HORACE (Quintus Horatius Flaccus) est avec Virgile, son contemporain et son ami, le plus célèbre des poètes latins. Très admiré de son vivant, il a exercé une grande influence sur tout le développement de la poésie dans les littératures modernes. Il doit cette situation à l’intérêt de sa personne, vive, malicieuse, indépendante et à la qualité d’une œuvre composée de recueils lyriques eux-mêmes très variés (Épodes, Odes) et de pièces plus détendues (Satires, Épîtres) écrites aux confins de la narration autobiographique et de la réflexion morale.
À travers d’innombrables lecteurs, Horace a été l’un des ferments de la culture et de l’humanité européennes. Sentiment aigu de la fragilité et de la légèreté de la vie; attention souriante à ce qu’elle nous apporte ; courage pour y être présent.
Horace est né à Venouse (aujourd’hui Venosa, à mi-chemin de Naples et de Bari). Campagne sévère où les horizons immenses s’étendent au nord vers le Gargano, à l’est par-delà les Pouilles en direction de l’Adriatique. La ville elle-même est une bourgade de petites gens économes et âpres au travail. Le père d’Horace avait été esclave puis, dès avant la naissance du poète, l’affranchissement était intervenu. Quelques années plus tard, la famille a émigré à Rome où le père a trouvé un emploi dans l’administration des ventes publiques. Milieu très modeste où les questions d’argent tiennent une place énorme. Mais l’ancien esclave croyait aux études; il envoya son fils dans de bonnes écoles ; au terme, il fit pour lui les frais de ce voyage en Grèce qui couronnait alors toute éducation vraiment libérale.
Le jeune homme se trouvait à Athènes quand le meurtre de César (15 mars 44) vint ébranler tout le monde romain. Était-ce une victoire de la Liberté ? Quand la guerre éclata entre les républicains et les héritiers de l’esprit césarien, Horace se rangea du côté des premiers. Il a vaillamment combattu, pris part à plusieurs campagnes, conquis le statut envié de chevalier, mais tout se dissipa comme un rêve sur le champ de bataille de Philippes (oct. 42).
Horace rentre dans une Rome inquiète où en trois ou quatre ans bien des choses ont changé. Une charge modeste dans les finances (scriba quaestorius) le met à l’abri du besoin. Mais les carrières d’argent ne semblent l’avoir jamais beaucoup intéressé; ses origines, son passé personnel lui interdisaient, pour l’instant du moins, toute ambition politique. Il découvrit peu à peu qu’il pouvait être poète, mais d’une façon originale qu’il inventa sa vie durant. De fait, dans la Rome du Ier siècle, beaucoup de personnes s’intéressent à la poésie, beaucoup écrivent des vers ; c’est une des formes de la vie sociale. Ces amateurs ne prétendent pas au chef-d’œuvre ; ils pensent, dans la tradition de la poésie hellénistique, pouvoir embellir un moment, fixer une impression fugitive, sous une forme qui lui donnera de pouvoir durer un peu. Tel est le point de départ de la poésie d’Horace. S’il est devenu un grand poète, c’est par la perfection de son métier, c’est surtout par la richesse de sa vie personnelle et parce qu’il a su faire passer en poésie des sentiments, des intérêts auxquels ses contemporains n’imaginaient pas de donner forme.
Le premier recueil qui nous a été conservé, intitulé Ïambes ou Épodes , marque déjà un premier degré de cette découverte. Le titre devait guider l’imagination du lecteur: au-delà de la poésie de pur badinage où se complaisaient beaucoup de ses contemporains, le poète entendait renouer avec le vieil Archiloque (VIIe s.), ardent batailleur, mêlé à toutes les luttes de sa cité. Il sera donc question de politique dans les Épodes ; le poète a la hantise d’un retour de la guerre civile, cette fois entre les césariens (VII) ; ailleurs il se livre avec amertume au rêve insensé d’abandonner une Rome perdue de haines pour aller vivre au paradis des îles Fortunées (XVI), ou bien c’est la mélancolie de l’homme qui voit, sans espoir prévisible, venir à lui son destin (XIII). Mêlées à ces pièces poignantes, d’autres nous ramènent à un registre mineur, invectives contre un mauvais poète, contre une vieille coquette... La personnalité du poète apparaît mieux dans l’Épode II, éloge touchant de la vie champêtre et qu’on est tenté de prendre au sérieux jusqu’au bout ; on découvre alors que cet amateur de campagne est un usurier, qui s’est laissé aller un moment, mais qui bien vite retourne à ses registres. Badinage, mais qui touche au vif la complexité, les demi-mensonges dont la vie humaine est tissée.
