La période, pendant laquelle Horace écrivit ses 18 Satires et les 17 Épodes qu'il appelle ses ïambes, embrasse un peu plus d'une dizaine d'années, puisqu'elle va de l'an 41 à 30 ou 29 avant J.C.
[ Les dates les plus récentes auxquelles renvoient les Épodes et les Satires sont les suivantes : l'épode I a été écrite dans la première moitié de l'an 31 avant J.C., l'épode 9 à la première nouvelle de la victoire d'Actium (2 sept. 31); les vers 55 et suiv. de la Sat. II, 6 sont de peu antérieurs à l'apparition de 27 jours qu'Octave fit à Brindes en janvier-février 30, les vers 62 et suiv. de la Sat. II, 4 (inuenis Parthis horrendus) et 15 de la Sat. II, 1 sont contemporains de la deuxième moitié de l'an 30 où Octave s'occupa des affaires des Parthes, sans leur faire du reste la guerre et sans que rien explique l'enthousiasme du Sénat, qui lui accorda à cette occasion des honneurs extraordinaires.]
Elle est particulièrement intéressante, puisqu'elle est pour lui une époque de préparation et de formation ; il eut à lutter contre des difficultés de toutes sortes et, pour en triompher, il dut déployer une somme considérable d'activité, d'énergie et d'adresse. Si l'on compare ce qu'il était au début et ce qu'il était à la fin, on est étonné du chemin parcouru à tous les points de vue.
Il assura sa situation matérielle ; c'est pour un écrivain une question vitale, que de passer d'une existence médiocre préoccupée du souci du lendemain à une vie large qui laisse l'esprit libre, permet de se livrer sans arrière-pensée à la méditation intellectuelle, de conquérir dans la société une position bien assise avec ses avantages et ses obligations. Cette étape Horace l’a franchie pendant la période des Satires ; en 41 il cherchait à se procurer des moyens d'existence et n'avait à compter que sur son travail ; en 30 il était propriétaire et ne manquait de rien Cette transformation il la devait à l'amitié de Mécène et, si on l'en croit, la chance n’y avait été pour rien ; nous aurions simplement dans sa personne un de ces rares exemples, où la fortune vient couronner le mérite et la vertu. [Sat. I, 6, 63 et suiv. : placui tibi… uita et pectore puro. Epist. I, 20, 22 : Vt quantum generi demas uirtutibus addas.] Nous verrons qu'il y aida bien quelque peu et n’attendit pas ses faveurs en dormant.
En même temps, il modifiait dans un sens profitable son orientation politique. Il s'est trouvé vivre à un moment ou quelqu’un, qui avait de l'ambition, qui tenait à exprimer des idées et ne voulait pas se confiner dans une incolore médiocrité, devait prendre un parti. Il avait reçu, grâce à son père, l’éducation supérieure réservée aux fils des chevaliers et des sénateurs. Il se trouvait à Athènes parmi les jeunes nobles qui, après la mort de César acclamèrent en Brutus le libérateur et tentèrent avec lui de restaurer la République défaillante. Il s'enrôla avec eux et, puisqu’il combattit à Philippes comme tribun légionnaire, grade pour lequel sa naissance ne le désignait point, il faut bien qu'il ait donné des gages ; il n'était pas encore l'homme mûr et pondéré, que révèlent les Odes et les Épîtres ; il avait l'ardeur de la jeunesse et l'enthousiasme de la liberté. Or, douze ans plus tard, il nous apparaît comme nettement favorable à Octave ; il serait désireux de chanter ses exploits, s'il se sentait capable de le faire, et s'engage à célébrer ses vertus civiques à la première occasion favorable (Sat. II, 1, 12 et suiv.). Il ne nous a pas livré le secret de son évolution; il semble qu'il se soit laissé entraîner peu à peu par son amitié pour Mécène. En réalité la chose était trop importante pour qu'il ne l'ait point à part lui sérieusement considérée et pesée. Il se rallia sans bassesse, sans désavouer son passé, en ayant la coquetterie de ne pas le dissimuler, en se réservant une certaine indépendance, en fixant ce qu’on pouvait attendre de lui, ce qui est le moyen de se faire apprécier et de donner du prix à une conversion. Il ne s'offrit pas, ne s'abandonna point, donna l'impression qu'il n'était pas un homme à tout faire, mais un caractère loyal, sur lequel on pouvait compter ; les évolutions politiques ne sont durables que lorsqu'elles sont raisonnables et raisonnées ; celle d'Horace fut l'un et l'autre ; comme par hasard l’intérêt, se trouva du même côté que la raison.
C'est également pendant cette période qu'il s'est fixé une règle de conduite et constitué une conscience morale. Quand on ne le connaît que par les Odes, il semble étrange de parler de moralité, à propos de ce viveur aimable, uniquement désireux de boire frais avec ses amis, de se reposer au bord d'un clair ruisseau, de goûter les plaisirs de l'amour réduit à un agréable passe-temps, de mener une existence insouciante et facile. Même en tenant compte de ce qu'il y a dans cette poésie anacréontique de convenu et de factice, il faut convenir qu'Horace n'a jamais été un héros de vertu ; l'austérité n'est point son fait. Il n'en a pas moins été préoccupé d'atteindre un niveau et de s'y maintenir. La sagesse a consisté pour lui à ne pas suivre aveuglément ses penchants, à réfléchir aux questions morales, à les discuter et à appliquer les conclusions ; nous le voyons dans les Satires faire son examen de conscience, chercher à extirper ses défauts, tirer un enseignement du spectacle des choses humaines ; à ce point de vue ses Épîtres morales ont leurs racines dans les Satires et les rejoignent. C'est son père qui lui avait enseigné à considérer les autres pour tirer de leurs actes des vues d'amélioration; il a continué à les étudier pour déterminer ce qu'il convenait d'imiter ou de fuir, en ajoutant à ces leçons vivantes celles des livres et les conseils des amis (Sat. I, 4, 120 et suiv.) Il a beaucoup médité sur le bien et le mal et s'est proposé un idéal; cet idéal n'était que celui de l'honnêteté courante; mais c'est pendant le laps de temps que nous envisageons qu'il a disposé en lui par un effort voulu les assises de cette honnêteté.
C'est aussi durant cet espace de temps que se sont élaborés les principes communs aux écrivains qui représentent pour la postérité l'âge d'or de la littérature latine, le siècle d'Auguste. Ceux-ci commencent à se grouper après Philippes, avec le sentiment très vif que, tout en cultivant des genres différents, ils travaillent dans le même sens, avec l'ambition d'inaugurer une nouvelle manière d'écrire très différente de celle des générations antérieures. Il se crée une école, dont Horace devait plus tard dans l'Art poétique codifier les théories ; mais il n'a pas été seulement le critique qui, l'œuvre achevée, en a résumé la formule. Il fut dès le début l'artisan très actif de ce mouvement, il s'est lié avec les écrivains qui donnaient le branle initial, il s'est marqué parmi eux sa place et, sur le terrain qu'il avait choisi, il a réalisé le progrès pris pour but, proclamé les règles par l'observance desquelles tous entendaient se distinguer de leurs prédécesseurs, déblayé la voie en montrant l'inanité des admirations attardées. Peut-être le siècle d'Auguste aurait-il moins d'unité, une couleur moins nettement caractérisée, si Horace n'eut été présent à l'origine, s'il n'avait avec une décision lucide montré la direction aux ouvriers de la première heure, énoncé clairement la doctrine et donné des modèles. Il était isolé, quand il a commencé à faire des vers ; il faisait partie d'un groupe compact, animé d'un même esprit, lorsqu'il composa ses dernières Satires ; il était alors mûr pour les Odes et pour les Épîtres et la génération dont il faisait partie était mûre pour les chefs-d'œuvre.
A quelque point de vue qu'on se place, matériel, politique, moral, littéraire, on constate que la période qui va de 41 à 30 av. J.C. est dans l'existence d'Horace d'une importance capitale ; elle est mouvementée, féconde, pleine d'événements, d'efforts, de résultats. Pour nous renseigner sur tout cela, nous avons les confidences qu'il a semées à pleines mains dans ses vers; mais ce ne sont pas les confidences d'un simple et d'un naïf, qu'il suffit de mettre bout à bout pour avoir un tableau fidèle de la réalité et lire au fond d'une âme qui se livre. Ces confidences, il s'agit de les bien comprendre, de les interpréter, de deviner à quoi elles se rapportent et ce qui les a fait éclore. Il ne semble pas qu'Horace ait jamais menti ; il était trop fin pour ne pas sentir que le mensonge se dénonce lui-même, se découvre et laisse mauvaise impression. Mais il était fort avisé ; il ne nous révèle que ce qu'il veut bien nous apprendre, ne dit que ce qui est utile et dans des termes qui tournent les choses à son honneur, omet ce qui pourrait être mal pris, glisse ou tait au besoin. Tout en ayant l'air de se confesser avec candeur, il calcule et réfléchit; ce ne sont pas des secrets qui lui échappent malgré lui par ingénuité, par besoin de parler ; il se fait connaître, mais tel qu'il veut être connu et sa bonhomie ne doit pas toujours nous faire illusion. D'un esprit très vif et très primesautier, il aperçoit les choses sous l'angle et dans la lumière du présent; ses impressions les plus sincères sont momentanées et sujettes à variations. Enfin c'est un humoriste, qui cherche le piquant, l'amusant, compte sur la sagacité du lecteur et dont la parole n'est point parole d'évangile. Il ne s'agit pas de le prendre à la lettre, avec une bonne foi un peu lourde, mais de l'entendre à demi-mot, de deviner, de compléter, de comparer la réalité avec les apparences qu'il lui donne, de confronter des assertions diverses. Avec un tempérament si subtil et si mobile quelques précautions sont nécessaires ; il faut juger en critique averti, qui ne se laisse pas ensorceler par un charmeur.
