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Horace assassiné ? Le dossier

par Jean-Yves MALEUVRE

 

 

1- Auguste haïssait Horace

 I NSTRUCTIVE à cet égard est la lecture de la courte biographie que Suétone a consacrée au poète. On y voit qu’entre autres aménités, Auguste le traitait de « petit gros » (tibi statura deest, corpusculum non deest), de « nain fort drôle » (homuncio lepidissimus), et même de « pénis très propre » (purissimus penis). D’aucuns apprécieront peut-être ce genre d’humour, mais si l’on garde à l’esprit que ces douteuses plaisanteries s’exerçaient par définition à sens unique, adressées qu'elles étaient par un tout-puissant despote à l’un de ses sujets, simple fils d’affranchi par surcroît, on se défendra difficilement de la désagréable impression d’être ici en présence de sarcasmes à peine dissimulés sous un enjouement de surface.

Sous ce même voile, Auguste ne se gêne pas pour brandir l’intimidation et proférer la menace, comme la fois où, accusant réception du dernier ouvrage du poète (sans doute les Épîtres, un superbe brûlot : voir in Revue Belge de Philologie et d’Histoire 83, 2005, pp. 105-130), il lui écrit ces mots énigmatiques : « tu pourras bien te retrouver à écrire dans un sextariolus » (licebit in sextariolo scribas), sans que l’on sache au juste si ce sextariolus désigne du papier d’emballage, une urne funéraire, ou plutôt un tonneau, par obscure allusion au taureau de Phalaris.

Poursuivant sa vindicte jusque par delà le tombeau, le maître empoisonneur s’est soucié personnellement de polluer les sources biographiques où iront puiser sans méfiance les Suétone à venir. Car qui d’autre qu’Auguste aurait eu assez de pouvoir pour prêter quelque autorité à l’infâme rumeur selon laquelle l’auteur des Odes, le poète inspiré que nous admirons tant, était en vérité un malade sexuel, un être lubrique qui se livrait en son privé à de misérables jeux de miroir ? Horace avait pourtant pris soin de répondre à l’avance à de telles vilenies : « Quiconque m’imputera de pareilles débauches en aura menti… » (neque… mala lustra / Obiciet uere quisquam mihi ; purus et insons…, Sat. I, 6, 63 suiv.). Il savait de quoi l’Adversaire était capable.

2- Mobiles de cette haine

AU-DELÀ d’une incompatibilité radicale entre un poète voué à part entière au culte des Muses et un arriviste souillé de tous les crimes, un massacreur à grande échelle, on peut repérer au moins quatre motifs à la haine d’Auguste :
 

• Horace avait été un ami de Brutus, qui l’avait distingué au point de confier le commandement d’une légion à ce jeune homme de 22 ans. Lors de la première bataille de Philippes, il fut donc de ceux qui s’emparèrent du camp du jeune César, lequel n’échappa que de peu à la capture (voir l’ode II, 7). Cela s’oublie-t-il ?

• Horace avait osé refuser le poste de secrétaire particulier que lui proposait le prince : un tel affront se pardonne-t-il quand on est habitué à commander en maître ? D’ailleurs, là encore, Suétone nous a laissé un extrait de lettre fort révélateur. Le ressentiment s’y perçoit sous l’affectation de magnanimité : « ce n’est pas parce que tu repousses orgueilleusement mon amitié que je te snoberai en retour » (neque enim si tu superbus amicitiam nostram spreuisti, ideo nos quoque anthuperèfanoumen).

• Horace était un protégé de Mécène. Cela, aux yeux des historiens, équivaut à un ralliement au Régime. Mais n’oublions pas que le ministre d’Auguste fut dangereusement compromis dans l’affaire Muréna, ce consul en exercice de l’année -23 qui, accusé de haute trahison, fut sommairement exécuté ; et que dès lors il fut supplanté dans ses fonctions par Crispus Sallustius (voir l’ode II, 2). Mais l’inimitié secrète de Mécène pour Auguste remontait bien plus haut. On le sait en effet, Terentia, l’épouse qu’il chérissait tant, le trompait avec Auguste, lequel se faisait un jeu d’humilier publiquement son ministre. Il faut être naïf pour penser que celui-ci acceptait de bon cœur cette situation. A cela s’ajoute qu’il était en rivalité ouverte avec Vipsanius Agrippa, le vrai bras armé d’Auguste, et qui devint son gendre. Agrippa avait percé à jour le double jeu de l’Étrusque, l’accusant de pratiquer, lui et Virgile, « une espèce de mauvais esprit d’un nouveau genre, qui n’était ni enflé ni maigre » (sic : nouae cacozeliae… non tumidae nec exilis : Suétone-Donat, Vita Verg. 185-8).

