréer le fermier d’Horace, qui prévoyait avec douleur qu'il aurait quelque digue à construire pour mettre les terres à l'abri de l'inondation. Si le pays était riant vers le bas de la vallée, au-dessus de la maison il devenait de plus en plus sauvage. Il y avait là des buissons « qui donnaient libéralement des prunelles et de rouges cornouilles ; » il y avait des chênes et des yeuses, qui couvraient les rampes de la montagne. Dans les rêves de sa jeunesse dont je parlais tout à l’heure, le poète ne demandait aux dieux qu'un bouquet d'arbres pour couronner son petit champ. Mécène avait mieux fait les choses : le bois d'Horace couvrait plusieurs jugères. Il y en avait assez « pour nourrir de glands le troupeau et fournir une ombre épaisse au maître. »

Ce n'était donc pas seulement un petit jardin d'homme de lettres, un trou de lézard, selon l'expression de Juvénal, qu'Horace tenait de son protecteur; c'était un domaine véritable, avec des prés, des terres, des bois et toute une exploitation rustique, une fortune en même temps qu'un agrément. Comment ce domaine était-il tombé dans les mains de Mécène ? On l'ignore. Quelques méchantes langues ont prétendu qu'il pouvait bien avoir été confisqué sur des ennemis politiques et que probablement Mécène avait donné à son ami des terres qui ne lui appartenaient pas. Ces libéralités, qui ne coûtaient guère, n'étaient pas alors tout à fait rares. On raconte qu'Auguste offrit un jour à Virgile la fortune d'un exilé et que le poète la refusa. J'espère bien qu'Horace n'aurait pas été moins délicat que son ami. Mais ce ne sont là que des hypothèses auxquelles ou ne doit pas s'arrêter. Tout ce qu'on sait du bien d'Horace, c'est qu'il était en très mauvais état quand il lui fut donné. Les ronces, les épines couvraient la terre, et la charrue n'y avait pas passé depuis longtemps. Il eut l'imprudence, quand il en prit possession, d'amener, pour diriger les travaux, un de ces esclaves de la ville qui, selon Columelle, ne sont qu'une race de paresseux et d'endormis (socors et somniculosum genus). Le malheureux ne connaissait sans doute la campagne que par les jardins si bien soignés des environs de Rome. Quand il arriva dans la Sabine et qu'il vit ces champs en friche qu'on lui donnait à cultiver, il se crut tombé dans un lieu sauvage et pria qu'on le laissât partir au plus vite. Horace lui-même, malgré l'affection qu'il porte à sa propriété, n'en a pas exagéré les mérites. La terre, nous dit-il, est loin d'y être aussi fertile que dans la Sicile ou la Sardaigne ; les troupeaux n'y viennent pas si bien que dans la Calabre ; les vignes surtout y sont fort inférieures à celles de la Campanie. Ce qu'il loue sans réserve, c'est la température, qui est égale en toute saison, ni trop froide pendant l'hiver, ni trop chaude en été. A propos de cette qualité, il ne tarit pas d'éloges, et l'on comprend bien qu'il y soit très sensible. Est-il un plus grand plaisir, quand on quitte la fournaise de Rome, que de se réfugier dans une retraite charmante où l'ombre des grands arbres et le vent frais des montagnes permettent au moins de respirer ?

Je remarque aussi qu'il n'a jamais vanté avec excès la beauté du pays qui entourait sa maison de campagne. Les préventions du propriétaire ne l'égarent pas jusqu'à le comparer aux sites célèbres de l'Italie, à Baïes, à Tibur, à Préneste. Baïes, nous dit-il, est une des merveilles du monde; on ne trouve ailleurs rien d'aussi beau:

Nullus in orbe locus Baiis praelucet amoenis.

Préneste aussi est un endroit admirable, d'où l'on jouit d'une des vues les plus variées et les plus larges qu'on puisse imaginer. Horace s'y plaisait beaucoup et y retournait souvent. Il faut avouer que la vallée de la Licenza n'a rien de semblable, et je ne serais pas surpris qu'un voyageur qui viendrait de Palestrina ou de Tivoli n'éprouvât quelque mécompte en y arrivant. C'est sa faute et non celle d'Horace, qui n'a pas voulu nous tromper. Si notre attente n'est pas d'abord tout à fait remplie, ne nous en prenons qu'à nous-mêmes. Nulle part il n'a prétendu que cette petite vallée solitaire fût le plus beau lieu du monde, comme il fait pour Baïes ; il nous dit simplement qu'il y a été heureux. Est-il donc indispensable, pour être heureux, d'avoir sans cesse un horizon immense devant soi et de vivre dans une extase perpétuelle ? Il ne faut rien exagérer en aucun sens; si le site de la vallée Sabine n'est pas comparable à celui des beaux pays dont je viens de parler, il est pourtant fort agréable dans ses petites proportions. J'ajoute que bien des choses ont dû changer depuis l'Antiquité. Les montagnes sont nues aujourd'hui; elles étaient autrefois couvertes d'arbres. Pour me figurer l'aspect qu'elles devaient avoir, j'y place par la pensée cet admirable petit bois de chênes verts qu'on traverse en allant au « sacro speco » de Subiaco. La vallée non plus ne ressemble pas à ce qu'elle était autrefois; elle a perdu les ombrages qui plaisaient tant à Horace et lui rappelaient la verdure de Tarente.

Credas adductum propius frondere Tarentum.

