ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

extrait de HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE LATINE

par René PICHON ( Hachette, Paris, 1898)

 

CHAPITRE VII : HORACE

— BIOGRAPHIE —

Q. Horatius Flaccus, fils d'affranchi, né à Venouse en Apulie en 65, mort en 8 avant J.-C. Étudiant à Athènes en 44-45, il s'engage dans l’armée de Brutus comme tribun des soldats ; il quitte la vie politique après Philippes (42), revient à Rome, achète une charge de greffier, publie ses "Satires" et ses "Épodes". Virgile et Varius le présentent à Mécène en 37. Il suit Mécène dans le voyage de Brindes en 37. Il devient ami d'Octave. Mécène lui donne une propriété à Tibur. Il compose alors les trois premiers livres des "Odes" et le premier des "Épîtres", et l'hymne pour les Jeux Séculaires (17) Ses dernières œuvres sont le quatrième livre des "Odes" et le deuxième des "Épîtres", y compris l'Épître aux Pisons ou "Art poétique". Vie par Suétone. Commentaires de Porphyrion et d'Acron.

— MANUSCRITS —

Un très important, le "Blandinius Vetustissimus", auj. perdu, ne nous est connu que par Cruquius. Les mss conservés (plus de 200, un grand nombre du IX ème au XI ème s.) se divisent en 3 classes difficiles à délimiter dans le détail. 8 mss contiennent la mention d'une révision exécutée par Vettius Agorius et par Felix, orator urbis Romae.

— ÉDITIONS —

édit. princeps vers 1470-73; éd. de Cruquius, 1578; de Bentley, 1711 (très hardie); d'Orelli revue par Hirschfelder et Mewes, 1885, 1891; Kiessling, 2° édit., 1890 ; Dillenbürger, 1875 (6°. édit.); Nauck et Krüger (nombreuses rééditions) Keller et Holder (édit. critique), 1864-70; Waltz, 1887; édition des Odes par Peerlkamp, 1862 (fort aventureuse); Smith, 1895; Gow, 1896; édition de l’ Art poétique par M. Albert, Hachette, 1886; trad. J. Janin et Patin.

— À CONSULTER —

Walckenaër “Histoire de la langue et des poésies d'Horace”, 2e édit., 1858; Keller, “Epilegomena à Horace”, 1880; Boissier, “Nouvelles promenades archéologiques”, p. 1-64 (la Maison de campagne d'Horace), “La religion romaine”, p. 187-220; A. Couat, “De Horatio veterum latinorum poetarum judice”, 1876; Waltz, “Des variations de la langue et de la métrique d'Horace”, 1881; Schiller, “Les mètres lyriques d'Horace”, trad. par Riemann; L. Müller, “Horace, Biographie littéraire et historique”, 1880; Poiret, “Horace”, 1889; Devaux, “Quid vere Romanum Horatii carminibus insit”, 1892.

— 1. - DÉBUTS D'HORACE —

Plus complètement que Virgile, dont l'âme rêveuse et mélancolique se réfugie volontiers dans la contemplation d'un passé lointain, Horace représente le véritable esprit du siècle d'Auguste. C'est un homme de son temps il s'occupe sans cesse de son époque, soit dans les Satires pour en railler les ridicules, soit dans les Odes pour en chanter les gloires, soit dans les Épîtres pour en diriger très doucement et très discrètement les mœurs.

C'est un provincial, et d'origine fort humble, comme son ami Virgile, mais la ressemblance s'arrête là. Au lieu que Virgile est élevé à la campagne, dans le silence et l'isolement, devant des horizons vastes et paisibles, dans un milieu propice aux recueillements intérieurs, Horace est transporté de bonne heure dans la grande ville. En allant à l'école d'Orbilius ou en flânant sur le forum parmi les marchands de légumes, il s'habitue au bruit et à l'agitation de la rue, observe cette foule bariolée, remuante. Plus tard, il apprendra à connaître la campagne, à l'aimer comme un asile reposant : mais tout d'abord il décrira plutôt des scènes de la ville ; il sera non le chantre des bois, mais le peintre exact et amusé des rues.

Son éducation, commencée par les conseils de son père, s’achève à Athènes par la fréquentation des écoles de philosophie Son père, homme de sens très droit, lui prêche une morale toute pratique, en lui montrant du doigt les débauchés réduits à la ruine ou au déshonneur. Cette sagesse bourgeoise, appuyée sur des faits et sur des exemples, est complétée par l'étude théorique de la morale. Les philosophes lui expliquent par raison démonstrative ce qu'il avait pratiqué jusqu'alors. Il lit les ouvrages des penseurs grecs, et aussi le poème de Lucrèce, dont il s'inspirera à plusieurs reprises. Il a un penchant naturel vers l’épicurisme, sans dédaigner pourtant les doctrines de Platon et des stoïciens.