• Nous tenons là une autre cause de la haine d’Auguste pour Horace, et non la moindre. Car même si Agrippa ne cite pas Horace parmi les adeptes de cette sorte de « double écriture », il suffit de lire l’œuvre de celui-ci avec un peu d’attention pour se convaincre qu’il n’était pas en reste dans l’exercice d’un tel sport. Et si un Vipsanius Agrippa, qui n’avait rien d’un lettré, s’en était avisé, à plus forte raison son maître, esprit autrement plus délié, et passionné de la chose littéraire. D’autant que celui-ci s’adonnait lui-même, sinon avec bonheur, du moins avec délice, à la « cacozélie cachée ». On vient d’en voir quelques échantillons à travers sa correspondance, mais ses ambitions dans le domaine allaient beaucoup plus loin. Ce qu’il voulait, c’est rivaliser avec les maîtres de la « cacozélie » sur leur propre terrain, et, après les avoir physiquement liquidés, tirer d’eux la vengeance suprême en usurpant, le calame à la main, leur propre identité. D’où ces œuvrettes qu’il publia tantôt sous le nom de Virgile, tantôt sous celui de Properce, ou de Tibulle, ou d’Ovide (voir à ce sujet le site virgilmurder).

On peut donc être assuré que, même s’il n’entrait pas dans toutes les subtilités et nuances de l’écriture horatienne, Auguste ne pouvait ignorer que, sous couvert de chanter pompeusement ses louanges, ou de s’intéresser à de tout autres sujets, le poète ne cessait en réalité de le déchirer à belles dents. Mais alors, pourquoi n’avoir pas frappé plus tôt l’insolent, sans bruit ni scandale ? C’est qu’il trouvait avantage à cette situation.

Assez connaisseur pour apprécier à sa juste mesure la valeur du génie horatien (voir la Vita Horati), il savait parfaitement aussi que son ennemi n’avait pas le choix, et que, ne pouvant ni se taire, ni critiquer ouvertement, il se trouvait condamné à respecter une façade « politiquement correcte », que seuls arriveraient à percer un petit nombre d’initiés. Le danger était donc négligeable, tandis que le profit était immense, puisque bon gré mal gré, Horace passerait aux yeux des Romains et de tout l’Empire pour un poète officiel, une gloire du Régime. Pourquoi, dans ces conditions, se priver de lui imposer divers « travaux », comme Eurysthée en imposa à Hercule ? C’est ainsi, selon la Vita Horati, qu’il lui commanda l’épître II, 1, le Chant Séculaire et le quatrième livre des Odes. Quand le citron serait pressé, il le jetterait. « Hâte-toi lentement », telle était sa devise (Festina lente).

3- Plusieurs fois dans les Odes, Horace annonce sa fin tragique

NATURELLEMENT, Horace se sait épié, guetté, surveillé, attendu au tournant. Mais s’il paie dûment sa redevance au prince par la préservation d’apparences soumises et (à peu près) irréprochables, il le brave délibérément au niveau souterrain de son écriture, qui est le lieu inaliénable et non négociable de sa liberté. Une sorte de dialogue souterrain s’instaure ainsi entre le prince et le dissident, un bras de fer aussi étrange que fascinant. Qui gagnera ? Qui perdra ? Au plan spirituel, la victoire du poète ne fait aucun doute, même si sa vraie voix court toujours le risque de rester enfouie à jamais sous le lourd couvercle des présupposés d’une critique conformiste et paresseuse. Mais au plan physique, Auguste est totalement maître du jeu, et frappera là où il voudra, quand il voudra.