Mais ce qui n'a pas changé, ce qui faisait, ce qui fait encore le caractère de ce charmant paysage, c'est le calme, la tranquillité, le silence. De la "Madonna delle case", à midi, on n'entend que le bruit affaibli du torrent qui monte du fond de la vallée. Voilà précisément ce qu'Horace venait y chercher. Les spectacles extraordinaires jettent l'âme dans une sorte de ravissement qui l'excite et la trouble ; c’est à la longue une fatigue qu'il aurait mal supportée. Il ne voulait pas que la nature l'attirât trop à elle et l'empêchât de s'appartenir à lui-même. Aussi rien ne lui convenait-il mieux que cet horizon tranquille, où tout est repos et recueillement. Quoiqu'il fût ici près de Rome et qu'à la rigueur son mulet à la queue coupée pût l’y mener en un jour, il pouvait s'en croire à mille lieues. (Horace nous dit, dans la satire où il raconte son voyage à Brindes que les gens pressés et alertes pouvaient faire 43 milles (un peu plus de 63 kilomètres) dans leur journée. Lui qui aimait ses aises, fit la route en deux jours. Le second jour, il parcourut 27 milles. La distance de Rome à la villa de la Sabine devait être de 31 ou 32 milles (à peu prés 45 kilomètres). Le voyage pouvait donc se faire en un jour. Il est pourtant vraisemblable qu'Horace, qui ne voulait pas se fatiguer, couchait souvent à Tibur. On a pensé que, pour éviter d'aller à l'auberge, il y avait acheté ou loué une maisonnette ; c'était l'usage des riches Romains. Suètone prétend même que, de son temps, on montrait à Tibur une maison qui, disait-on, lui avait appartenu. En réalité cette prétention ne s'appuie sur aucun texte précis du poète. Quand il nous dit qu'il retourne à Tibur ou qu'il aime à y habiter, il est probable que le nom de la ville est pris pour celui de son territoire. M. Camille Jullian a montré, dans les "Mélanges d'Archéologie et d'histoire", publiés par l'École française de Rome, que Tibur, quoique d'origine latine, était le chef-lieu d'un district sabin et que le territoire de Varia en dépendait. On peut donc entendre, lorsque Horace parle de Tibur, qu’il veut désigner sa maison de la Sabine.) C'est ce qu'ailleurs il ne trouvait pas. A Préneste, lorsqu'il venait s'asseoir, en lisant Homère, sur les marches du temple de la Fortune, il apercevait dans la brume les murailles de la grande ville. A Baïes, il en rencontrait partout la jeunesse, occupée de ses fêtes bruyantes : c'était Rome encore, entrevue dans le lointain ou coudoyée dans la rue. Rome ne venait pas dans la vallée de la Sabine: qui donc aurait osé, parmi cette jeunesse élégante, s'aventurer dans la montagne au-delà de Tibur ? Horace y était donc vraiment chez lui. Il pouvait se dire, en mettant le pied dans son domaine : « Ici, je n'appartiens plus aux importuns; j'ai quitté les soucis et les ennuis de la ville ; je vis enfin et je suis mon maître : vivo et regno. »

IV.

La villa de la Sabine, qui tient tant de place dans la vie d'Horace, n'en occupe pas moins dans l'histoire de la littérature. Depuis le jour où Mécène en a fait cadeau à son ami, cette maison tranquille, avec son jardin, sa source voisine et son petit bois, est devenue comme un idéal vers lequel les poètes de tous les temps ont toujours eu les yeux tournés. Ceux de Rome cherchaient à se le procurer de la même façon qu'Horace : ils s'adressaient à la générosité des gens riches et tâchaient de les piquer d'honneur par leurs vers. Je n'en vois pas à qui ce métier ait paru répugnant, et Juvénal lui-même, qui passe pour un républicain fougueux, a proclamé qu'il n'y a d'autre avenir pour la poésie que la protection du prince. C'est aussi l'opinion de son ami Martial, et il en a fait une sorte de théorie générale qu'il expose avec une naïveté singulière. Il y a, selon lui, une recette sûre pour faire éclore les grands poètes: il suffit de les bien payer.

Sint Maecenates: non deerunt, Flacce, Marones.

Si Virgile fût resté pauvre, il n'aurait rien fait de mieux que les Bucoliques ; heureusement il avait un protecteur libéral, qui lui dit: « Voilà la fortune, voilà de quoi te donner tous les agréments de la vie: aborde l'épopée. » Aussitôt il composa l'Énéide. La méthode est infaillible et le résultat assuré. Le pauvre poète aurait bien souhaité qu'on en fît l'application sur lui ; il ne demandait pas mieux que de devenir, au plus juste prix, un homme de génie. Aussi usa-t-il sa vie à s'offrir successivement à tous les protecteurs ; aucun n'accepta de faire l'expérience: le temps des Mécènes était passé.