Nous sommes ici tout proches des Satires dont un premier livre a été composé en même temps que les Épodes. En référence au poète Lucilius (180-102), ce mot évoquait alors une forme littéraire affranchie de règles trop strictes et où tous les tons pouvaient composer : Horace, d’ailleurs, emploie souvent le terme de sermones (entretiens, libres propos) et c’est peut-être le titre véritable du recueil. Il faut lire ces pièces comme on regarderait par des fenêtres encore ouvertes pour nous sur la vie quotidienne des Romains : les ennuis d’un promeneur harcelé par un importun (I, IX), les péripéties d’un voyage en « province » (V), les propos cocasses de plaideurs incultes (VII) ; mais aussi les querelles littéraires (IV, X), ou l’exégèse des lieux communs de la sagesse contemporaine (I, II, III). Horace moralise volontiers et il ne faut pas s’en étonner : dans une société qui se défait, tout doit être repris à la base ; essayer de se situer vis-à-vis du pouvoir et vis-à-vis de l’argent, reconquérir les voies de l’amitié et de l’estime de soi, ces préoccupations n’étaient pas inactuelles ; elles avaient leur place dans des entretiens. Horace les prend à ce niveau et sans prétention à la profondeur. Ce qui sauve presque toutes ces pièces, c’est la qualité de l’homme qui apparaît à travers, sa mobilité, sa gaieté, quelques-uns de ses entêtements, d’ailleurs honorables, comme son insistance à rappeler le souvenir de son père (IV, VI). Plusieurs figures contemporaines apparaissent à travers les Satires ; les plus connues, les plus chères à Horace sont Virgile, sans doute, et Mécène. Le rôle politique joué par ce dernier a obscurci pour nous le dessin de ses traits. Ce fut sûrement un homme plein de charme ; Horace lui doit beaucoup : il l’a aidé à retrouver le goût de la vie, à se sentir à l’aise vis-à-vis du nouveau régime et de ceux qui désormais ont pris en charge le destin de Rome. Dans presque tous les recueils d’Horace et sous les formes les plus diverses, l’amitié de Mécène a inspiré quelques-unes des pièces les plus belles; réussite d’un sentiment susceptible de transcender l’inégalité des situations sociales, la diversité des préoccupations quotidiennes, et de conjoindre durablement deux êtres.
De catastrophes en convulsions, l’antique république romaine s’acheminait cependant à une métamorphose. Chacun comprit que l’essentiel était acquis le jour où le jeune Octave remporta sur les forces d’Antoine et de Cléopâtre une victoire décisive (bataille d’Actium, 2 septembre 31). Il est peu d’événements historiques qui, dans la littérature, dans la sensibilité commune, aient défini aussi nettement un seuil, marqué un avant et un après. C’est la confiance retrouvée, la certitude très vite affermie que les guerres civiles – elles duraient presque sans interruption depuis vingt ans – ne renaîtront plus et qu’aux frontières la force romaine se fera partout reconnaître. Gratitude aussi envers l’homme qui a su briser l’enchaînement des violences et par son désintéressement, sa maîtrise de soi réaliser une paix qui fût en même temps pour tous une réconciliation.
Le climat affectif de ces premières années de la pax Augusta est très sensible dans presque toutes les pièces d’un recueil lyrique (Odes, I-III) qui paraît vers 23 : 88 poèmes dont beaucoup ne dépassent pas une trentaine de vers. Il est inévitable qu’une lecture cursive ne laisse qu’une impression de luminosité diffuse. Ce sont des vers difficiles et qui aux contemporains eux-mêmes ont dû demander un effort un peu comparable à celui que requièrent chez nous les poésies de Mallarmé. En revanche, le lecteur le plus exigeant les prend rarement en défaut; il les admire d’autant plus qu’il les lit de plus près. Il va de soi que la meilleure des traductions n’en peut donner qu’une image affadie, à moins que de suffisants commentaires ne viennent la soutenir un peu.