Il revint en Italie après les batailles de Philippes, qui sont de novembre 42 avant J.C., sans doute à la fin de l'année ou tout au début de la suivante, impetrata uenia, dit Suétone ; il avait donc demandé sa grâce ; il est muet là-dessus, ainsi que sur les interventions qui ont pu la lui procurer. Il était à la fin d'un rêve et dans une situation singulièrement amoindrie. A Athènes, il avait vécu soit des subsides de son père, soit des revenus de la propriété de Venouse, si son père était mort. De la date de cette mort il ne parle point, pas plus qu'il ne nous dit si c'est son père qui l'a envoyé à Athènes ou s'il y est allé, une fois son père disparu, de sa propre initiative. La première hypothèse est la plus vraisemblable, puisque son père à Rome même et pendant ses jeunes aunées, envisageait pour lui une éducation philosophique complète (Sat. I 4, 115 et suiv.: sapiens uitatu quodque petitu Sit melius causas reddet tibi). Dans l'entourage de Brutus, il dut être largement pourvu, les gouverneurs de province se montrant généreux envers la cohors praetoria ; la province payait. Revenu à Rome, sa propriété étant confisquée, il se trouva aux prises avec les difficultés de l'existence (Epist. II, 2, 50 et suiv.) ; il avait sans doute quelques économies et, nous dit Suétone, il acheta une charge de scribe, scriptum quaestorium comparauit. Sous l'impression des Odes on se le représente comme un homme assez mou, voué par nature au farniente et qui eût été bien incapable de subvenir par lui-même à ses besoins ; tel il n'était pas à vingt-deux ans ; atteint par un revers de fortune imprévu, il n'implora personne, résolut de se tirer d'affaire par ses propres moyens et le fit avec une décision, une énergie, qui sont d'autant plus à son honneur, qu'il ne s'en est jamais vanté.
L'épreuve fut du reste courte. Virgile était venu à Rome dans l'été de l'an 39 pour défendre son bien menacé par les distributions de terres aux vétérans. Dépouillé, malgré les promesses d'Octave, il y revint, sans doute vers la fin de 39, et c'est à cette date qu’il recommanda Horace à Mécène. Nous connaissons tous les détails de l'affaire (Sat. I, 6, 54 et suiv.) Virgile parla le premier en sa faveur ; Varius vint à la rescousse ; Mécène accorda une audience, dans laquelle Horace lui fit savoir non sans embarras et avec quelque timidité ce qu'il était; Mécène ne répondit que quelques mots et c'est seulement après huit mois révolus, soit dans la seconde moitié de l'an 38 qu'il accueillit Horace au nombre de ses amis.
Ce que nous voudrions savoir et ce qu'il n'est peut-être pas impossible de démêler, malgré le silence de l'intéressé sur ce point, c'est le pourquoi de la recommandation de Virgile. Comment avait-il connu Horace et pour quelles raisons s'intéressa-t-il à lui ? La réponse est simple : Horace avait lu les Bucoliques ; avant d'entrer en relations personnelles avec Virgile, il avait en avec lui des rapports littéraires et, quand Virgile vint à Rome, il trouva dans le jeune poète un admirateur convaincu; celui-ci étant dans une situation embarrassée, fort analogue à la sienne, il songea à le faire profiter de ses relations avec Mécène, ou par une initiative généreuse, ou sur la demande d'Horace, ce que nous ignorons, Horace ne nous ayant fourni là-dessus aucun renseignement.
On peut prouver l'existence, antérieurement à la démarche en question, de relations littéraires entre les deux poètes. Virgile, dans la 3ème Églogue composée en 42/41, attaque en passant (v.90 et suiv.) deux adversaires détestés :
Qui Bauium non odit, amet tua carmina, Maeui,
Atque idem iungat uulpes et mulgeat, hircos.
Horace injurie cruellement Maevius dans le propempticon haineux de l'Épode 10, qui n'est pas datée. Deux écrivains, qui ont les mêmes ennemis, sont bien près d'être amis. Au premier abord on pourrait supposer que Maevius avait provoqué Horace et que celui-ci répondit, sans se préoccuper des affaires de Virgile. En approfondissant on voit qu'il n'en est pas ainsi. Le premier vers de Virgile constate simplement avec une pointe d'ironie qu'un amateur de la poésie de Bavius doit l'être aussi de celle de Maevius et dans le second il ajoute pour éclaircir sa pensée qu'admirer l'un et l'autre n'est pas moins impossible que d'atteler des renards et de traire des boucs.
C'est là un de ces ἀδὐνατα proverbiaux dont fourmillaient la langue grecque et la langue latine. Pourquoi Virgile a-t-il choisi celui-là plutôt qu'un autre ? Sans doute avec l'intention de faire penser à propos de ses adversaires à des renards et à des boucs. Or il y a dans l'Épode d'Horace deux passages qui étonnent : pourquoi appelle-t-il Maevius (v.2) olentem Maeuium, particularité qui ne suffit pas à justifier la cruauté de ses souhaits ? Pourquoi, Si Maevius périt dans un naufrage, promet-il d'immoler aux Tempêtes une agnelle et un bouc, caper et agna ? L'agnelle correspondait aux usages, mais non le bouc. Horace ne l'a sans doute introduit que sous l'inspiration du mot de Virgile hircos, qui lui a suggéré également l'épithète olentem. Si cette remarque est juste, il en résulte d'abord qu’Horace était familier avec les Bucoliques et qu'il avait été conquis par le mérite de leur auteur ; ensuite que, dans la circonstance présente, il ne vengeait pas une injure personnelle, mais épousait la querelle de Virgile et la faisait sienne ; celui-ci en le recommandant à Mécène n'aurait fait, en somme, que rendre service à un de ceux qui, les premiers, avaient reconnu son talent, à un allié bénévole qui lui avait montré sa sympathie. Les choses apparaissent ainsi sous un jour assez nouveau ; l'intervention de Virgile en faveur d’Horace n'aurait pas été absolument gratuite ; il lui avait quelque obligation.
L'Épode 6 est d'une inspiration analogue à celle de l'Épode 10. Horace y interpelle violemment un insulteur anonyme, qui s'acharne sur des victimes inoffensives, et le provoque en l'assurant qu'il saura lui rendre coup pour coup. L'anonyme n'est probablement pas Maevius, car pourquoi Horace ne l'aurait-il pas nommé cette fois, comme il l'a fait une autre ? Mais on peut croire qu'il s'agit d'un autre adversaire de Virgile. Si l'attaque a eu lieu pendant le séjour de celui-ci à Rome, le mot hospes s'expliquerait bien. Le lâche insulteur s'attaque à un étranger à un hôte sans défense ; il se garde de braver qui a bec et ongles. Horace prendrait ainsi Virgile sous sa protection, en détournant sur lui-même une hostilité dont il n’a cure. La pièce a-t-elle été écrite avant ou après la recommandation ? Nous l'ignorons. Il se peut qu'en se constituant le garde-corps de Virgile Horace eût devancé ses bons offices, il se peut qu'il lui en ait témoigné sa reconnaissance.
Nous avons d'autres indices moins sûrs de rapports littéraires entre Virgile et Horace. Il est fâcheux que l'Épode 2 ne soit pas datée et qu'on ne sache si elle fut écrite sous l'influence des Bucoliques ou des Géorgiques. On a pensé que l'Épode 16 avait été composée dans la première moitié de l’an 40 au moment des convulsions sanglantes de la guerre de Pérouse, dont les désastres auraient arraché à Horace une aspiration désespérée vers le retour de l’âge d'or. Virgile à la fin de cette année, après la paix de Brindes, a justement célébré l'aurore d'un nouvel âge d'or. Kiessling a supposé que Virgile dans la 4ème Eglogue avait imité deux vers d’Horace (Horace, v.33 : Credula nec rauos timeant armenta leones; v.49 : Illic iniussae ueniunt ad mulctra capellae Refertque tenta grex amicus ubera. Virgile, v. 21 : Ipsae lacte domum referent distenta capellae Vbera nec magnos metuent armenta leones. Il est possible que Virgile ait songé à Horace ; mais ce sont là des images fondamentales de toute description de l'âge d'or.) Cela n'est nullement certain; mais il reste acquis qu'avant l'an 39 les deux poètes n'étaient pas étrangers l'un à l'autre et qu'Horace avait nettement pris position parmi les admirateurs de Virgile contre ses détracteurs.