Il ne manque pas de gens que cette bassesse indigne et qui croient devoir faire à ce sujet des tirades vertueuses ; ils commencent par attaquer Martial et finissent par atteindre Horace. On leur a déjà répondu plus d'une fois que ce qu'ils appellent une bassesse n'était qu'une nécessité (On peut voir surtout ce que dit à ce sujet Friedlaender, dans son "Histoire des mœurs romaines". On trouvera des renseignements curieux dans le IV ème volume de la traduction française.) ; on a fait voir que la littérature alors ne donnait pas de quoi vivre à ceux qui la cultivaient. Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, on ne pouvait pas avoir une idée nette de ce que nous appelons le droit d'auteur. Une fois qu'un livre était publié, il appartenait à tout le monde. Rien n'empêchait ceux qui se l'étaient procuré de le faire copier autant de fois qu'ils le voulaient et de mettre en vente les exemplaires dont ils ne se servaient pas. Le libraire pouvait bien acheter de l'auteur le droit de faire paraître son livre avant tout le monde; mais, comme rien ne lui assurait la propriété durable de l'ouvrage, qu’une fois qu'il avait paru, tout le monde pouvait le reproduire et le répandre, il payait fort peu, et ce qu'il donnait ne suffisait pas à l'auteur pour vivre (Martial regrette de ne pas tirer de ses 1ivres assez de profit pour acheter un petit coin de terre où il puisse dormir on paix (X, 84). Il nous dit ailleurs que ses vers se vendent et se lisent dans la Bretagne. « Mais qu'importe ! ajoute-t-il, ma bourse n'en sait rien. » Ce qui prouve que les libraires de ce pays ne le payaient pas.). L'auteur n'avait donc d'autre ressource, s'il ne voulait pas mourir de faim, que de s'adresser à quelque personnage important et de solliciter ses libéralités.

On a fait remarquer aussi que ce qui nous parait bas et humiliant dans cette nécessité était fort diminué alors, et presque dissimulé, par l'existence de la clientèle. C'était une institution ancienne, honorable, nationale, que protégeaient la religion et les lois. Le client ne se trouvait pas déshonoré par les services qu'il rendait à son patron et le salaire qu'il en recevait. Il ne semblait singulier à personne qu'un grand seigneur payât de son argent, aidât de son influence, nourrît dans sa maison une foule de gens qui venaient le saluer le matin, qui lui faisaient cortège quand il sortait, qui soutenaient ses candidatures, qui l'applaudissaient à la tribune et injuriaient ses adversaires; que, parmi ces clients, il donnât quelque place à des poètes qui chantaient ses exploits, à des historiens qui célébraient ses ancêtres, à des grammairiens qui lui dédiaient leurs ouvrages, personne aussi n'y trouvait à redire ; cette clientèle littéraire ne semblait rien avoir de choquant et profitait de la popularité dont l'autre jouissait. J'ajoute que ces écrivains, qui entraient ainsi dans la maison d'un grand seigneur, étaient en général de fort petits personnages qui n'avaient pas le droit de se montrer bien difficiles. Quelque-uns, comme Martial, avaient quitté une province éloignée, où ils vivaient misérablement, pour venir chercher fortune ; les autres étaient d'ordinaire d'anciens esclaves. A Rome, l'esclavage a recruté la littérature et les arts. C'était une spéculation, chez les maîtres d'esclaves, de donner à quelques-uns une très bonne éducation pour les vendre cher. Ceux-là devenaient souvent des hommes distingués dont on faisait des précepteurs ou des secrétaires, et qui étaient quelquefois aussi des écrivains et des poètes de mérite. Quand ils avaient conquis la liberté, qui ne leur donnait pas toujours la fortune, ils n'avaient rien de mieux à faire que de s'attacher à leur ancien maître ou à quelque patron généreux qui s'offrait à les protéger. Pour des gens de cette origine, ce n'était pas déchoir; au contraire, la clientèle était un progrès quand on sortait de la servitude. Voilà comment les gens de lettres ont été si longtemps les clients des gens riches sans que personne en ait paru choqué ni même surpris. Ils se firent plus tard professeurs, lorsque l'instruction publique fut organisée à Rome et dans les provinces. Pendant trois siècles, les grammairiens, les philosophes, les rhéteurs attachés aux grandes écoles de l'empire furent en même temps des historiens, des poètes, et les loisirs que leur laissaient leurs fonctions, ils les consacraient à la littérature. Cette situation valait mieux assurément pour leur dignité et leur indépendance; mais elle avait d'autres inconvénients dont ce n'est pas le lieu de parler ici.

On comprend que tous ces affamés, à la recherche d'un Mécène qu'il n'était pas facile de trouver, n'aient rien imaginé de plus heureux que le sort d'Horace. Non seulement ils l’enviaient d'avoir reçu le bien de la Sabine, mais ils ne revenaient pas de leur surprise quand ils le voyaient vivre si familièrement avec son protecteur. Eux n'avaient pas la même chance. Lorsqu'ils venaient saluer le maître le matin, c'est à peine s'il daignait les reconnaître et leur sourire. Il les laissait tête-à-tête avec son intendant, qui se faisait beaucoup prier pour leur distribuer les six ou sept sesterces (à peu prés 1 fr. 50) dont se composait la sportule. Si le patron daignait les inviter à dîner, c'était pour les humilier par des affronts de tous genres. On les faisait asseoir à quelque table écartée, où ils étaient rudoyés par les esclaves. Tandis qu'ils voyaient passer devant eux pour les préférés, des langoustes, des murènes, des poulardes grosses comme des oies, on leur servait à grand'peine quelques crabes, ou quelques goujons péchés près des égouts et engraissés par les immondices du Tibre. Comme ils étaient humbles par nécessité et fiers par caractère, ces outrages les indignaient, quoiqu'ils fussent toujours prêts à s'y exposer. Quand ils venaient de les subir, ils ne pouvaient s'empêcher de songer à Horace, un homme de lettres comme eux, un fils d’esclave, qui non seulement s'asseyait à la table d'un ministre d'état avec les plus grands personnages, mais qui l'invitait à sa maison et traitait presque d'égal avec lui. Voilà ce qui leur causait autant d'admiration que d'étonnement. Aussi s’était-il fait à la longue une sorte de légende sur cette intimité entre le favori de l'empereur et le poète. Il semblait que rien n'en eût jamais troublé la sérénité; c'était entre les deux amis comme un combat perpétuel de générosité et de reconnaissance, l'un donnant sans cesse, l'autre remerciant toujours, tandis qu'autour d’eux la société de Rome restait en extase devant ce touchant tableau.