Des Épodes aux Odes existe assurément une certaine continuité formelle. Mais les renouvellements sont beaucoup plus importants. Au temps d’Horace, le terme de poésie lyrique désignait deux genres très distincts : le grand lyrisme choral, austère, religieux, méditatif, décoratif, dont Pindare avait fixé le modèle et qui était mort depuis longtemps ; le lyrisme de la chanson lesbienne (Alcée, Sappho) qui, sous d’autres formes métriques, avait continué (Anacréon) à prospérer en œuvres souvent charmantes mais d’un poids bien léger. La nouveauté d’Horace fut de les conjoindre : il reprit hardiment les grands thèmes du lyrisme pindarique, mais, renonçant à l’emploi des chœurs, à l’appareil liturgique, il en fit la matière d’un chant personnel comme était celui du lyrisme lesbien. Par là, il acheva le lyrisme et l’établit à la cime de toute poésie. Les circonstances, sans doute, ont soutenu l’effort et la réussite: autour du prince, le monde paraît avoir retrouvé une certaine stabilité et l’espérance. Il redevient possible de déployer sans frémir ou sans une impression de dérision les vastes perspectives historiques, religieuses, nationales, mythiques où la vie humaine doit normalement se situer. C’est dans les premières odes du livre III, dans le Chant séculaire composé un peu plus tard (en 17), qu’on cherchera les réalisations les plus caractéristiques de ce lyrisme renouvelé : programme de gouvernement; survol de l’histoire romaine, à la vue des grands acteurs qui tissent la trame du temps, les dieux, l’or, la guerre, la piété ; méditation sur le destin de l’homme.
Presque toutes les odes sont écrites en strophes de quatre vers. C’était aussi la reprise d’une forme très ancienne mais alors presque entièrement tombée en désuétude. Ce fut, comme il apparut par la suite, un événement capital : il faut en effet dans une poésie de méditation une structure métrique très marquée, d’une étendue à peu près égale à celle de la phrase, pour que les périls du didactisme et de la rhétorique puissent être écartés.
Le lyrisme d’Horace n’est pas celui des romantiques, confession le plus souvent d’une âme séparée et tourmentée. Ce qui fonde la sérénité et le bonheur, ce qui réunit chaque homme aux autres hommes, voilà plutôt ses thèmes d’élection. On aurait tort d’y voir une faiblesse. Que serait une civilisation qui ne saurait proposer par la bouche de ses poètes aucune image du bonheur ! Les odes, en fait, sont très variées. Le lecteur moderne est souvent sensible – et il a bien raison – à celles qui lui présentent des tableaux de nature: la fontaine Bandusie (III, xiii), le Soracte blanc de neige (I, ix), les roses de l’arrière-saison (I, xxxviii). Horace était d’éducation un citadin; il découvrit la nature sur le tard quand Mécène lui eut fait cadeau d’une métairie en Sabine. Cela explique peut-être qu’il ait su donner une forme si précise, d’une netteté si aiguë à des impressions que d’autres poètes ne retrouvent qu’estompées par le souvenir: elles étaient pour lui toutes neuves.
Un quatrième livre d’Odes, publié vers 13 avant J.-C., est de qualité plus inégale. Mais certaines pièces dans leur harmonie, leur fondu ont la perfection des achèvements définitifs; en comparant IV, vii et I, iv, on mesurera ce que le poète a pu acquérir d’autorité et de force pénétrante; en IV, v ou xv, ce qu’il y a eu parfois d’un peu apprêté dans la poésie nationale d’Horace se trouve assoupli, humanisé par l’effusion d’un sentiment personnel pour Auguste; certaines confidences aussi (IV, i) sont bien émouvantes. Union de la familiarité et de la grandeur, une noblesse qui n’exclut pas les élans du cœur, l’aptitude à mêler les tons, à faire poésie des réalités les plus quotidiennes. Le lyrisme ici définit un style de vie.
Parallèlement à cet effort de création qui le rendrait immortel, il le savait bien (Odes, III, xxx), Horace, jusqu’au terme de sa vie, s’est délassé dans des œuvres plus faciles qui continuent ces entretiens qu’avaient été les premières Satires. D’abord un second livre de Satires (vers 30), puis des Épîtres (entre 20 et 10) qui formellement ne se distinguent guère des Satires que par l’adresse de chacune à un destinataire défini. Cette différence a cependant son importance. Horace était, ce semble, de ces esprits qui ne prennent tout à fait possession d’eux-mêmes qu’en présence d’autrui ; mais, selon que l’interlocuteur est tel ou tel, c’est autre chose qu’on découvre en soi; les Épîtres sont donc beaucoup plus personnelles. On a cru y découvrir l’attrait d’une sagesse nouvelle: Horace attend moins du hasard, des circonstances, de l’instant; il s’appuie davantage sur l’expérience d’un pouvoir intime qu’il a découvert en lui: sa liberté comme aptitude à accueillir amicalement tout ce qu’offre la vie. Au point de vue théorique, il prend son bien de tous côtés, grand liseur sans doute mais incapable de s’enrôler dans une école de pensée. Il est facile de le mettre en contradiction avec lui-même. C’est qu’à ses yeux la morale n’est pas faite de maximes généralisables ; elle est plutôt affaire d’attention et de jugement. Il peut conseiller, il n’a pas à enseigner; ce qu’il apporte, c’est son regard amical, sa confiance, sa gaieté, comme s’il induisait chacun à se trouver pour lui-même et à chaque instant sa morale.