Un autre point reste à éclaircir. Pourquoi Mècène n' a-t-il admis Horace dans le cercle de ses amis que dans le neuvième mois qui a suivi la présentation, intervalle qui a paru considérable au poète, puisqu'il en a noté exactement la durée ? Pourquoi cette hésitation si prolongée ? Il a sûrement tenu à prendre des renseignements sérieux et à se documenter sur celui qu'on lui présentait comme digne de sa faveur. Horace ne s'est pas expliqué à ce sujet avec une entière netteté ; à l'en croire, Mécène aurait voulu s'assurer qu'il n'avait pas affaire à un intrigant, mais à un galant homme, d'une parfaite moralité (Sat. I, 6, 51 et suiv. : praesertim cautum dignos adsumere, praua Ambitione procu ; j’entends cette locution prépositionnelle dans le sens de : non praue ambitiosos. Cf. v.64: placui tibi… uita et pectore puro.) ; fallait-il si longtemps pour obtenir là-dessus des informations probantes ? D'autre part, plus de sept ans après, Horace nous représente ses premiers rapports avec Mécène, presque comme ceux d'une camaraderie sans importance ; Mécène n'aurait vu en lui qu'un agréable compagnon à emmener en voyage, un causeur avec qui l'on échange les premiers propos venus (Sat. II, 6, 40 et suiv.). S'il en était ainsi, à quoi bon des précautions si minutieuses et tant de tergiversations ? Il y a là un point obscur, une petite énigme dont Horace n'a pas voulu nous donner le mot.
En réalité l’enquête de Mécène a dû porter sur deux questions délicates, le passé politique et le passé littéraire d'Horace, lesquels étaient assez compromettants et justifiaient une certaine méfiance.
Horace avait pour lui deux garants franchement césariens, Virgile et Varius ; mais il avait, lui, combattu à Philippes. Sans doute — et c'était là un premier mérite — après la défaite de son parti il ne s'était pas entêté ; il avait sollicité et obtenu son pardon. Il était dans la politique d'Octave d'accueillir les adversaires inconsistants, qui avaient péché par légèreté et étaient revenus a une conception plus saine des choses. Encore fallait-il qu'ils donnassent des gages. La Satire I, 7 qui, comme je le montrerai plus loin, était du temps de la guerre contre Brutus, se terminait par une allusion déplaisante au meurtre de César. Depuis, dans la première moitié de l'an 40, Horace avait maudit les guerres civiles, qui menaçaient de mener Rome à sa perte et composé l'Épode 16 ; c'était là en sa faveur un bon point ; mais il n'avait point paru deviner qu'Octave était le pacificateur désigné et par une fantaisie singulière il avait proclamé que le seul espoir de salut pour ses concitoyens était l'abandon de l'Italie et la fuite aux îles Fortunées ; c'était une bévue. Enfin dans l'Épode 7 toute récente, puisqu'on la considère comme inspirée par la rupture de l'accord de Misène en 39 avant J.C., il s'élevait encore contre les guerres civiles, où les Romains s'épuisaient au lieu de combattre les ennemis extérieurs ; il n'y prend parti pour aucun des deux adversaires – ce qui est remarquable – ; pourtant, Octave se considérant comme le chef du parti national et regardant naturellement Sextus Pompée comme le trouble-fête, en condamnant cette nouvelle explosion des discordes fratricides on se mettait plutôt de son bord. En somme, au point de vue politique, Mécène ne trouvait à mettre à l'actif d'Horace que sa soumission après Philippes et, depuis, son horreur manifeste des guerres civiles; ce n'était pas énorme.
Au point de vue littéraire Horace était l'auteur de la Sat. I, 2, qui venait de causer à Rome dans la société un scandale retentissant. Si, après sa déconvenue, il s'était tourné contre ses anciens compagnons d'armes et avait exercé sa verve mordante à leurs dépens, Octave et Mécène auraient vu sans doute en lui un précieux auxiliaire, qu'il était habile d'accueillir favorablement ; mais il n'en était rien ; ses attaques n'avaient point de caractère politique et allaient troubler des gens paisibles dans leurs vices enracinés. On pouvait se demander si l'on n'avait pas affaire, à un furieux, à un brutal, incapable de retenue et de ménagements, qui frappait à tort et à travers et dont les incartades pouvaient être incommodes à ses protecteurs et compromettantes. Il est toujours délicat de lier partie avec un forcené.
D'où venait à Horace cette rage d'invectives ? C'est la question que Mécène dut se poser avec inquiétude et qu'il est bon d'examiner de près. Et d'abord, pourquoi Horace faisait-il des vers ? Comme tous les poètes à qui on adresse cette interrogation et qui s'en étonnent, il a répondu que c'était un effet de son tempérament. Le besoin de versifier lui est si naturel, que, s'il ne le satisfait point, il en perd le sommeil — nequeo dormire — dit-il (Sat. II, 1, vers 7) ; il n'y a pas lieu d'en chercher plus long et de se refuser à prendre cette réponse dans toute sa simplicité. Beaucoup plus tard, probablement en l'an 18 avant J.C., à une époque où on ne lui interdisait plus de faire des vers, mais où on lui en demandait, où sa démangeaison d'écrire était passée, il reprend le même mot, mais pour faire une réponse opposée : Je serais fou, Ni melius dormire putem, quam scribere uersus (Epist. II, 2, 54). Mais il faut presser davantage les choses ; ce qui importe en effet, c'est de savoir pourquoi il a débuté par la poésie agressive et choisi pour exercer ses facultés naissantes l’ïambe et la satire. Les deux genres sont littérairement assez différents – d'une part l'invective pure et simple, de l'autre la discussion morale ne recourant aux noms propres que comme à des exemples – pour qu'on soit tenté de désirer pour chacun une justification distincte ; En pratique, si l'on compare les attaques personnelles des ïambes et des satires, on arrive à un résultat qui surprend. Dans les ïambes elles sont, comme il faut s'y attendre, particulièrement violentes et déchaînées;. mais parmi les victimes stigmatisées deux seulement sont désignées par leur nom : Maevius, le mauvais poète ennemi de Virgile, que l'auteur tenait par confraternité littéraire à mettre au pilori, Canidie la sorcière, qui faisait horreur à tous les gens bien élevés et éclairés ; l’usurier Alfius est simplement raillé sans méchanceté ; à côté nous rencontrons un diffamateur, qui persécute des adversaires inoffensifs mais se dérobe devant ceux qui lui rendraient coup pour coup, un ancien esclave, qui a réussi à devenir tribun militaire dans l'armée qui va combattre Sextus Pompée, des vieilles femmes prétentieuses et libidineuses, dont le poète repousse les ardeurs intempestives ; toute cette canaille est fustigée vigoureusement, mais personne n'est nommé (Il y a là un parti nettement voulu qu’Horace a signalé lui-même, en disant – Epist. I, 19, v.23 et suiv. – qu’il avait imité la fougue et la versification d’Archiloque, mais non les réalités et les mots qui avaient poussé Lycambès à se pendre. On est toujours libre de ne pas se reconnaître dans un anonyme.). Au contraire dans la deuxième satire du premier livre, les noms propres abondent et les débauchés, auxquels l'auteur fait honte de leur conduite, sont signalés directement à la vindicte publique ; mais l'attaque est moins développée, moins furieuse et ne sévit qu'en passant, comme pour illustrer une théorie morale. Ainsi Horace en cultivant l'invective en a modifié l'aspect suivant qu'il l'introduisait dans les ïambes ou dans les satires ; dans le premier cas elle est furieuse, mais reste prudemment anonyme, dans le second elle touche les individus, mais plus discrètement.
Quoi qu'il en soit, et de quelque façon qu'Horace ait distribué l'invective entre les ïambes et les satires, ses contemporains se demandèrent avec une curiosité peu sympathique ce qui pouvait le pousser à s'engager dans une voie si malhonnête. La preuve que la question fut posée, c'est qu'il y répond ; mais, avec sa désinvolture naturelle, il a fait suivant le moment des réponses assez divergentes pour que l'incertitude ne se trouve pas clairement dissipée. Lorsqu'il se laisse énumérer plaisamment ses défauts par Damasippe (Sat. II, 3, 321 et suiv.), celui-ci lui signale comme le plus saillant, si l'on en juge par la force des termes employés, horrendam rabiem; mais qu'entend au juste par là Damasippe ? Le reproche venant immédiatement après celui de la manie poétique – poemata – on est tenté de mettre les deux choses en rapport ; il s'agirait de cette rage qui a inspiré les ïambes et les satires et cela voudrait dire que l'invective est chez lui affaire de tempérament ; mais le défaut suivant est un défaut de caractère, la vanité et le désir de paraître ; si le précédent rentre dans la même catégorie, il désignerait simplement le défaut de caractère, qu'il s'est attribué ailleurs en disant qu'il était irascible ; Horace est si fuyant, volontairement sans doute, qu'avec lui on n'est jamais sûr. La première interprétation paraît favorisée par le fait que l'inspiration d'Archiloque est désignée ailleurs justement par le mot rabies (A.P., v.79 : Archilochum proprio rabies armauit iambo), que le mot revient lorsqu'il s'agit d'expliquer comment la licence Fescennine, aimable à l'origine, a dégénéré en invectives insupportables (Epist. II, 1, 149 : in rabiem coepit uerti iocus.) et que partout où Horace l'emploie il a un sens si fort qu'il paraît difficile de croire qu'il se le soit appliqué comme marque de caractère, même en tenant compte de l'emportement et des exagérations de Damasippe.