La réalité ne ressemble pas tout à fait à la légende ; elle est moins édifiante peut-être, mais plus instructive; surtout elle fait plus d'honneur à Horace. Quand ses contemporains le félicitaient, comme d'une chance heureuse, de s’être glissé dans l'amitié de Mécène, il répondait fièrement que le hasard n’y était pour rien. Il aurait fait la même réponse aux lettrés du siècle suivant, qui attribuaient uniquement au bonheur qu’il avait eu de vivre dans un milieu favorable et à l’estime qu’on professait alors pour la littérature et les gens de lettres la situation qu'il s'était faite dans un monde pour lequel il n’était pas né. Ils se trompaient : cette situation lui avait coûté plus d'un combat ; il l'avait conquise, il la maintenait par la fermeté de son caractère ; il la devait à lui-même. Il pouvait dire, suivant le mot célèbre du vieil Appius Claudius, qu'il était seul « l’artisan de sa fortune. » J'ai souvent entendu des moralistes rigoureux traiter sévèrement Horace et parler de lui comme d'un personnage bas et servile. Beulé déclarait même un jour qu'il fallait le bannir de nos maisons d'éducation parce qu'il n'avait que de mauvaises leçons à donner à la jeunesse. La jeunesse n’a-t-elle plus besoin qu'on lui apprenne le moyen de se tirer d'affaire dans les positions délicates, de vivre avec de plus grands que soi sans s'abaisser, de faire accepter sa liberté à tout le monde sans blesser la dignité de personne, de saisir enfin, entre la rudesse qui se perd et la complaisance qui se déshonore, ce degré d'honnêteté adroite dont personne ne peut se passer dans la vie ?

Il n'est pas possible d'admettre que la liaison entre Horace et Mécène ait été tout à fait exempte d’orages. Les amitiés les plus tendres, les plus intimes, sont aussi les plus délicates, celles où les moindres froissements produisent les effets les plus sensibles. Les âmes, en se rapprochant, se heurtent : c'est la loi; il n’y a que les indifférents qui ne se querellent jamais. Quelle que fût la sympathie qui rapprochait Horace de son ami, les causes de dissentiment ne manquaient pas entre eux. D'abord Mécène était poète, et fort mauvais poète. Ses vers obscurs, pénibles, pleins d'expressions maniérées, semblaient faits exprès pour mettre hors de lui un homme de goût. Que devait penser, que pouvait dire Horace quand il était admis à l'honneur de les entendre ? Quel danger s'il osait exprimer ses sentiments ! Quelle humilation pour lui, quel triomphe pour ses ennemis, s'il était réduit à les admirer ? Nous ne savons pas comment Horace, dans l'intimité, évitait cet écueil. Ce qui est sûr, c’est que, dans ses œuvres, il n'a jamais dit un mot des vers de Mécène. Il l'appelle un savant homme, docte Maecenas ; de tous ses ouvrages il ne parle que d'une histoire en prose qui n'est pas encore commencée et qui probablement ne fut jamais finie ; il pouvait la louer sans se compromettre. Cette réserve prudente ne paraît pas avoir blessé Mécène, ce qui prouve que c'était un homme d'esprit qui n'avait rien des petitesses d’un auteur de profession ; elle fait honneur aux deux amis.

Ce qui présentait plus de péril pour Horace, c'était le mélange qu'on trouvait dans le palais de l'Esquilin de gens du monde et de gens de lettres. Ces deux sociétés ne sont pas toujours d'accord entre elles et risquent de se heurter quand on veut les faire vivre ensemble. Chez Mécène, les gens du monde appartenaient à la plus haute aristocratie de Rome; c'étaient des personnes d'un goût exquis, connaissant et respectant tous les usages, fort asservis à la mode du jour et la faisant quelquefois. Ils ne pouvaient s'empêcher de plaisanter quand ils voyaient leurs voisins, les gens de lettres, manquer à ces coutumes sacrées qui sont pendant quelques mois des lois rigoureuses pour devenir aussitôt après des vieilleries ridicules. Ce crime impardonnable, les pauvres poètes le commettaient quelquefois sans s'en apercevoir. Ils n'obéissaient pas toujours aux règles que le maître avait tracées dans son livre sur sa toilette (de Cultu suo); ils arrivaient mal peignés, mal chaussés, mal vêtus ; ils portaient du linge usé sous une tunique neuve ; ils n'avaient pas pris le temps de bien ajuster leur toge. En les voyant ainsi accoutrés, l'assistance éclatait de rire, et Mécène riait comme les autres. Je ne crois pas que ces railleries aient été fort sensibles à ceux contre lesquels elles étaient dirigées. Virgile, qui était distrait, ne s'en est probablement pas aperçu ; Horace les acceptait de bonne grâce mais, comme il était malin, il s'en est vengé à l’occasion. Ces grands seigneurs avaient leurs travers aussi et leurs ridicules, qui ne pouvaient échapper à un esprit aussi perspicace. La vie du monde était devenue alors fort exigeante et très raffinée : elle possédait son code et ses lois. Les dîners surtout avaient pris beaucoup d'importance, et on les regardait comme une véritable affaire d'état. Varron, toujours pédant et grave, même dans les choses légères, se chargea d'exposer didactiquement toutes les conditions que doit réunir un repas pour être accompli. C'était une science très compliquée: dans l'entourage de Mécène, on se piquait de la pratiquer en perfection. Horace s'est moqué de cette prétention dans deux de ses satires : l'une, où il nous montre l'épicurien Catius occupé à recueillir des préceptes de cuisine ; l'autre, où il raconte le dîner de Nasidienus, un de ces prétendus docteurs dans l'art de bien traiter les convives. Les deux peintures sont fort plaisantes; l'épicurien nous amuse par la gravité avec laquelle il débite ses préceptes, l'autre nous égaie par les soins fastidieux qu'il se donne pour maintenir sa réputation et les contretemps comiques qui dérangent ses projets. Ces railleries atteignaient des personnages connus, des amis de Mécène, et l'on peut soupçonner qu'il en devait retomber quelque chose sur Mécène lui-même. N'encourageait-il pas les sottises de Nasidienus en allant dîner chez lui ? N'avait-il pas, comme Catius, inventé des plats nouveaux. dont Pline nous dit que son autorité les mit à la mode tant qu'il vécut, mais qu'ils ne purent pas lui survivre ?