Il est une de ces Épîtres qui a connu aux temps modernes une fortune extraordinaire, celle que nous appelons l’Art poétique et qui est en fait une très longue lettre (476 v.) adressée à de jeunes amis, les frères Pison, sur les problèmes du théâtre romain. C’était un sujet d’actualité, Auguste lui-même s’y intéressait et Horace l’avait déjà traité, s’adressant à l’empereur (Épîtres II, i). En fait, les problèmes propres à l’art dramatique ne sont directement abordés que dans la partie centrale (v. 153-294) de l’épître et le développement y reste un peu en l’air, faute de points d’appui dans la réalité contemporaine. En revanche, le début et la fin sont consacrés à des questions d’esthétique générale qui intéressent sans doute le théâtre mais portent, aussi, beaucoup plus loin; Horace y apparaît fort d’expériences personnelles mais aussi d’immenses lectures. Dans ce feu d’artifice de formules frappantes, devant la mobilité des points de vue successivement adoptés, souvent égaré par des polémiques dont il n’arrive plus à discerner l’objet, le lecteur moderne se décourage quelquefois. Ici encore et d’autant plus que les principes posés semblent plus inévitables, il faut pour rendre au texte sa verdeur les secours de l’érudition. Entre Aristote et les théoriciens du classicisme européen, Horace a sa position propre: plus qu’à la raison et à l’imitation, il croit à l’art parce que l’art seul, et non pas la nature, est capable de constituer des objets liés d’une nécessité interne; mais cette unité interne à laquelle il tient si fort n’inclut pas nécessairement l’unité de ton ; ses déclarations sur le drame satirique (v. 220-250) le montrent assez ; Shakespeare peut-être ne l’eût pas scandalisé.
En rapport avec la diversité de son œuvre, l’influence posthume d’Horace est à suivre dans plusieurs directions. Aux lyriques qui l’ont suivi il a légué à la fois un instrument incomparable (la strophe de quatre vers) et le modèle de ses propres exigences artistiques. À travers les chœurs du théâtre de Sénèque, le grand lyrisme horatien se prolonge éminemment dans l’hymnologie médiévale ; de ce qui n’était qu’effusion méditative ou acclamations populaires, saint Ambroise, Prudence, élèves en cela d’Horace, et leurs innombrables successeurs, ont fait les œuvres puissantes qui ont si longtemps servi de support à la liturgie chrétienne. C’est Horace encore qui, dès le Moyen Âge et d’abord en langue latine, inspire, par ses œuvres « légères », l’éclosion d’une poésie qui aboutira à Pétrarque et à Ronsard. Certaines Satires de Boileau peuvent nous donner une idée de la satire d’Horace; mais dans l’ensemble, la poésie satirique européenne prolonge plutôt Juvénal avec une inspiration plus âpre, parfois cruelle, et une tendance à la prédication. L’Épître aux Pisons , lue comme un traité de poétique, a contribué à faire croire qu’en ce domaine peut exister une canonique et comme une sorte de législation; détachées de leur contexte, certaines de ses formules ont fait une belle carrière, d’autant que chaque théoricien, heureux de s’en autoriser, les sollicitait à sa guise. Les Épîtres proprement dites sont restées inimitables, du fait de la personnalité d’Horace et de l’originalité de sa recherche morale. C’est Montaigne parmi nous qui le rappellerait le mieux; mais les Essais sont en prose et Montaigne monologue.
Personne ne songerait à mesurer d’après le nombre des imitateurs qu’il a suscités l’influence de La Fontaine sur l’esprit français. Il est présent à ceux mêmes qui l’ignorent. Ainsi Horace. Mais parce qu’il appartient à nos origines, parce qu’il est au-delà de nos divisions en cultures nationales, parce qu’il écrit en latin, il constitue une référence commune pour tout l’Occident.
Jacques PERRET
Jacques Perret, en son temps professeur de philologie latine à la Sorbonne, auteur du précieux volume "Horace" (n°53 de la collection "Connaissance des Lettres" chez Hatier en 1959) (et – très accessoirement... – "inventeur" en 1955 du sens actuel du nom "ordinateur"), a écrit cette présentation pour l'Encyclopædia Universalis.