Il est donc possible qu'Horace ait voulu dire que l'invective était chez lui un effet de nature et comme une génération spontanée ; mais l'explication ne paraît pas concorder exactement avec la réalité des faits. La première pièce qu'il ait composée, la Sat. I, 7 (Je ne doute pas que cette pièce n’ait été écrite en Asie, quelques jours après l’aventure qui en fait le sujet. Du fait que l’anecdote court les boutiques des pharmaciens et des barbiers, il ne résulte pas qu’il s’agisse de Rome : c’était également le rendez-vous des badauds dans les villes grecques. D’autre part la chose a pu défrayer sur le moment et dans le pays la conversation des oisifs ; elle est trop peu importante pour qu’on suppose que deux ans après tout le monde s’en entretenait à Rome.), n’est pas sur ce ton monté et n'a point de venin; elle est simplement amusante et spirituelle. Tout le sel n'en est pas, comme on le croit d’habitude, dans le mot de la fin. Elle met en présence devant le tribunal de Brutus deux plaideurs irréconciliables : l'un Romain de naissance, P. Rupilius Rex, l’autre demi-Grec, Persius. Le demi-Grec Persius s'exprime avec l'éloquence fleurie et flatteuse de son pays ; il appelle Brutus le soleil de l'Asie et ses assesseurs des étoiles bienfaisantes, tandis que Rupilius n'est que l'astre du Chien funeste à l'agriculture. Tout en trouvant cela ridicule, l'assistance s'en amuse, d'autant que Rupilius, grossier et mal appris, ne trouve à répondre que des injures, celles qu'échangeaient les vignerons italiens avec les passants au moment des vendanges. Horace oppose avec agrément à la rudesse Prénestine l'aisance et la verve grecques (Sat. I, 7, 28 : salso multoquefluenti.), qui ont fait rire l'auditoire. La pièce est de plaisanterie légère et sans âpreté.
Ce n'est qu'une fois revenu en Italie qu'Horace a laissé déborder sa bile injurieuse ; paupertas impulit audax, dit-il (Epist. II, 2, 51 et suiv.) Vt uersus facerem; naturellement uersus signifie ici des vers satiriques (Cf. Sat. I, 4, 33 : Omnes himetuunt uersus); l'explication veut être examinée de près; on comprendrait qu'Horace parlât de son audace, s'il s'en était pris aux vainqueurs de Philippes et qu'il eût cherché, à se payer sur eux par des sarcasmes de sa mésaventure ; mais ce n'est pas le cas. Il est bien probable que, n'ayant rien à perdre et se sentant de méchante humeur, il trouva plaisant de lancer des traits acérés contre une société dans laquelle il se voyait isolé ; léger d'argent et d'espoir, il ne craignait point les représailles ; il n'était pas une cible contre laquelle on pût s'exercer ; il n'était personne et ne prévoyait aucune conséquence fâcheuse. Il ne tarda pas à comprendre que la satire n'était pas un jeu de tout repos; au moment où une aide inattendue lui faisait entrevoir l'occasion de sortir de la médiocrité, elle se dressa contre lui comme une objection, effarouchant les sympathies et commandant la réserve. Elle, faillit compromettre son avenir; il s'était mis en fâcheuse posture.
Il s'aperçut alors de son imprévoyance et plus tard lorsqu'il revenait par la pensée sur ses années de jeunesse, il emprunta le mot de Virgile en constatant sa hardiesse (Georg. IV, 565 et suiv. : audaxque iuuenta, Tityre, te patulae cecini sub tegmine fagi). En l'empruntant il lui donna un sens un peu différent : Virgile avait été réellement audacieux, avec conscience et, réflexion, lorsque dans un mouvement indigné il se plaignait des violences des soldats des triumvirs, chassant de leurs maisons et de leurs terres les paysans de la Cisalpine; Horace ne fut qu'imprudent en prenant des airs batailleurs, qui pouvaient le faire passer pour une mauvaise tête.
Ailleurs il a essayé de donner à la chose une tournure plus noble : il n'aurait composé des ïambes que pour introduire à Rome un genre grec qui manquait (Epist. I, 19, 23 et suiv. : Parios ego primus iambos Ostendi Latio.) il n'est plus question de tempérament irascible; loin de là puisqu'il a singulièrement adouci la verdeur d'Archiloque; c'était une simple tentative littéraire. On sait que l'ambition des poètes romains, qui voulaient passer pour originaux et ouvrir une voie, était d'acclimater une forme nouvelle de la poésie hellénique. Il n'a pas pu en dire autant de la satire, puisqu'il avait pour prédécesseur Lucilius ; il a pourtant cherché un biais analogue, en déclarant qu'au moment où tous les anciens genres étaient renouvelés par la jeune génération, il avait adopté la satire, qui se trouvait vacante (Sat. I, 10, 46 et suiv.), pour en devenir le représentant autorisé. Ainsi, en écrivant des ïambes et des satires, il aurait simplement fait œuvre d'auteur.
Naturellement ce sont là des justifications postérieures. Qu’Horace se soit aperçu en l'an 38 que l'émoi causé par la Sat. I, 2 allait être pour lui une pierre d'achoppement, que son attitude agressive dans une situation précaire n’était pas faite pour l’aider à en sortir, que les hésitations de Mécène aient été causées surtout par la crainte d’admettre auprès de lui un homme grincheux, difficile et mal plaisant, c'est ce que démontrent jusqu’à l’évidence les Sat. I, 3 et 4. La Sat. 3 se date sûrement des tout premiers temps de l'amitié avec Mécène ; la Sat. 4 est de date très voisine ; elles sont inspirées par les mêmes préoccupations et tellement proches de contenu que l'une peut passer pour l'envers de l'autre. Or il y a dans la Sat. 4 qui a pour but de justifier la Sat. I, 2, des choses singulières. Horace nous montre ses ennemis s’acharnant à répandre sur sa personne des bruits destinés à le rendre antipathique : « Il a du foin à la corne ; pourvu qu’il arrive à faire, rire à gorge déployée (Sat. I, 4, 34 et suiv. ; c’est ainsi que j’entends : dummodo risum Excutiat sibi, dont je vois la répétition exacte dans le v. 82 et suiv. : solutos Qui captat risus hominum.) il n'épargnera jamais un ami » . Or ce n'était sûrement pas à ses amis qu'il s’était attaqué dans la Sat. I, 2. Pourquoi donc attribue-t-il tant d'importance à ce travestissement de ses intentions ? Pourquoi se donne-t-il tant de peine à protester qu'on se méprend sur son caractère, qu'il n'est pas un de ces accusateurs publics à juste titre redoutés, que les honnêtes gens n'ont rien à craindre de lui ? Pourquoi repousse-t-il l'accusation de trouver plaisir à être blessant et invoque-t-il le témoignage de ceux qui le connaissent ? Pourquoi cherche-t-il à identifier ses personnalités avec ces plaisanteries piquantes mais non venimeuses qu'on risque après boire ? Pourquoi refuse-t-il de se laisser confondre avec l’homme dangereux qui médit d’un ami absent, ne le défend pas lorsqu'on le charge, provoque le rire sans mesure, se fait une réputation de mauvaise, langue, invente des histoires fausses, trahit les secrets, se répand en insinuations malveillantes, est un jaloux qui emporte le morceau ? Si l'on admet que la Sat. I, 4 a été composée au moment de la présentation à Mécène ou peu après tout s'explique, les inquiétudes, le désarroi du poète, sa chaleur à se disculper. Il tremble que Mécène ne se méprenne sur son caractère, ne le juge d'après les propos tendancieux de ses victimes qui le dépeignent de couleurs noires ; il veut parer le coup et termine en disant que s'il essaie de se corriger de ses défauts, c'est surtout pour être un agréable ami (Sat. I, 4, 135 et suiv. : sic dulcis amicis Occuram). Dans le cas où cette satire serait non pas antérieure, mais postérieure à la troisième, elle n’a pas eu pour but de triompher des hésitations de Mécène, mais de dissiper ses dernières méfiances ; en tout cas, toute une partie est étroitement apparentée avec l'idée dominante de la troisième. Celle-ci traite de l'amitié, non pas froidement, en général, à la manière d'un traité philosophique, mais parce qu'Horace, ravi de la confiance de Mécène, éprouve le besoin de faire une profession de foi, d'affirmer qu'il a du cœur, du dévouement, qu'il ne trahira pas l'affection qu’on lui témoigne, qu'il sera un ami parfait et excellent ; on s'est étonné, que, tandis qu’il parle ailleurs de la franchise qu'on se doit entre amis, il exagère ici l'indulgence, la tendance à pardonner, qu'il recommande une faiblesse qui va jusqu'à l'aveuglement. Car il n'exige pas seulement qu'on mette les qualités des amis en balance avec leurs défauts et qu'on n'hésite point à faire pencher le plateau du bon côté ; il regrette qu'on ne s'abandonne pas aux illusions des amants charmés même des infirmités dégoûtantes de leurs maîtresses. C'est aller un peu loin et l'on protesterait, si la chose était écrite de sang-froid ; mais elle ne l'est pas et toute la pièce n'est qu'une effusion dans laquelle Horace laisse déborder sa reconnaissance, ouvre son âme et s'offre aux douceurs de l'amitié. Il ne pouvait à l'accueil favorable de Mécène faire de réponse plus appropriée, plus pleine d'élan et de promesses. La Sat. I, 3 ainsi rattachée étroitement à l'événement qui l'a inspirée, replacée dans son atmosphère, le sentiment qui en est l'âme une fois défini, il est difficile de ne pas voir dans les vers 29 et suiv. une allusion à Virgile. Virgile n'était pas resté longtemps à Rome, puisque dans la Sat. I, 5 il rejoint Horace à Sinuessa, venant probablement de Campanie. Il était un peu rustique et n'a pas dû s'accommoder des manières des soi-disant beaux esprits de la capitale. Si ce n'est pas à lui que pense Horace, quel est donc ce grand honnête homme (v.33 : at est bonus, ut melior uir Non alius quisquam ; cf. I, 6, 54 et suiv. : optimus… Vergilius.) à qui il rend publiquement hommage ? Quel est donc ce génie prodigieux, qui ne se serait point manifesté par ailleurs et sur lequel nous ne saurions rien ? Si, au contraire, il fait allusion à Virgile, on comprend qu'au moment où il venait d'entrer dans l'intimité précieuse de Mécène, où il se donnait à lui comme un ami tendre, il ait parlé en termes émus, élogieux avec enthousiasme, discrets en même temps, de celui à qui il devait cette faveur inespérée.