Horace est bien conscient que sa vie est en sursis, et il ne se fait pas faute de le rappeler, par exemple dans l’épître I, 4 : « Considère chacun de tes jours comme le dernier » (Omnem crede diem tibi diluxisse supremum). Vieux précepte philosophique, assurément, mais la philosophie a parfois bon dos, comme a bon dos par exemple, dans les odes I, 11 ou III, 29, un certain “Jupiter” qui peut couper à chaque instant le fil de votre vie…

Plus explicite, à condition bien sûr d’en identifier le locuteur, l’ode II, 17 annonce que la mort d’Horace suivra de peu celle de Mécène. Ce qui adviendra. Et, par définition, la menace que fait peser sur Tyndaris-Virgile dans l’ode I, 17 le brutal « Cyrus » pèse tout autant sur celui qui définissait le Mantouan comme un autre lui-même (animae dimidium meae, I, 3, 8). En sorte que l’on serait fondé à considérer comme prémonitoire chacune des pièces où, pour pouvoir dénoncer le meurtre de Virgile, l’auteur des Odes abrite son ami sous sa propre personne : ainsi surtout II, 6, II, 20, IV, 6 (voir ci-dessous).

Il faudrait aussi mentionner la dernière strophe de l’ode III, 29 (pourquoi cette certitude du salut ? dans la mort ? aura, littéralement « la brise », revêt cette acception en I, 2, 48, placé en correspondance symétrique), ou encore, sous le double sens qui le protège, certain passage de l’ode III, 14, où le poète déclare qu’il ne se sentira vraiment en sécurité que « le jour où César occupera la terre », tenente / Caesare terras, dit le texte. Expression ambiguë s’il en fut : les bonnes âmes comprennent « tant que César sera maître de la terre », mais les moins candides, qui savent quel palais attend l’Injuste sous la terre (ode II, 18), ont envie de sourire, encore que le contexte porte plutôt à s’alarmer, puisque Horace évoque en l’occurrence l’épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Impossible ici de ne pas se remémorer l’égorgement du chevreau qui fait l’objet de la pièce précédente, que voici :

III, 13
 
Fontaine de Bandousie, plus claire que le verre,
Tu veux de la douceur, du vin avec des fleurs :
C’est un chevreau qu’on t’offrira demain.
Son front se bombe sous des cornes
 
Naissantes, et lui promet Vénus et les batailles.
En vain, car il viendra de son sang rutilant
Colorer le flot de tes eaux glacées,
Cet enfant d’un troupeau folâtre.
 
La Canicule en feu, implacable saison,
Ne te saurait toucher : tu offres ta fraîcheur
Aux bœufs que la charrue a fatigués
Et au bétail qui vagabonde.
 
Tu compteras parmi les fontaines illustres
Si je vais célébrant cette yeuse qui couronne
La grotte de rocaille d’où se jettent
D’un bond tes ondes babillardes.

INTERPRETATION

Depuis que Pégase, le cheval ailé, fit jaillir sous son sabot la source Hippocrène où se désaltèrent les Muses, une source pour un poète est toujours plus qu’une source, toujours porteuse qu’elle est d’une forte virtualité symbolique qui ne demande qu’à s’activer. Or, c’est bien le cas ici, puisque Horace prétend élever Bandousie au niveau des plus célèbres sources sacrées, puisqu’il personnifie ses eaux (lymphae / Nymphae… loquaces, 16), puisqu’il place l’ode dans une position centrale, et donc programmatique, à l’intérieur du livre III (cf. La mort de Virgile, p. 49), en relation d’ailleurs avec l’ode I, 1 (me gelidum nemus / Nymphaeque…, 30-31) et l’ode I, 26 (fontibus integris, 6).

La source, comme la Muse (Piplea dulcis, I, 26, 9), veut de la douceur (dulci, 2), et répugne violemment à l’effusion de sang. Elle ne mérite pas (littéralement : n’est pas digne de) cette agression, cette injure qu’ON s’apprête à lui faire (donaberis au v. 3 : « on te donnera », et non « je te donnerai»). La doxa ici s’enferre tragiquement, en s’imaginant que l’offrande du sang représente une sorte de libéralité, une prime par rapport au strict dû qui revient à la source. Interprétation que dément avec force l’impitoyable réalisme de la description qui suit, mais sur lequel (sauf à le reprocher durement à l’auteur) on veut fermer les yeux, en comprenant l’adverbe frustra, 6, ce couperet (« en vain »), comme un pur constat objectif (d’autres diraient consentement, complicité, voire sadisme : voir A. Y. Campbell, Horace. A New Interpretation, Liverpool, 1924, p. 2-3), au lieu de l’entendre pour ce qu’il est, un cri de révolte et d’horreur.