Ce ne sont là, je le reconnais, que de petits différends qui n'ont pas beaucoup d'importance. Les difficultés véritables commencèrent un peu plus tard ; elles vinrent des libéralités même de Mécène. Les bienfaits des grands sont des chaînes : Horace ne l'ignorait pas ; au moins essaya-t-il de rendre les siennes légères. D'abord il ne voulut pas prendre tout ce qu'on lui offrait. Dans l'ardeur de son amitié, Mécène désirait lui donner tous les jours davantage. Horace n'accepta que le bien de la Sabine. « C'est assez; c'est même trop, » lui disait-il,

Satis superque me benignitas tua
Ditavit

Et ce bien lui-même, dont il était si heureux, au moment où il en jouissait avec le plus de plaisir, il laissait entendre qu'il pourrait au besoin s'en passer. « Si la fortune me reste fidèle, je la remercie; mais dès qu'elle agitera ses ailes pour me fuir, je lui rendrai ce qu’elle m'a donné; je m'envelopperai de ma vertu ; je saurai me contenter, d'une honnête pauvreté. » Voilà Mécène bien averti: son ami ne sacrifiera pas son indépendance à sa fortune ; il redeviendra pauvre plutôt que de cesser d'être libre. Un jour vint où il éprouva le besoin de le dire plus clairement encore. Il avait quitté Rome au commencement d'août, promettant de ne rester que quatre ou cinq jours à la campagne ; mais, une fois qu'il y fut arrivé, il s'y trouva si bien qu'il oublia de tenir sa promesse. Le mois entier passa sans qu'il lui fût possible de s'en arracher. Mécène, qui ne pouvait plus vivre sans lui, se plaignit avec quelque amertume ; peut-être insinua-t-il, dans sa lettre, qu'il comptait sur plus de reconnaissance. Nous avons la réponse d'Horace, qui est assurément l'un de ses meilleurs ouvrages. Il est impossible d'envelopper plus de fermeté dans plus de douceur. A travers d'agréables récits et de complaisants apologues, sa résolution se montre aussi précise, aussi nette que possible. Il ne reviendra pas dans quelques jours, comme on le lui demande ; il ne veut pas s'exposer aux fièvres tant que durera l'automne. Bien plus, si l'hiver s'annonce rigoureux, si la neige couvre le mont Albain, il descendra du côté de la mer et s'enfermera dans quelque chaude retraite pour y travailler à son aise. C'est seulement au printemps, « à la première hirondelle, » qu'il sera de retour. Ce terme, comme on voit, est fort reculé. C'est exprès qu'il le rejette aussi loin: on dirait qu'il a voulu faire accepter aux autres par une épreuve définitive et se bien prouver à lui-même sa liberté. Pour la conserver intacte, il est prêt à rendre tout ce qu'il a reçu : cuncta resigno. La maison de la Sabine elle-même lui semblerait payée trop cher par le sacrifice de son repos et de son indépendance. « Quand on voit, dans un échange, que ce qu'on reçoit vaut moins que ce qu'on donne, il faut laisser au plus vite ce qu'on a pris et reprendre ce qu'on a laissé. » A ce ton résolu, Mécène comprit que la décision d'Horace était prise et ne renouvela pas ses exigences. En somme, la conduite du poète en cette circonstance était aussi habile qu'honorable. Il savait que l'amitié demande une certaine égalité entre les personnes qu'elle lie. En se préservant de complaisances exagérées, en veillant sur sa liberté, en maintenant avec un soin jaloux la dignité de son caractère, il s'élevait à la hauteur de celui qui l'avait comblé de ses bienfaits. C'est ainsi que fut changée la nature de leurs relations et qu'au lieu de rester son protégé, il devint son ami. — Il faut avouer que les poètes de l'époque suivante n'ont pas imité cet exemple. Ils se sont contentés d'accabler les grands personnages qui les protégeaient de flatteries et de bassesses. Faut-il s'étonner que ceux-ci, se voyant regardés comme des maîtres, les aient traités en serviteurs ?