Brusquement ses études sont interrompues par la guerre et la révolution. Les meurtriers de César l'appellent dans leur armée et lui donnent le commandement d'une légion. Après la défaite de Philippes, il revient à Rome « humble, les ailes coupées », decisis humilem pennis. Avec ce qui lui reste de son patrimoine, il achète pour vivre une petite charge de greffier, et, pour vivre aussi, se met à écrire des vers. Comme pour Virgile, c'est la secousse politique de 43 qui détermine sa vocation littéraire. Mais on saisit ici la différence de leurs tempéraments individuels: Virgile essaie d'attendrir ceux dont il dépend, en déguisant ses plaintes sous une forme pastorale; Horace s'y prend autrement. Enfant de la ville, il va dépeindre ce qu'il a vu tous les jours au cours de ses promenades. Se souvenant des leçons de son père et mettant à profit ses réflexions philosophiques, il va passer en revue les vices et les sottises de l’humanité. Enfin, encore tout chaud du combat, exaspéré par la défaite et la pauvreté, il se fera une arme de la poésie; tous ceux qui lui ont nui ou simplement qui l'ont agacé vont passer un mauvais quart d'heure. Il va être non pas bucolique ni élégiaque, mais réaliste, moraliste et satirique. C'est la première période de sa carrière littéraire (41-30) ; elle comprend les Satires et les Épodes, qui ne sont guère autre chose que des Satires sous forme lyrique.

— 2. - LES « ÉPODES » ET LES « SATIRES ». —

Tout n'y est pas d'égale valeur. De même que Virgile a subi au début de sa carrière l'influence de la préciosité alexandrine, Horace commence par un réalisme ou un naturalisme bien étroit et bien bas, dont il s'affranchira peu à peu par la suite.

Ce qu'il a de meilleur est emprunté à Lucilius, mais avec moins de gravité et de noblesse que chez son modèle. Sa verve railleuse ne se traduit que par des attaques contre les individus, attaques parfois spirituelles, plus souvent grossières, toujours dépourvues de portée générale. Les vols de Petillus, la vanité littéraire de Fannius, l'humeur inconstante de Tigellius Hermogène, moins encore, la voix enrouée de Caprius et de Sulcius, voilà les objets de sa raillerie. L'histoire de la dispute de Rupilius et de Persius est bien ennuyeuse. Même dans le récit du voyage de Brindes, à côté de traits pittoresques tels que la ferme enfumée avec son feu de bois humide, lacrimoso non sine fumo, il y a bien des détails fastidieux : l'indication des étapes est souvent monotone, et quand on rencontre ces vers :

Inde Rubos fessi pervenimus utpote longum
Carpentes iter et factum corruptius imbri ;
Postera tempestas melior,

« En arrivant à Rubi, nous étions bien fatigués, car nous avions beaucoup voyagé et il avait beaucoup plu, mais le temps se mit au beau »,

on croit lire le journal de marche d'un troupier plutôt que le récit humoristique d'un poète. Je ne parle pas de l'obscénité de certaines peintures, si forte que telle des premières satires est presque intraduisible; ce n'est ni de la grivoiserie spirituelle ni de la passion, c'est de la simple grossièreté. La morale aussi est triviale, tout à fait utilitaire et épicurienne. Le poète, qui raille les théories austères des stoïciens, fait dériver toute morale de l'intérêt bien entendu :

...Utilitas, justi prope mater et aequi,

« L'utilité est la mère de la justice »,

et prend ce mot dans le sens le plus étroit. Il faut fuir la débauche pour ne pas y laisser sa réputation ou son argent, ne nummi pereant. Il ne faut pas être avare :

Non tuus hoc capiet venter plus ac meus,

« Si tu es plus riche que moi, ton ventre n'absorbera tout de même pas plus que le mien. »

Dans une épode, il ne se fait pas scrupule de déclarer que, puisque Rome est agitée par les guerres civiles, il faut fuir le sol paternel, et aller chercher un pays de cocagne où l'on pourra manger et boire à l'aise. Tout cela est bien terre à terre. La satire ne s'élève pas au-dessus des allusions personnelles, ni le réalisme au-dessus des détails insignifiants, ni la morale au-dessus de l'intérêt matériel.