Immoler un chevreau à une source, cela ne se faisait pas, et l’innovation doit d’autant plus nous alerter qu’il existait un puissant symbolisme du chevreau, assimilant cet animal au dieu Bacchus, projection idéale de la poésie et des poètes. Déjà Virgile dans la troisième églogue avait transposé le meurtre de Catulle en égorgement du Bouc (cf. Violence et ironie dans les Bucoliques, p. 195 suiv.). Et précisément Virgile est évoqué ici par référence à l’ode I, 17 où Horace invite son ami à venir s’abriter chez lui, en pays de poésie, contre les atteintes féroces de la Canicule… et d’un certain Cyrus, autrement dit « le Maître ».

Le sang n’a pas encore coulé. Mais demain (cras, 3), que se passera-t-il ? Horace ne se fait pas d’illusions, l’issue est inéluctable : tôt ou tard, Cyrus les rattrapera, lui et Virgile, dans leur retraite, et Bandousie se teindra de sang. Frustra ! en vain ! le poète aurait pu réinscrire ce cri à la charnière de l’ode, mais il a préféré user à cet endroit (comme déjà dans la première strophe) de l’asyndète, cette figure paradoxale qui souligne une forte opposition en s’abstenant de l’exprimer. Cyrus peut bien accourir avec ses sbires, la poésie est au-delà de ses atteintes, la poésie est inviolable (impune tutum, disait l’ode I, 17 : « impunément à l’abri »). Son règne est immortel, et tous les couteaux du monde n’y changeront rien.

4- Le passage à l’acte

NOUS retiendrons ici deux éléments de preuve, le premier étant tiré de la Vita Horati de Suétone, le second de l’analyse du quatrième livre des Odes.

Suétone rapporte que la mort surprit Horace à peine quelques semaines après la disparition de celui qu’il appelait, dès le seuil des Odes, sa sauvegarde et son bouclier (Maecenas… praesidium… meum). Exactement comme l’avait prophétisé l’énonciateur de l’ode II, 17. Coïncidence ou fait exprès ? Le coup fut, paraît-il, si brutal qu’il ne laissa au poète que le temps de prononcer le nom d’Auguste comme son légataire universel (herede Augusto palam nuncupato). Circonstance qui n’est pas faite pour apaiser nos soupçons.

Le second élément s’apparente à un flagrant délit. Il s’agit de la frauduleuse sixième strophe de l’ode IV, 6 (ni tuis flexus Venerisque gratae / uocibus diuom pater adnuisset / rebus Aeneae potiore ductos / Alite muros : texte de la C.U.F.). La voici, replacée dans son contexte :

Dieu garant, dieu vengeur d’un Verbe haut situé,
Dont sentirent le poids les enfants de Niobé,
Et le violeur Tityos, et, près de vaincre Troie,
Le Phthien Achille,
 
Soldat plus fort que tous, mais faible face à toi,
Bien que, fils de Thétis, la déesse marine,
Il fît trembler les tours dardaniennes de sa
Terrible pique,
 
- Pareil à quelque pin que le fer a mordu,
Ou pareil au cyprès renversé par l’Eurus,
Il s’abattit tout de son long, couchant sa nuque
Dans la poussière,
 
Lui qui jamais ne fût entré dans le Cheval,
Fausse offrande à Minerve, pour tromper les Troyens
En leur fatale fête, et la cour de Priam
Dansant sa joie,
 
Car c’est à découvert, impitoyablement,
Que ce monstre eût jeté dans le feu achéen
Les enfants vagissants, et du ventre des mères
Brûlé le fruit, -
 
[Si le père des dieux, par les cris de Vénus
Et les tiens désarmé, n’eût approuvé du chef
Les murs que construirait sous de meilleurs auspices
Le pieux Enée,]

 
O musicien suprême, ô maître de Thalie,
Phébus, qui dans le Xanthe laves ta chevelure,
Viens défendre l’honneur de la Muse daunienne,
Imberbe Agyeus,
 
A Phébus je dois tout : il m’a donné le souffle
Et la science des vers et le nom de poète.
Vous, l’élite des vierges, et vous, garçons issus
D’illustres pères,
 
Pupilles de Délie, la déesse qui brise
Avec son arc l’élan des lynx et des chevreuils,
Observez la cadence éolienne et le rythme
Que bat mon pouce,
 
Chantant rituellement le fils de Latona
Et la Reine des Nuits dont s’accroît le flambeau,
Bénéfique aux moissons et prompte à dérouler
Le cours des mois.
 
Un jour à tes enfants tu diras : « Lors des fêtes
Que ramena le siècle j’ai été l’interprète
D’un chant religieux, docile aux rythmes du
Poète Horace ».