Ainsi les Sat. I, 3 et 4 sont palpitantes d'actualité. Elles correspondent à un moment de la vie d'Horace qui fut décisif. Il a dû ressentir des émotions profondes, des espoirs et des inquiétudes en songeant à l'avenir inattendu qui s'ouvrait devant lui. Ces pièces sont vibrantes de ces émotions. Un peu plus tard il a fait un court récit de ses premiers rapports avec Mécène (Sat. I, 6, 54 et suiv.) ; ce récit, tant admiré pour sa simplicité, n'est pas absolument fidèle; il s'est plu à s'y peindre presque comme passif : on l'a présenté à Mécène, à qui, tout troublé, il a dit ce qu'il était et qui ne lui a répondu que quelques mots ; huit mois écoulés, il était admis comme familier. Sans doute il a cru plus convenable de laisser tout le mérite de la chose à Virgile, à Varius, à Mécène lui-même. Il est invraisemblable, qu'il n'ait pas été actif dans sa propre cause, qu'il n'ait pas secondé Virgile et Varius de tout son pouvoir. Il était dans l'âge de l'énergie, de l'ambition, des désirs. Si l'on pouvait démontrer que la Sat. I, 4 est antérieure à la Sat. 3, on dirait à coup sûr qu'elle a été écrite pour détruire les préventions de Mécène; si elle est de quelques mois postérieure, elle était tout au moins destinée à montrer Horace sous un jour favorable.
La réception d'Horace dans le cercle de Mécène n'a pas seulement modifié du tout au tout ses conditions d'existence ; elle a imprimé à sa production poétique une orientation nouvelle. A partir de ce moment et pendant quelques années, il semble n'avoir plus d'yeux que pour Mécène. C'est vers lui que convergent les 6 satires du premier livre qui restent, indépendamment des deux que nous venons d'analyser, et si l'on retranche les Sat. 2 et 7 antérieures au grand événement. Horace éprouve un plaisir visible à faire figurer dans ses vers le nom de son ami ; il lui consacre des pièces entières, qui sont destinées à être lues, appréciées par lui, à lui paraître agréables, à lui inspirer une idée extrêmement favorable du talent et des dons de son nouveau protégé. Et ce n'est point là le seul but d'Horace ; il tient à compléter les indications qu'il a données jusque-là sur sa personne, à se faire clairement connaître jusqu'au fond, de façon qu'il n'y ait entre eux aucun malentendu, à exposer ses sentiments, ses pensées, à montrer son âme à nu, de manière que Mécène sache exactement ce qu'il peut lui demander et ce qu'il serait maladroit d'exiger de lui, parce qu'il ne pourrait le donner et qu'il a sa personnalité dont il ne saurait se dépouiller.
La Sat. 5 est consacrée au voyage à Brindes ; elle en retrace simplement, spirituellement les petites aventures ; Horace l'a écrite avec une aisance, un enjouement qui montrent combien il est heureux d'offrir à son ami ce premier échantillon de son savoir-faire et de le divertir par un journal de route sans prétentions. Dans la Sat. 1 il présente son talent d'écrivain sous une autre face ; il expose un thème moral ; ce thème il ne l'a pas choisi au hasard ; il examine pourquoi les hommes sont mécontents de leur sort, jaloux de celui du voisin et il explique la chose par l'avidité qui leur fait poursuivre la richesse au point d'oublier d'en jouir; pour qui savait lire entre les lignes il y avait là une pointe d'humour, puisque Horace venait justement d'échanger une position précaire contre une plus sûre et plus profitable ; en feignant de ne pas apercevoir l'application possible, il se donnait un air d'ingénuité; en même temps, condamnant l'avarice, il faisait profession de désintéressement et laissait entendre à Mécène qu'il était satisfait de sa situation, exempt de la versatilité et des appétits qu'il réprouvait; il s'engageait à être stable et modéré.
Dans la Sat. 6 il discute une opinion de Mécène, opinion dénuée de préjugés nobiliaires et franchement démocratique, à savoir qu'un homme libre, même sans naissance, pourvu qu'il fût honnête, pouvait prétendre à tous les honneurs. Pour qu'il la discute, il fallait qu’elle eût été exprimée et que ce fût à lui personnellement ; c'est ce qui résulte du fait qu'il la discute à un point de vue strictement personnel. Elle était trop honorable pour lui et trop favorable pour qu'il n'en admît point la justesse ; mais il remarque que dans l'application elle souffre des difficultés. Le peuple — et cela est vrai dans toutes les démocraties — demeure sensible au prestige aristocratique et préfère souvent dans l'élection aux magistratures un noble taré mais porteur d'un grand nom à un honnête homme obscur. Aux ambitieux sortis de ses rangs il n'est sorte d'avanies qu'il ne fasse. Il est jaloux ; Horace s'en est aperçu quand il était tribun militaire. C'est pourquoi il ne regrette point de ne pas être de haute naissance ; il n'envie pas des fonctions qui exposent à toutes les incommodités et à tous les ennuis et préfère vivre à l'abri des misères et du poids de l'ambition (Sat. I, 6, 128 et suiv. : Haec est Vita solutorum misera ambitione grauique). Lorsqu'on lit cette pièce on s'aperçoit qu'Horace ne considère pas au point de vue général le principe libéral de Mécène, mais qu'il s'en fait l'application. Mécène avait dit v. 10 : Multos saepe uiros nullis maioribus ortos Et uixisse probos amplis et honoribus auctos. Dans la première partie de la phrase il se reconnaît ; car il insiste sur le fait qu'il est fils d'affranchi, mais surtout il s'étend longuement sur son honnêteté, dont il fait remonter le mérite à son père, ce qui est une façon d'affirmer qu'elle est bien enracinée en lui et qu'il n'y a pas à craindre qu'elle ne faiblisse. En revanche il se récuse nettement sur le second point. Il faut donc bien croire que Mécène avait tâté Horace, ancien tribun militaire — ce qui ouvrait la porte des honneurs — pour voir s'il n'avait pas encore des ambitions politiques, s'il ne pouvait fournir à un régime en délicatesse avec l'aristocratie un de ces fonctionnaires dévoués dont il avait besoin. Ce fut là, je pense, l'occasion de la sixième satire et c'est ce qui en fait quelque chose de vivant et d'actuel. Horace avertit clairement Mécène que, s'il se rallie au nouveau régime, il est décidé à ne pas y jouer un rôle actif.
La Sat. 8 célèbre la transformation du quartier de l'Esquilin, empoisonné par un cimetière réservé aux morts de bas étage et que Mécène avait rendu salubre et agréable en y constituant une grande propriété et de beaux jardins. Elle est humoristique : un Priape en bois de figuier y raconte comment, épouvanté par des sorcières, il a laissé échapper un bruit inconvenant qui les a mises en fuite, non sans dommage pour lui; puisqu'il a fendu du coup la partie postérieure de son individu, v. 47 : diffissa nate. J'ai dit ailleurs qu'il ne semblait pas qu'il y eût grand sel à prêter à une statue de bois une manifestation si contraire à sa nature, s'il n'y avait pas eu un point de départ fourni par la réalité ; ce point de départ ce dut être une fissure produite par les intempéries dans le bois à un endroit où elle prêtait à rire ; Horace a imaginé l'aventure pour l'expliquer ; c'est là le piquant de la pièce, qui sans cela ne serait que bizarre.