Horace ne tarde pas à se débarrasser de ses défauts. Deux influences surtout agissent sur lui : la fréquentation de la société polie, et la lecture des poètes grecs. On a dit que sans Louis XIV Boileau aurait fait plus de Repas ridicules ou d'Embarras de Paris, sans jamais s'élever ni aux Épîtres ni à l’Art poétique. Auguste et Mécène ont rendu à Horace un service analogue, celui d'épurer sa poésie trop violente et trop populaire. En passant de l'opposition dans la classe dirigeante, Horace perd une bonne partie des raisons qu'il avait d'être mécontent, et par conséquent d'être agressif. Puis, dans cette société élégante et raffinée, il apprend que les éclats de voix et les gros mots sont déplacés, qu'un homme bien élevé doit « ménager ses forces et baisser le ton à propos »,

Parcentis viribus atque
Extenuantis consulto;

et que « la simple plaisanterie vaut mieux que l'âpreté pour venir à bout des travers humains »,

…Ridiculum acri
Fortius et melius magnas plerumque secat res.

L'empereur, son ministre, Mécène, Pollion, Messala, tout ce public d'élite le force à se modérer ou à se civiliser. Et ainsi ce fils d'esclave, ce petit greffier, devient un auteur mondain, le poète des « honnêtes gens ».

Virgile et Varius, qui l'ont mis en rapport avec Mécène et Auguste, lui rendent un autre service, en l'initiant à la souveraine beauté de la poésie grecque. Jusqu'alors Horace y est resté étranger. S'il a imité Têrence, Lucilius, Lucrèce, il n'a guère profité des poètes helléniques. Mais voici qu'il apprend à les connaître et du même coup il s'aperçoit de tout ce qui manque à la poésie purement latine. Il renie son premier modèle, Lucilius, en lui reprochant sa facile et banale prolixité, l'irrégularité de ses vers et la dureté de son style, en un mot son indifférence esthétique. Il conçoit l'idée d'une poésie plus châtiée, à laquelle on n'arrive qu'à force de travail et de méditation, mais qui est capable de rivaliser avec les purs chefs–d’œuvre des maîtres grecs. Plus mondain, il devient aussi plus artiste.

Cela se voit à la fin du premier livre des Satires et dans le deuxième. Horace conserve tout le bon côté de sa première manière, et principalement le naturel du style. Il se défend d'être poète, la satire n'a et ne doit avoir que le langage de la prose ou de la causerie familière, sermo merus, sermoni propiora. Point de mots pompeux, mais des termes de la vie quotidienne, des métaphores familières, des proverbes rustiques ou populaires qui font sourire au milieu d’une grave dissertation. Point de tirades retentissantes, mais des réflexions décousues, des dialogues rapides et entrecoupés. Point de raffinements de versification, mais des vers souples, volontairement disloqués et prosaïques. De temps en temps, quelques peintures réalistes, mais d'un réalisme plus discret; des croquis lestement enlevés : les vieilles femmes qui reviennent du fourneau ou de la citerne, a furno redeuntes lacuque, le cabaret avec ses dessins charbonnés sur le mur, proelia rubrica picta aut carbone, un intérieur de campagne, les embarras de Rome, un dîner ridicule. Enfin et surtout des confidences personnelles. Horace nous fait complaisamment les honneurs de sa personne et de sa maison il nous parle de son père, de son éducation, de ses relations avec Mécène, de sa propriété de Tibur, nous raconte comment il passe ses journées à Rome ou à la campagne, nous apprend qu'il dîne sur une table de pierre blanche, qu'il se lève à dix heures, qu'il se promène sur la voie Sacrée, où il rencontre des fâcheux, qu'il est harcelé par des importuns qui demandent son appui auprès de Mécène. Son œuvre et sa vie sont peintes au naturel, sur un ton libre et simple, le vrai ton de la conversation.

Seulement c'est une conversation d'homme du monde, et non plus d'homme du peuple. L'âpreté railleuse s'est apaisée en ironie souriante. Parfois même Horace est trop indulgent, pour un satirique de profession dans la satire sur la noblesse, c'est à peine s'il ose attaquer ses adversaires ; il reconnaît que les honneurs publics doivent leur être réservés, et ne réclame pour les parvenus que le droit d'être estimés et aimés des grands personnages. Juvénal le prendra sur un ton moins débonnaire. Surtout les allusions personnelles ont presque disparu : il en subsiste deux ou trois pour dater le poème ; mais, dans l'ensemble, Horace ne s'attaque plus qu'à des travers généraux, aux contradictions des hommes qui ne savent jamais se contenter de leur sort, à l'avarice, à l’ambition, à la débauche, aux basses intrigues des captateurs de testaments, aux raffinements des gastronomes. Ces railleries impersonnelles sont moins dangereuses ; elles sont aussi plus philosophiques. L'invective fait place-à la méditation morale. Il y a entre les premières et les dernières satires d'Horace la même différence qu'entre la comédie d'Aristophane et celle de Ménandre. Pendant que le ton s'adoucit, la morale s'épure. Sans être bien austère, elle ne le sera jamais complètement, elle est plus grave. Horace en est encore à l'épicurisme, mais le comprend d'une façon plus intelligente. Il commence même à apprécier le stoïcisme. Dans une satire du livre II, il reproduit le discours d'un débauché récemment converti au stoïcisme ; il le raille encore de son respect pour ses maîtres et de son ton dogmatique, mais doucement; somme toute il lui fait dire un bon nombre de vérités sur les folies et les misères humaines, voire même, ce qui est plus méritoire, sur la folie des poètes. Ailleurs il se fait censurer par son esclave ; c'est une sorte d'examen de conscience très franc et très juste. Où l'on voit surtout ce progrès moral, c'est dans le discours qu'il prête au paysan Ofellus contre le luxe. La morale d'Ofellus reste toute pratique et moyenne, mais il s'y ajoute des sentiments nouveaux, le culte de l'honneur, le respect du passé, la conscience de la dignité individuelle