V.

Il est bien fâcheux qu'Horace, qui nous a décrit avec tant de détails l'emploi de ses journées pendant qu'il restait à Rome, n'ait pas cru devoir nous dire aussi clairement comment il passait sa vie à la campagne. La seule chose que nous sachions avec certitude, c'est qu'il y était très heureux. Il goûtait, pour la première fois, le plaisir d'être propriétaire. « Je prends mes repas, disait-il, devant des dieux Lares qui sont à moi : Ante Larem proprium vescor ! » Avoir un foyer, des dieux domestiques, fixer sa vie dans une demeure dont on est le maître, c'était le plus grand bonheur qui pût arriver à un Romain ; Horace avait attendu d'avoir plus de trente ans pour le connaître. Nous avons vu que son domaine, quand il en prit possession, était fort négligé et que la maison tombait en ruine. Il lui fallut d'abord bâtir et planter; ne l'en plaignons pas, ces soucis ont leurs charmes : on aime mieux sa maison quand on l'a construite ou réparée, on s'attache à sa terre par les soins mêmes qu'elle vous coûte. Il y venait toujours avec plaisir et le plus souvent qu'il pouvait. Tout lui servait de prétexte pour quitter Rome : il y avait trop chaud ou trop froid ; on approchait des Saturnales, époque insupportable de l'année, où toute la ville était en l'air ; c'était le moment de terminer un ouvrage que Mécène réclamait avec insistance : or le moyen de rien faire de bon Rome, où les bruits de la rue, le tracas des relations, les importuns qu'il faut recevoir ou visiter, les mauvais vers qu’il faut entendre, vous enlèvent le meilleur de votre temps ! Il serrait donc dans sa valise, Platon avec Ménandre, emportait l'œuvre commencée, promettant de faire merveille, et partait pour Tibur. Mais, quand il était chez lui, ses belles résolutions ne tenaient pas. Il avait bien autre chose à faire que de s'enfermer dans son cabinet d’étude ! Il lui fallait causer avec son fermier et surveiller ses travailleurs. Il allait les voir à l'ouvrage, et quelquefois il y mettait lui-même la main. Il enfonçait la bêche dans le champ, il en ôtait les pierres au grand amusement de ses voisins, qui admiraient à la fois son ardeur et sa maladresse,

Rident vicini glebas et saxa moventem

Le soir, il recevait à sa table quelques propriétaires des environs. C’étaient de braves gens, qui ne disaient pas de mal du voisin, et n'avaient pas pour unique conversation, comme les élégants de Rome, de parler des courses ou du théâtre. Ils traitaient des questions plus sérieuses, et leur sagesse rustique s'exprimait volontiers en proverbes et en apologues. Ce qui plaisait surtout à Horace dans ces dîners de campage c’est qu'on s'y moquait de l'étiquette, que tout y était simple et frugal, qu'on ne se croyait pas tenu d’obéir à ces sottes lois que Varron avait rédigées et qui étaient devenues le code de la bonne compagnie. On se gardait bien d'élire un roi du festin, qui imposât aux convives le nombre des coupes qu'il fallait vider. Chacun mangeait à sa faim et buvait à sa soif; c'étaient, dit Horace, des repas divins : O noctes cenaeque Deum ! Cependant il ne restait pas toujours chez lui, quelque plaisir qu’il trouvât à y être. Cet homme rangé, régulier, pensait qu'il faut mettre de temps en temps quelques irrégularités dans sa vie. N'est-ce pas un sage de la Grèce, Aristote, je crois, qui recommande, dans l'intérêt de la santé, qu'on se permette un excès par mois ? Cela sert au moins à rompre les habitudes. C'était aussi l'opinion d'Horace : quoi qu'il fût le moins fou des hommes, il trouvait assez agréable de faire une folie à l’occasion : dulce est desipere in loco. Avec l’âge, ces folies étaient devenues moins vives et plus rares ; il aimait pourtant toujours à interrompre par quelques équipées de plaisir la sage uniformité de son existence. Il retournait alors à Préneste, à Baïes, à Tarente, qu'il avait tant aimées et tant visitées pendant qu’il était jeune. Une fois, il fut infidèle à ces vieilles affections et choisit, pour but de son voyage des lieux qui lui étaient nouveaux. Voici qu’elle fut l'occasion de ce changement. Un médecin grec, Antonius Musa, venait de guérir Auguste d’une très grave maladie, où l'on avait craint de le perdre, par l'application de l'eau froide. Aussitôt l'hydrothérapie devint à la mode. On fuyait les sources thermales, autrefois si recherchées, pour s'en aller à Clusium, à Gabies, dans les pays de montagne où se trouvaient des fontaines d'eau glacée. Horace fit comme les autres : pendant l'hiver de l'année 730, au lieu de se diriger du côté de Baïes, comme à l'ordinaire, il tourna la bride de son petit cheval vers Salerne et Velia. Ce fut l'affaire d'une saison. L'année suivante, le gendre et l'héritier de l'empereur, Marcellus, étant tombé très malade, on s'empressa d'appeler Antonius Musa, qui appliqua son remède habituel ; mais le remède ne guérissait plus. L'hydrothérapie, qui avait sauvé Auguste, n'empêcha pas Marcellus de mourir. Elle fut aussitôt abandonnée, et les malades reprirent le chemin de Baïes. Quand Horace se mettait en route pour ces voyages extraordinaires, il entendait changer de régime. « Chez moi, disait-il, je m'accommode de tout; mon petit vin de la Sabine me paraît délicieux; je me régale avec des légumes de mon jardin assaisonnés d'une tranche de lard. Mais, une fois que j'ai quitté ma maison, je deviens plus difficile, et les fèves, toutes parentes qu'elles sont de Pythagore, ne me suffisent plus. » Aussi, avant de se diriger du côté de Salerne, ou il n'allait pas d'ordinaire, prend-il la précaution de demander à l'un de ses amis quelles sont les ressources du pays, si l'on y peut trouver du poisson, des lièvres, des sangliers, de quoi revenir chez lui gras comme un Phéacien; il tient surtout à connaître ce qu'on y boit, il lui faut un vin généreux qui le rende beau parleur, « qui lui donne des forces et le rajeunisse auprès de sa jeune maîtresse de Lucanie. » C'est, comme on voit, pousser la précaution fort loin. A Baïes, à Préneste, à Salerne, dans ces lieux fréquentés par tout le beau monde de Rome, il n'était pas assez riche pour posséder une maison qui lui appartînt; il avait ses gîtes ordinaires (deversoria nota), où il allait loger. Ces appartements d'occasion n'étaient pas toujours commodes. Sénèque, qui était bien plus riche qu'Horace, habitait, quand il était à Baïes, au-dessus d'un bain public, et il nous a fait une description très amusante des bruits de tout genre qui troublaient son repos. Horace, qui aimait ses aises, et qui souhaitait être tranquille, ne devait pas faire, dans ces endroits agités, un fort long séjour. Sa fantaisie satisfaite, il revenait au plus vite dans sa paisible maison des champs, et je me figure que ces quelques semaines de fatigue la lui faisaient trouver, plus agréable et plus douce.