La Sat. 9 est couramment désignée comme la satire du Fâcheux. C’est bien en effet un fâcheux qui s'attache aux pas d'Horace et dont celui-ci décrit les persécutions en une scène amusante de comédie. Ce n'est pourtant là que l'accessoire et le sujet de la pièce est autre ; remarquez que le fâcheux, qui se donne comme un littérateur, commence par débiter des banalités, puis fait l'éloge de sa facilité poétique, de ses talents de société. Ce n'est là qu'une entrée en matière et, s'il ne se laisse point décourager par les impolitesses directes d'Horace, c'est qu'il n'est pas encore arrivé à ses fins. Le véritable intérêt de la conversation ne commence qu'au moment où il démasque ses intentions en demandant formellement à Horace de le présenter à Mécène, en lui offrant de faire alliance entre eux pour se pousser mutuellement et où Horace lui oppose un refus catégorique en lui peignant la société qui entoure Mécène sous des couleurs tout autres que celles qu'il imagine. Le but du poète lorsqu'il écrivait cette satire paraît avoir été double d'abord il assurait Mécène qu'il ne profiterait pas de sa faveur pour essayer de lui imposer des commensaux intrigants; c'était lui dire que son commerce ne serait jamais pour lui une source d'incommodités et d'ennuis ; ensuite il faisait voir au public romain, jaloux et malveillant, sous un jour favorable le groupement qui gravitait autour de Mécène ; ce n'était pas une sorte de camarilla formée d'ambitieux avides de se pousser et menaçant par suite les intérêts d'autrui, mais une réunion de bons camarades sans arrière-pensée de carrière ; ainsi il dissipait les préjugés, se mettait à l'abri de la jalousie, qu'il avait déjà essayé de prévenir dans la Sat. 4, et servait la popularité de son protecteur. La peinture était-elle absolument conforme à la réalité ? C'est ce que nous ignorons, n'ayant là-dessus que les informations tendancieuses du poète.
La personnalité de Mécène n'emplit pas le second livre des satires, comme elle emplit le premier ; et cela se conçoit. Dans le premier, Horace est encore tout ému, tout frémissant de l'aubaine qui lui échoit. Plus tard, les choses ont pris un cours plus calme. Pourtant sur les 8 pièces du deuxième livre, il y en a deux où Mécène est directement intéressé. La Sat. 6 est un remerciement pour l'octroi de la propriété de la Sabine, remerciement particulièrement adroit, puisque au lieu de se répandre en formules de gratitude l'obligé se borne à constater que le cadeau correspond à ses aspirations les plus profondes ; dire au donateur qu'il a justement comblé vos désirs, c'est le louer non pas de sa générosité, qui peut-être ne lui a pas coûté beaucoup, mais de sa perspicacité, ce à quoi il est infiniment plus sensible. A lire la pièce un peu superficiellement il semble qu'Horace n'ait rien demandé, ce qui augmenterait encore la clairvoyance du bienfaiteur ; on sait du reste qu'Horace s'est toujours défendu d'être un quémandeur, ce en quoi il soignait sa bonne réputation et songeait à faire figure. Examinons cependant le célèbre passage, v. 1 et suiv., Hoc erat in uotis... Di melius fecere. Il expose l'objet de ses uota ; or les uota ce sont les prières qu'on adresse aux dieux, en prenant envers eux certains engagements, si elles sont exaucées. Les dieux ici représentent Mécène (Horace a songé au vers de Virgile, Ecl. I, 6 : deus nobis haec otia fecit. Plus naïf et moins raffiné, Virgile convient franchement qu’il avait sollicité, v.44 : Hic mihi responsum primus dedit ille petenti). Horace semble donc bien, pour le lecteur averti, avoir éclairé Mécène sur ses désirs, comme une femme avisée sait, aux approches du premier de l'an, laisser deviner à son époux le cadeau qui lui fera le plus de plaisir. Il n'avait évidemment rien promis en échange et le mot uota ne doit pas être pris absolument à la lettre. Pourtant ce n'est pas par hasard que plus loin il montre les curieux s’empressant autour de lui pour lui arracher des secrets politiques et affirme qu'il est impénétrable ; ici encore il se donne à Mécène comme un ami sûr, qui ne lui causera jamais de désagrément. Il ne paraît pas s'être douté que dans ces précautions on pouvait voir un certain égoïsme, l'intention arrêtée de ne pas faire participer autrui à la faveur dont il était l’objet et la mise en pratique de cette charité qui commence et finit par soi-même.
La Sat. 8 est le récit humoristique, non pas d'un festin ridicule, mais au contraire d'un repas extrêmement soigné, étudié, somptueux, donné en l'honneur de Mécène par un amphitryon empressé, qui a voulu lui faire apprécier sa cuisine et lui témoigner par le soin apporté à toutes choses en quelle estime il le tenait. La preuve de sa sollicitude inquiète, c'est que, lorsque les parasites veulent commencer trop tôt la potatio, il est désespéré, parce qu'il craint que le vin ne suscite de libres quolibets peu compatibles avec la belle ordonnance de la cérémonie et le respect dû à un hôte considérable et qu'il sait que les buveurs n'ont plus la finesse du palais nécessaire pour apprécier le mérite des plats. Quand un accident qu'il ne pouvait prévoir vient tout compromettre, il est navré, mais ne perd point la tête et répare le dommage avec une décision magistrale ; ce n'est pas sa faute si, pendant qu'il est absent, les domestiques ne répondent pas aux exigences de parasites assoiffés et inconvenants. L'unique travers de Nasidienus, celui qui gâte tout, c'est l'insistance mal élevée avec laquelle il attire l'attention sur la rareté des mets et la perfection de la cuisine; c'est là ce qui dégoûte tout le monde.
Si Mécène est moins uniformément présent dans ce deuxième livre que dans le premier, on y sent pourtant son influence latente par une transformation capitale, l'adoucissement de la Satire. Cet adoucissement se manifeste de différentes manières. Les attaques directes sont moins nombreuses ; peut-être — et c'est un point que je ne puis développer ici — les victimes n'appartiennent-elles pas à la même catégorie. Trois pièces sont consacrées au luxe de la table ; c'est là un travers plutôt qu'un vice et les sarcasmes sur ce point n'ont pas la même portée que ceux dirigés contre la débauche. Nasidienus, du reste, est simplement moqué et quant à Catius il n'est l'objet que d'une ironie assez bénigne, puisque Horace feint de se convertir à ses doctrines. Dans quatre satires Horace cède la parole à d'autres : Ofellus, Damasippe, Davus, Tirésias. C'est une nouveauté littéraire, dont le but est évident et qui donne à l'exposition plus de vivacité en substituant au discours direct des scènes de comédie; mais en même temps cela diminue la responsabilité de l'auteur. Ses personnages parlent conformément à leur caractère et on ne saurait lui imputer tout ce qu'ils disent ; il tire habilement ainsi son épingle du jeu et disparaît derrière eux. Deux fois d'ailleurs il feint d'être lui-même la victime de leur verve malséante et, mettant le prédicateur à la porte, refuse de le prendre au sérieux ; par suite, ses compagnons d'infortune n'ont guère le droit de se plaindre et il paraît les venger de ce qu'ils ont subi. Cette disparition graduelle de l'âpreté satirique ne saurait guère provenir de ce qu'Horace se calme avec l'âge ; en l'an 30 il n'avait encore que trente-trois ans; ce n'est pas encore le moment où l'on s'amollit; elle tient surtout à sa situation qui lui impose des ménagements. Mécène avait été primitivement inquiet de la virulence de l'invective d'Horace. Entré dans son intimité il fallait bien que celui-ci mît une sourdine à ses attaques ; il se garde bien de nous dire qu'il a sacrifié quelque chose de son indépendance et il ne renonce pas à la satire ; mais il évolue discrètement en la rendant plus anodine.
Et ceci nous amène à étudier de près les apologies qu'il a tentées de son genre. Le fait qu'il s'y est repris à trois fois prouve combien celui-ci était suspect et difficile à faire accepter non seulement du public, mais aussi, par conséquence, de ses protecteurs. Nous avons vu comment dans la Sat. I, 4 il s'était disculpé du reproche assez inattendu pour nous de diffamer ses amis. Il proclame en outre que la satire est un genre normal, autorisé par l'exemple de la comédie grecque ancienne et de Lucilius et que par suite on a le droit de cultiver. Il ajoute qu'il ne s'attaque qu'aux coquins, que la morale condamne ; les honnêtes gens n'ont rien à redouter de lui ; ceci est assez adroit et tend à les mettre de son côté. Que pouvaient dire à cela Mécène et Octave ? Octave devait plus tard essayer de raffermir la moralité romaine chancelante ; Horace à cet égard était une manière de précurseur. D'autres arguments sont de moindre valeur. Lorsqu'il dit que ses œuvres ne sont pas chez les libraires et qu'il ne les lit qu’à ses amis et sur leur prière, ce n'est là qu'une défaite ; elles couraient de main en main, ce qui suffisait au scandale. Quand il compare ses invectives à ces plaisanteries qu'on se permet après boire (v. 86 et suiv.), quand il s'excuse en prétendant qu'il s'est borné à rire de ce que Rufillus sentait trop bon et Gargonius trop mauvais, il dénature des accusations embarrassantes ; l'invective n'est pas la plaisanterie et il y avait dans la Sat. 2 des personnages autrement touchés que Rufillus et Gargonius. Que son père ait formé sa jeunesse par une sorte de morale en action, cela ne prouve rien; autre chose est un enseignement auriculaire, autre chose la satire publique. Il se peut qu'il se perfectionne par l'exemple des vices d'autrui ; mais ce n'est pas de les révéler qui lui sert. Ce sont là des raisons d'avocat; il ne sait comment se tirer d'affaire et fait flèche de tout bois.