INTERPRETATION

Le poème s’ouvre sur une ambiguïté majeure, c’est l’expression magnae uindicem linguae. « Toi qui tires vengeance de la jactance », entend la doxa, en écartant arbitrairement des options tout aussi légitimes et bien plus prometteuses. Pourquoi oublie-t-elle que le terme uindex désigne essentiellement un « garant », et pourquoi néglige-t-elle le lien naturel qui relie magna lingua au dieu de la poésie lui-même, et à ses servants (lingua en IV, 1, 36, c’est la langue d’Horace en tant qu’instrument de persuasion ; en IV, 8, 26-27, c’est celle des poètes sacrés) ? Oui, Apollon châtie la jactance, mais c’est parce que son arc est le garant de sa lyre, de cette « grande Voix » que font entendre ici-bas les Poètes. La prière d’Horace devient alors quasi limpide : « Dieu garant de la dignité du Verbe, dieu vengeur des impies, défends l’honneur de la Camène de Daunie » (Dauniae defende decus Camenae, 27).

Reste à déterminer de quel poète l’honneur est en danger. Que la précision géographique Dauniae renvoie d’évidence à l’auteur lui-même, impossible de le nier, mais il paraît non moins incontestable que derrière Horace, et ce n’est pas la première fois dans les Odes, se profile le visage de Virgile. La Daunie est en effet un équivalent poétique de l’Apulie, province dans laquelle se trouve le Matinus, au pied duquel, selon l’ode I, 28, reposent les cendres d’Archytas-Virgile. Invoquer le dieu sous le titre de « maître de l’harmonieuse Thalie » équivaut d’ailleurs pratiquement à invoquer Virgile lui-même, étant donné que Thalie était originellement la Muse de la poésie pastorale incarnée à Rome par le Mantouan. Dans le préambule de la sixième bucolique, le poète parle de « sa Thalie » (nostra… Thalia) au sens de fistula, sa flûte, qualifiée ailleurs d’arguta (« sonore », « harmonieuse » : Bucol. VII), comme ici l’est Thalie (bien que, on nous en excusera, cet adjectif n’apparaisse pas dans la présente traduction). Mais ce n’est pas tout : l’emploi du terme Camena pour désigner la Muse fait également penser aux Bucoliques ; l’évocation de la dernière nuit de Troie (v. 13 suiv.) évoque bien sûr l’Énéide ; la comparaison homérique de la troisième strophe a aussi un mémorable antécédent dans le chant II de cette même Énéide (v. 626 suiv.) ; l’anaphore du vers 29 (Phoebus… Phoebus) fait écho au di… dis de l’ode I, 17 (v. 13) adressée secrètement, on l’a vu, à Virgile ; enfin, le dernier vers de l’ode (Vatis Horati) ne peut qu’entrer en résonance avec le fameux Vatis amici de l’ode également sixième du livre II.

On comprend mieux à présent l’insistance sur la sauvagerie d’Achille et sur la punition que lui infligea le dieu. C’est que le sort du Phthien préfigure aux yeux d’Horace celui du despote romain. Le masque est transparent pour le lecteur initié à la lecture de Catulle, dont le Poème 64 projette un Jules César historique sous un Achille mythique (voir Catulle ou l’anti-César) ; et la quatrième églogue avait repris l’idée (voir Violence et ironie dans les Bucoliques de Virgile). Le flagrant écho entre la strophe 3 et IV, 4, 57-60 associe d’ailleurs le Péléide à la gens Iulia, et l’ode 14 (v. 31 suiv.) assimile Tibère à l’Achille catullien (Cat. 64, 353-5).

Fantasme ? Mais est-ce un fantasme d’observer que le premier mot de l’ode (Diue) reprend, de façon frappante (« striking », note M. C. J. Putnam), le premier de l’ode précédente (Diuis), incitant ainsi le lecteur à s’interroger sur le rapport entre le dieu Apollon et le soi-disant « dieu » Auguste ? Or, la première strophe le proclame, les humains qui osent s’arroger les pouvoirs divins auront le destin qu’ils méritent. Mais les quatre vers placés entre crochets viennent brusquement brouiller cette dangereuse piste en exaltant la gloire d’Enée, l’ancêtre mythique d’Auguste, et en détournant à son profit un honneur qui revient légitimement à la Poésie et aux poètes. C’est pour le moins curieux, mais il faudrait s’y résigner si les arguments qui conduisent à les exclure n’étaient au moins de quatre ordres :

1) numérique : aucune autre ode ne compte 44 vers, alors que plusieurs en ont 40, spécialement la pièce précédente, à laquelle celle-ci est d’une certaine façon couplée, ne serait-ce que parce qu’elles commencent par le même mot. Parmi d’autres avantages, ce chiffre de 40 permet d’obtenir d’harmonieuses symétries à l’intérieur du groupe constitué des pièces 1 à 6, 2 + 5 (100 v.) et 3 + 4 (100 v.) étant encadrées par 1 (40 v.) et 6 (40 v.).