On s'aperçoit bien, quand on lit avec soin ses œuvres, que son affection pour sa campagne va sans cesse en grandissant. Au début, quand il y avait passé quelques semaines, le souvenir de Rome se réveillait dans sa pensée. Ces grandes villes, qu'on déteste, quand on est forcé d'y vivre, il suffit d'en sortir pour les regretter ! — L'esclave d'Horace, le jour où, abusant de la liberté des Saturnales, il dit à son maître tant de vérités désagréables, ne manque pas de lui reprocher de ne jamais se plaire où il est :

Romae rus optas, absentem villicus urbem
Tollis ad astra levis.

Lui-même s'en voulait beaucoup de son inconstance ; il s'accusait « de n’aimer que Rome, quand il était à Tibur, et de songer à Tibur, dès qu'il se trouvait à Rome. » Il finit pourtant par se guérir entièrement de cette légèreté qui l'impatientait. C'est un témoignage qu'il se rend dans l'épître qu'il adresse à son fermier, et où il essaie de le convaincre qu'il n'est pas nécessaire, pour être heureux, d'avoir un cabaret dans son voisinage. « Quant à moi, lui dit-il, tu sais que je suis aujourd’hui conséquent avec moi-même, et que je ne m'éloigne d'ici qu'avec tristesse toutes les fois que d'odieuses affaires me rappellent à Rome. » Sans doute il s'arrangeait pour séjourner de plus en plus dans sa maison de campagne ; il espérait qu'un jour pourrait venir où il lui serait possible de ne plus guère la quitter; il comptait sur elle pour porter plus légèrement le poids des dernières années.

Elles sont lourdes, quoi qu'on fasse, et l'âge ne vient jamais sans amener avec lui beaucoup de tristesse. C'est d'abord une nécessité qu'on laisse, quand la vie se prolonge, beaucoup de ses amis sur la route. Horace en a perdu auxquels il était très tendrement attaché ; il a eu le malheur de survivre dix ans à Tibulle et à Virgile. Que de regrets n'a pas dû lui coûter la mort du grand poète dont il disait « qu'il ne connaissait pas d'âme plus candide que la sienne et qu'il n'avait pas de meilleur ami ! » Le grand succès qu'obtint l'œuvre posthume de Virgile ne dut le consoler qu'à moitié de sa perte, car il regrettait en lui l'homme autant que le poète. Mécène aussi, qu'il aimait tant, lui donna de grands sujets de tristesse. Ce favori de l'empereur, ce roi de la mode, dont tout le monde enviait la fortune, finit par être très malheureux. On a beau prendre toute sorte de précautions pour s'assurer du bonheur, fuir les affaires, chercher le plaisir, amasser des richesses, s'entourer de gens d'esprit, réunir autour de soi tous les agréments de l'existence, les ennuis et la douleur, quelque effort qu'on fasse pour leur fermer la porte, trouvent le moyen d'entrer. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que Mécène fut d'abord malheureux par sa faute. Il avait eu le tort, — un homme si prudent et si sage ! — d'épouser sur le tard une coquette et d'en devenir très amoureux. Elle lui donna des rivaux, et, parmi eux, l'empereur lui-même, dont il n'osait pas être jaloux. Lui, qui avait tant ri des autres, il donnait aux Romains la comédie à ses dépens. Son temps se passait à quitter Térentia et à la reprendre : « Il s'est marié plus de cent fois, disait Sénèque, quoiqu'il n'ait eu qu'une femme. » A ces tracas intérieurs se joignirent les maladies. Sa santé n'avait jamais été bonne; l'âge et les chagrins la rendirent plus mauvaise. Pline nous dit qu'il passa trois années entières sans pouvoir dormir. Comme il supportait mal la souffrance, il désespérait ses amis par ses plaintes. Horace, qu'il entretenait toujours de sa fin prochaine, lui répondait en beaux vers : « Toi, Mécène, mourir le premier ! toi, l'appui de ma fortune, l'ornement de ma vie ! Les dieux ne le permettront pas et je n'y veux pas consentir. Ah ! si le destin hâtant ses coups me ravissait en toi la moitié de mon être, que deviendrait l'autre  ? Que ferais-je désormais, odieux à moi-même et ne me survivant qu'à demi  ? »