Dans la Sat. 10 il se place sur un terrain nouveau. Une jeune école est en train de se former qui va donner à la littérature une politesse, une perfection inconnues jusque-là; dans cette école les rôles sont distribués Fundanins a pris la comédie, Pollion la tragédie, Varius l'épopée, Virgile la poésie rustique ; reste la satire qn'Horace va renouveler ; ce n'est donc point pour épancher sa bile qu'il l'a choisie, c'est pour jouer sa partie dans le concert. A ce moment Octave ne prévoyait pas qu'il présiderait un grand siècle littéraire, qu'on appellerait le siècle d'Auguste. Dès lors pourtant il avait tout intérêt à grouper autour de lui les représentants de l'école moderne ; c'était une habileté d'Horace de se donner simplement comme l'un des membres d'une si bonne compagnie et qui allait illustrer les lettres latines. Non moins habile est l'énumération du public dont il se réclame ; il n'est point un de ces misérables écrivains crottés, dont on ne saurait s'approcher sans qu'il rejaillisse sur nous quelque ordure et dont les clabauderies effarouchent la bonne société ; ceux-là sont justement ses ennemis ; c'est aux chevaliers qu'il prétend plaire, c'est-à-dire à la classe instruite, à des hommes d'État comme Pollion et Messalla, à des poètes illustres comme Varius, Virgile, Valgius. Il est fâcheux qu'on ne puisse affirmer avec certitude que l'Octavius du vers 82 soit justement Octave. En tout cas, en déclarant qu’il veut plaire à Mécène, Horace fait clairement entendre qu'il n'y aura rien dans ses satires, ni le ton ni les choses, qu'il ne puisse approuver. Un écrivain mêlé à ce que la nouvelle école compte de plus brillant, lu par les plus grands personnages est un satirique très présentable, un homme posé, dont on n'a pas à craindre des coups de tête compromettants.
Malgré tout, cette maudite verve satirique causait toujours de l'inquiétude; la diffamation exposait à des poursuites judiciaires ius est iudiciumque (Sat. II, 1, 82 et suiv.). - Dans une société bouleversée par les guerres civiles la médisance était évidemment péché véniel, on avait à s'occuper d'autre chose ; il en était autrement lorsque l'ordre tendait à se rétablir, c'est-à-dire en l'an 30, et il est significatif que dans la Sat. II, 1, justement à cette époque, Horace se soit placé à ce point de vue. Il imagine de demander une consultation à cet égard au jurisconsulte Trebatius. Or son interlocuteur est formel ; il lui enjoint de se tenir tranquille et de chanter plutôt les exploits de César en lui déclarant qu'il sera largement payé de sa peine. Pourquoi Horace aurait-il inventé cela ? N'est-il pas évident qu'il ne fait que traduire les insinuations qu'on lui prodiguait en haut lieu et que Trebatius n'est qu'un personnage fictif derrière lequel on aperçoit Mécène ? Ce qui est curieux, c'est qu'Horace, qui ne veut jamais avoir l'air de sacrifier son indépendance, affecte de ne pas céder d'un pouce et aligne pour se justifier une série d'arguments: il a la satire dans le sang, c'est son besoin et son plaisir; il est le descendant de ces anciens colons de Venouse établis pour protéger Rome contre les incursions des Apuliens et des Lucaniens et par là il semble s'attribuer une sorte de rôle national ; sa croisade contre les malhonnêtes gens et pour les bonnes mœurs est quelque chose de patriotique et de salutaire. Pour montrer qu'il n'a pas lieu de battre en retraite, il s'autorise de l'exemple de Lucilius qui a été terriblement agressif, ce qui ne l'a pas empêché de jouir de l'amitié des plus grands personnages contemporains. Il reprend une assertion qui lui est chère, à savoir que ses invectives ne sont que plaisanteries pour faire rire il convient que les lois interdisent les vers méchants, mais il objecte que cela ne prouve rien contre lui, puisque César juge que ses vers ne sont pas de méchants vers. Il se tire d'affaire par une pirouette et désarme Trebatius ; entre temps il a semé quelques attaques personnelles pour affirmer à nouveau son droit. Mais tout cela n'est que mystification ; en réalité il plie bagage tout en faisant bonne contenance ; aux vers 39 et suivants, il a prononcé le mot décisif : son stylet ne menacera plus personne, à moins qu'on ne le provoque. C'est tout ce qu'on lui demandait. Après cette satire il n'en a plus écrit d'autres.
Lorsque dans son âge mûr il se remémorait le cours de son existence, il dut convenir avec lui-même que dans sa jeunesse il avait fait deux sottises, la première de s'être laissé entraîner à combattre à Philippes, ce qui l'avait réduit à une situation extrêmement embarrassée, la seconde d'écrire des satires agressives, qui lui avaient causé bien des désagréments. Sur un terrain comme sur l'autre il jugea prudent de cesser de guerroyer. Le renoncement aux satires est son acte définitif d'adhésion au système du rétablissement de l'ordre par Octave, comme le fait de n'avoir pas persévéré après Philippes est le premier.
Un mot encore sur son attitude vis-à-vis de ses prédécesseurs immédiats, Lucilius et les philosophes cynico-stoïques ; elle n'est pas exempte d'une désinvolture qui frise l'ingratitude et dont il faut déterminer les causes. L'œuvre de Lucilius a été trop mutilée par le temps pour qu'on puisse fixer avec exactitude ce qu'il lui doit; l'étude patiente de M. Lejay montre qu'il lui doit beaucoup; on ne s'avance pas trop en affirmant que, si la satire de Lucilius n'avait pas existé, celle d'Horace ne serait pas ce qu'elle est. Or dès le début Horace a pris vis-à-vis de Lucilius une position franchement hostile ; il a cru évidemment faire un coup de maître en rompant avec lui ; il craignait de passer pour un simple imitateur du vieux poète, qui avait encore des admirateurs ; il tenait à dégager son originalité, à ne pas être considéré comme son continuateur et son disciple. Dans la Sat. I, 4 il reconnaît du bout des lèvres qu'il est un écrivain enjoué et spirituel ; mais il ajoute sans ménagement que sa versification est dure, son style lâché et qu'il écrit trop vite pour écrire bien. Cela souleva une tempête de protestations ; de la part de qui ? Nous l'ignorons, sûrement point de Mécène à qui cela était bien indifférent. Il ne se laissa point ébranler et dans la Sat. I, 10 il ne fait qu'accentuer son jugement en opposant à Lucilius les principes de l'école moderne, dont il se fait le théoricien, et l'idéal de la satire, telle qu'il la conçoit. C'est quelque chose que de susciter un rire franc, mais ce n'est pas tout; il faut un style varié, tantôt sérieux, tantôt plaisant, parfois éloquent, parfois poétique ; l'ironie est plus efficace que la violence ; il convient surtout de savoir être concis; il est ridicule d'écrire grec en latin. Il revient sur la prolixité, sur la dureté de la versification de Lucilius. Il faut se corriger, être châtié ; ce sont là les règles auxquelles se soumet la jeune école dont Horace est le porte-étendard et elles sont tellement dans l'air du temps, qu'il ne doute pas que Lucilius ne s'y fût soumis, si le destin eût retardé sa naissance jusqu'à l'époque présente (Sat. I, 10, 69 : Si foret hoc nostrum fato dilatus in acuom., j’adopte la leçon du Blandin. qui, quoi qu’en dise M. Lejay me paraît donner un très bon sens). Il est nécessaire de savoir se reprendre, effacer, remplacer ce qui est insignifiant et, ce qui va ensemble, écrire non pour le vulgaire; mais pour la société élégante et polie.
La sévérité d'Horace pour Lucilius est donc celle d'un rival qu'un illustre prédécesseur importune et dont il faut se débarrasser pour avoir le champ libre et se créer un public favorable ; toute école nouvelle doit d'abord tenter de déconsidérer l'école antérieure. Les exigences d'auteur ont primé chez Horace la reconnaissance et peut-être la secrète sympathie de l'homme. Cette sympathie se manifeste dans la Sat. II, 1 où il paraît s'adoucir. Remarquez pourtant qu'il ne fait aucune concession de doctrine et ne retire rien de la condamnation prononcée contre la versification et le style. Il est curieux que ce soit alors seulement qu'il s'abrite derrière Lucilius en rappelant que ses violences satiriques ne l'ont pas empêché d'être bien vu des personnages haut placés et qu'il a droit lui aussi au même traitement; on ne saurait croire que, s'il n'a pas employé plus tôt l'argument, c’est qu'il n'avait pas aperçu le parti qu'il en pouvait tirer pour lui ; il était trop avisé pour cela; mais il tenait à poursuivre sa polémique littéraire dans toute sa rigueur et il voulait ne rien devoir à celui qu'il combattait. Ce n'est qu'une fois qu'il eut obtenu gain de cause, quand l'école moderne triomphait, que son œuvre satirique à lui était achevée et se dressait en face de celle de son rival, qu'il a consenti à prononcer le mot sequor hunc, v. 34, et à reconnaître qu'il y avait entre eux filiation. Encore paraît-il réduire cette filiation, d'après ce qui précède, à la même tendance aux confidences personnelles, d'après ce qui suit à la vigueur de l'attaque. Sa dureté envers Lucilius s'explique par des intérêts personnels d'écrivain et par des intérêts d'école l'impartialité était dangereuse ; il ne s'en est pas soucié.