2) logique : « Si Jupiter n’avait pas promis de murs à Énée, Achille ne se serait pas enfermé dans le Cheval, mais c’est au grand jour qu’il eût égorgé femmes et enfants ». C’est comique, et de toute façon, quelle différence cela fait-il pour les Troyens que ce ne soit pas Achille mais son fils Pyrrhus qui les ait exterminés ?

3) factuel : c’est au premier livre de l’Énéide que Vénus (et nullement Apollon !) arrache à Jupiter la promesse d’une ville pour Énée rescapé de la nuit de Troie, donc bien après la mort d’Achille.

4) stylistique : tout est à reprendre, autant les sonorités (tel le croisement « mirlitonesque » de rimes dans les deux derniers vers : [re-tos / te-ros]) que l’ordre, la position et le choix des mots. Le possessif est trop éloigné de son référent (Diue, au v. 1 !) comme de son appartenant syntaxique, uocibus, stupidement mis en relief par sa position en rejet alors que sa signification précise se perd dans le brouillard : des mots ? des sons ? des inflexions ? des accents ? des prières, sans doute : mais il fallait precibus… qui n’entre pas dans le vers. À peu près aussi flous sont les adjectifs gratae (Vénus agréable à qui ? à Apollon ? à Jupiter ? à tout un chacun ?) et potiore (des auspices meilleurs que ceux d’Achille ? mais Achille n’avait pas construit de ville) ; dire rebus Aeneae quand Aeneae suffisait trahit un piètre versificateur ; et en plus, cette cheville, rebus, est mise en rejet !...

Qui a bien pu commettre ce méchant quatrain ? Quelqu’un qui lisait à travers la « double écriture » au moins assez bien pour en comprendre le fonctionnement général ; quelqu’un aussi qui voulait la contrer et la brouiller ; quelqu’un enfin qui avait un pouvoir suffisant pour insérer des vers frauduleux dans l’édition de ce quatrième livre, parue vraisemblablement au lendemain de la mort de son auteur.

Ce n’est pas ce que dit habituellement la doxa, qui tend plutôt à situer la parution de l’ouvrage en -12, voire -13. Mais l’ode 8 y est dédiée à un certain Censorinus, qui n’avait guère d’autre titre à un pareil honneur que sa qualité de consul, charge qu’il revêtit en -8, l’année même où mourut Horace. Simple coïncidence là encore ? Rappelons que la critique horatienne se sert de l’ode I, 4, adressée au consul de -23, pour dater le premier Recueil précisément de -23) ; or, si I, 4 occupe une place de choix dans le premier livre, il en va de même pour IV, 8 dans le quatrième, puisque, autour de ce pivot qu’est la pièce 7, elle ouvre le second groupe d’odes, symétriquement à IV, 1 (adressée au consul de l’an -11), qui inaugure le premier groupe : un consul équilibre un consul.

La conclusion semble alors s’imposer : Auguste profita de l’opportune disparition d’Horace pour retoucher à sa guise le quatrième livre des Odes, presque imperceptiblement, certes (le recueil étant bouclé, verrouillé par des chiffres impeccables), mais fort significativement néanmoins. Ainsi avait-il profité de l’opportune disparition de Properce pour forger l’apocryphe quatrième livre de cet auteur ; de l’opportune disparition de Tibulle pour concocter le mensonger troisième livre que de rares critiques attribuent encore à celui-ci ; et de l’opportune disparition de Virgile pour préparer l’édition de la divine Énéide, légèrement revue et corrigée par ses soins (cf. Les Etudes Classiques 71, 2003, pp. 379-383). Une habitude.

Jean-Yves MALEUVRE

 

du même auteur sur ce site: CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes (Une nouvelle lecture des Odes d'Horace)



 

— Ce texte a été aimablement confié à l'ESPACE HORACE par Jean-Yves Maleuvre en Septembre 2004 —
Droits réservés. – [Creative Commons license]

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