Au milieu de ces tristesses, Horace lui-même se sentait vieillir. C’est une heure grave dans la vie que celle où l’on se trouve en présence de la vieillesse. Cicéron, qui s'en approchait, voulut se donner du cœur par avance, et, comme il se consolait de tout en écrivant, il composa son de Senectute, livre charmant, où il essaie de parer de quelques grâces les dernières années de la vie. Il n'eut pas à faire usage des consolations qu'i1 s’était préparées, et l'on ne sait si, le moment venu, elles lui auraient paru suffisantes. Je crains bien que cet esprit si jeune et si plein de vie ne se fût résigné qu’avec peine aux décadences inévitables de l'âge. Horace, non plus, n’aimait pas la vieillesse, et il en a fait un tableau assez morose dans son Art poétique. Il avait d'autant plus de motifs de la détester qu’elle avait du venir pour lui d'assez bonne heure. Dans un de ces passages où il nous fait si volontiers les honneurs de sa personne, il nous dit que ses cheveux blanchirent vite ; pour comble de disgrâce, il avait beaucoup grossi ; et, comme il était de petite taille, son embonpoint lui allait fort mal. Auguste, dans une de ses lettres, le compare à ces mesures des liquides qui sont plus larges que hautes. Si, malgré ces signes trop évidents qui l'avertissaient de son âge, il avait tenté de se faire illusion à lui-même, il ne manquait pas de gens autour de lui pour le détromper. C'était le portier de Néère, qui ne laissait plus entrer son esclave, affront qu'Horace était forcé de supporter sans se plaindre. « Mes cheveux qui commencent à blanchir, disait-il, m'avertissent de ne pas chercher de querelle. Je n'aurais pas eu tant de patience du temps de ma bouillante jeunesse, sous le consulat de Plancus. » Puis, c'était Néère elle-même qui refusait de venir quand il l’appelait ; et cette fois encore, le pauvre poète se résignait d'assez bonne grâce. Il trouvait, après tout, qu'elle avait raison et qu'il était naturel que l'amour préférât la jeunesse à l'âge mûr :

Abi / Quo blandae juvenum te revocant preces.

Heureusement, ce n'était pas un mélancolique comme ses amis Tibulle et Virgile. Il avait même sur ce point des opinions très différentes des nôtres. Tandis que nous avons pris l'habitude, depuis Lamartine, de regarder la tristesse comme un des éléments essentiels de la poésie, il croyait, au contraire, que la poésie a le privilège de nous empêcher d'être tristes : « Un homme que protègent les Muses, disait-il, jette aux vents qui les emportent les soucis et les chagrins. » Sa philosophie lui avait appris à ne pas se révolter contre les maux inévitables. « Quelque pénibles qu'ils soient, on les rend plus légers en les supportant. » Il acceptait donc avec résignation la vieillesse, parce qu’on ne peut pas s'y soustraire et qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de vivre longtemps sans vieillir. La mort elle-même ne l'effrayait pas; il n'était pas de ceux qui s'en accommodent tant bien que mal à la condition de ne s'en occuper jamais. Il conseillait au contraire d'y penser toujours. « Ne comptez pas sur l'avenir. Croyez que le jour qui vous éclaire est le dernier qui vous reste à vivre. Le lendemain aura plus de charme pour vous si vous n'espériez pas le voir.

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum;
Grata superveniet quae non sperabitur hora. »

Ce ne sont pas là, comme on pourrait le supposer, de ces forfanteries de peureux qui crient devant la mort pour ne pas l'entendre venir. Jamais Horace n'a été plus calme, plus énergique, plus maître de son esprit et de son âme que dans les ouvrages de son âge mûr. Les dernières lignes qui nous restent de lui sont les plus fermes et les plus sereines qu'il ait écrites.

Alors, plus que jamais, la petite vallée sabine devait lui plaire. Quand on visite ces beaux lieux tranquilles, on se dit qu'ils paraissent faits pour abriter la vieillesse d'un sage. Il semble qu’avec d'anciens serviteurs, quelques amis fidèles, une provision de livres bien choisis, le temps doit y passer sans tristesse. Mais je m'arrête : comme Horace ne nous a pas fait de confidences sur ses dernières années et que personne après lui ne nous les a racontées, nous serions réduits, pour en parler, à former quelques conjectures, et il en faut mettre le moins possible dans la vie d’un homme qui a tant aimé la vérité.

Gaston BOISSIER (1823-1908)
(Académie française)

 

NOTES.

Article paru dans la "Revue des deux mondes" (Mai - Juin 1883) sous le titre:
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. - LA MAISON DE CAMPAGNE D'HORACE.
 
En 1886, cet article sera repris dans "Nouvelles promenades archéologiques. Horace et Virgile"


 
[ Scan + OCR à partir de la numérisation en mode image disponible sur le site de la BNF ]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en juillet 2004 ]

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