Lejay a fortement démontré que, si toute une partie de la philosophie grecque trouve son aboutissement dans la Satire d'Horace, il ne faut pas croire que celui-ci ait lu les philosophes avec une minutieuse patience et la méthode de l'emprunt direct. Leurs doctrines lui sont arrivées par l'intermédiaire de l'école. Or, au moment où il débutait, il y avait à Rome des prédicateurs populaires, les philosophes cynico-stoïques, dont l'influence sur lui fut considérable. Il les a pourtant accablés d'un mépris souverain, peut-être par comparaison de leur condition infime avec la dignité des maîtres qu'il venait d'entendre à Athènes.
Même en s'en tenant à ce qu'il nous apprend d'eux on est disposé à les juger beaucoup plus favorablement qu'il ne le fait. Ils menaient une vie pauvre, enseignaient une morale austère et se préoccupaient des humbles, tout comme firent les premiers prédicateurs chrétiens.
Quand Damasippe, le marchand d'antiquités ruiné, n'aperçoit plus d'issue à sa situation que de se noyer dans le Tibre, quelqu'un surgit tout à coup à ses côtés, lui fait honte, le console et lui sauve la vie en le convertissant à la philosophie ; c'est Stertinius, à qui Horace fait tenir des discours violents, ridicules, qu'il s'applique avec une malveillance impitoyable à rendre grotesque et qui pourtant vient de faire une action noble et généreuse ; on chercherait vainement la pareille dans la vie d'Horace. Horace trouve plaisant de se faire faire la morale, aux Saturnales, par son esclave, qui tire toute sa science de ses entretiens avec le portier de Crispinus, sûrement esclave comme lui. Cela lui paraît le comble du comique. Cependant n'est-il pas touchant de voir ces pauvres gens, rebuts de la société constituée, se communiquer entre eux des bribes de sagesse et chercher à ennoblir leur âme ?
Horace n'a pas l'air d'avoir compris ce qu'il y avait d'élevé dans cette propagande. Cela ne l'a pas empêché de faire aux cynico-stoïques de nombreux et visibles emprunts. Il serait intéressant de traiter la question dans son ensemble ; je me borne à l'effleurer. Dans sa grande leçon burlesque Stertinius attaque l'avarice ; c'est justement ce qu'avait fait Horace dans la Sat. I, 1 et dans des termes qui ont beaucoup de rapport (Sat. I, 1, 62 « Nil satis est » inquit « quia tanti quantum habeas sis » ; Sat II, 3, 94 : omnis enim res, Virtus, fama, decus, diuina humanaque pulchris Diuitiis parent.); des deux côtés, le portrait de l'avare est fait sur le même modèle (Comp. Sat. I, 1, 70 et suiv. et II, 3, 108 et suiv.) Servius Oppidius, qui interdit à ses fils de briguer les magistratures et de vouloir s'élever au-dessus de leur fortune en entrant dans la carrière politique ; professe exactement les mêmes principes qu'Horace fait valoir pour son propre compte dans la Sat. I, 6. La prodigalité est personnifiée par Stertinius sous le nom de Nomentanus (Sat. II, 3, 224 : Nunc age luxuriam et Nomentanum arripe mecum); c'est justement le nom typique qui sert à Horace on pareil cas (Sat. I, 8, 11 : Pantolabo scurrae Nomentanoque nepoti.); le prodigue, qui chez Stertinius distribue tous ses biens à ses fournisseurs, est de la même famille que celui d'Horace capable de dissiper en cinq jours un million (Sat. I, 3, 15 et suiv.; II, 3, 226 et suiv.) ; l'opposition de l'avare et du prodigue, également insensés d'après Stertinius, figure, également chez Horace, qui voit justement là deux défauts des stulti (Sat. I, 2, 7 et suiv.; II, 3, 84 et suiv. et 99 et suiv.). L'amator comparé par Stertinius à l'enfant qui refuse ce qu'on lui offre et désire ce qu'on lui refuse est tout pareil à celui d'Horace qui brave la fatigue pour poursuivre un lièvre, mais n’en voudrait pas si on le lui présentait sur un plat (Sat I, 2, 105 et suiv.; II, 3, 258 et suiv.). L'esclave d'Horace, stoïcien néophyte trace de l'inconstance de Priscus une description. fort. analogue à celle de Tigellius chez Horace (Sat. I, 3, 9 et suiv.; II, 7, 8 et suiv.), et, quand il se vante. d'échapper à tous les dangers de l'amour en se satisfaisant dans les mauvais lieux, il ne fait qu'appliquer la maxime de Caton citée ailleurs par Horace (Sat. I, 2, 31 et suiv.; II, 7, 47 et suiv.)
Ainsi la morale d'Horace offre bien des points de rapprochement avec celle que prêchaient les cynico-stoïques. Dans un moment de franchise il a avoué qu'il s'inspirait d'eux en disant (Sat. I, 1, 120 et suiv.) ne me Crispini scrinia lippi Compilasse putes, uerbum non amplius addam. Et pourtant il n'a pour les stoïciens que paroles désobligeantes. Dans la Sat. I, 3 le stoïcien entouré par les gamins qui lui tirent la barbe est obligé de se défendre avec son bâton de peur d'être étouffé. Horace feint de ne pas apercevoir ce qu'il y a de généreux dans leur doctrine ; il lui oppose les objections d'un soi-disant bon sens anti-philosophique et obtus. Il la compromet par les exagérations qu'il leur prête ; il n'est mauvais tour qu'il ne s'applique à leur jouer. Il est difficile de croire qu'il ait été de bonne foi ; sans doute, étant d'éducation et de tempérament aristocratiques, il avait de la répugnance pour tout ce qui était populacier et vulgaire ; mais surtout il redoutait qu'on ne vît entre sa morale et la leur des ressemblances, qu'on ne le confondit en quelque mesure avec eux ; et c'est pourquoi entre eux et lui il a creusé un fossé, fait ressortir les différences ; ils étaient pour lui des parents compromettants ; il a refusé de les reconnaître et cela fut plus industrieux que loyal.
L'ère des Satires a été pour Horace une ère de difficultés et de luttes ; pour en sortir à son avantage, il a dépensé une somme considérable d'énergie et d'adresse ; il a été combatif et souple. Pour pénétrer dans l'intimité de Mécène, l'assistance extérieure ne suffisait pas; il a payé de sa personne. Une fois admis dans l'entourage, il lui a fallu conquérir entièrement son protecteur et pour cela il n'a pas épargné sa peine et son ingéniosité. Il s'est assuré ses bienfaits, en se gardant d'avoir l'air de les solliciter et de s'être introduit dans la place avec des vues intéressées. Il a soigneusement conservé pour lui les avantages de la faveur de Mécène en feignant de ne pas vouloir importuner son ami de recommandations. Il a cherché à désarmer la jalousie en présentant ses rapports avec lui comme une simple camaraderie et un échange de mutuelle affection, ce qui était une face de la vérité. Il a été modéré dans ses désirs. Il s'est rallié au régime nouveau par étapes et s'est laissé amener à en devenir le chantre attitré, sans pourtant renoncer à une certaine indépendance. Tout en défendant avec persistance le genre satirique auquel il devait ses premiers succès, il a su en adoucir le ton de façon à ne pas exaspérer le public, à ne pas effaroucher ses protecteurs et en s'arrangeant pour que cela ne gênât point son ascension vers un état confortable. Tout cela a été fait d'une main délicate et avec un savoir-faire consommé. Il a le premier affirmé les tendances de l'école litteraire moderne, il en a énoncé les principes et groupé autour de lui les représentants, parmi lesquels il s'est assuré une place importante. Il a fait preuve de clairvoyance et de courage en abattant résolument l'idole de Lucilius dont la renommée nuisait à sa gloire naissante. Tout en empruntant aux moralistes populaires le suc de leur doctrine, il les a bafoués et persiflés pour dissimuler ce qu'il leur devait. Il a beaucoup travaillé et travaillé pour lui en donnant à tous ses efforts une apparence honorable et il lui a semblé tout naturel, plus tard, d'attribuer le succès uniquement à son mérite (Epist. I, 20, 22). Il a été un très habile homme.
A. CARTAULT.
Cet article est extrait du "Journal des Savants" année 1912.
Il a été écrit à l'occasion de la parution de l'édition suivante des Satires d'Horace :
Q. Horatii Flacci opera. Œuvres d’Horace, texte latin avec un commentaire critique et explicatif, des introductions
et des tables, par F. PLESSIS et P. LEJAY. – Q. Horatii Flacci satirae. Satires, publiées par PAUL LEJAY.
1 vol. gr. in-80, CXXVIII et 623 pages. — Paris, Hachette et Cie, 1911
[ Scan + OCR à partir de la numérisation en mode image disponible sur le site de la BNF ]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en juillet 2004 ]