Quocirca vivite fortes
Fortiaque adversis opponite pectora rebus;

l'idée de l'instabilité des choses de ce monde et enfin de la mort qui vient nous arracher à toutes ces jouissances. On y rencontre même une parole vraiment désintéressée :

Cur eget indignus quisquam te divite?

« Pourquoi y a-t-il des gens pauvres qui souffrent injustement quand tu es riche ? »

Horace sort de son égoïsme primitif: sa morale est à la fois plus énergique et plus charitable, en un mot plus humaine.

A ce progrès moral correspond un progrès artistique. Horace ne se borne plus à noter tous les détails, il sait choisir et grouper, conduire un dialogue, décrire une scène faire vivre et agir des personnages. Beaucoup de ses satires sont des fragments de comédies de mœurs et de caractères. Ici, c'est le prédicateur stoïcien récemment converti, ne jurant que par ses maîtres, procédant méthodiquement, par définitions et démonstrations. Là, le gastronome pédant faisant un cours dogmatique de cuisine. Ailleurs le captateur de testaments, sans cesse aux petits soins pour le vieillard qu'il cajole, le pleurant de son mieux quand il est mort, et se remettant en chasse aussitôt après. La satire du Fâcheux fait penser à Molière; l'histoire du rat de ville a inspiré La Fontaine, mais La Fontaine n'a pas su donner à son rat ce langage sceptique de grand seigneur épicurien qui veut jouir de la vie parce qu'elle est courte :

Carpe viam, mihi crede, comes, terrestria quando
Mortales animas vivunt sortita.

La scène où Horace se représente causant avec son esclave, subissant. ses critiques en souriant d'abord, puis avec plus de froideur, et finissant par se fâcher, est d'un naturel exquis. Horace reprend le genre des togatae avec moins de verve, mais plus de finesse.

Les Épodes, contemporaines des Satires, subissent la même transformation. Au début, ce ne sont que des invectives personnelles, pleines de gros mots et de détails répugnants. Horace suit la tradition d'Archiloque, avec plus de cynisme peut-être, et met au service de rancunes individuelles, peu intéressantes, une langue d'une hardiesse que rien n'effraie. Puis peu à peu sa verve s'adoucit. Il a des railleries plus délicates: par exemple contre cet usurier qui vante les douceurs de la vie champêtre alors qu'il ne songe qu'à son argent. Sa conception de l'amour s'affine ; il arrive à l'émotion vraie, lorsqu'il rappelle à Néère ses fugitifs serments échangés à la lueur sereine des étoiles. Il s'élève même jusqu'aux grandes pensées : il s'inquiète, non seulement du sort de Mécène, mais de celui de Rome, et conjure les citoyens de s'épargner les uns les autres. C'est le sujet des dernières Épodes, où il touche à la poésie vraiment lyrique.

— 3. - LES « ODES » —

A cette date, en effet, Horace commence à composer des Odes. La poésie lyrique a jusqu'alors été négligée; c'est une lacune que la littérature latine, soucieuse de rivaliser en tout point avec la Grèce, ne peut accepter. Horace, qui s'est déjà exercé dans les mètres semi-lyriques, est bien préparé à la combler. De plus, l'empereur souhaite que de belles strophes consacrent les exploits guerriers ou les réformes pacifiques de son règne, et ici encore Horace, qu'il aime tant et qui le comprend si bien, est tout désigné. Voilà comment, de satirique et de réaliste, il devient poète lyrique. De ce que ses Odes lui ont été demandées ou commandées, de ce qu'il s'est quelquefois récusé avec une piquante modestie, en déclarant que les hauts sujets ne lui convenaient pas, on a conclu que son œuvre lyrique était une œuvre fausse, une traduction banale de Pindare, sans inspiration personnelle. C'est trop dire : « officiel » n'est pas synonyme d'« artificiel » ; et de ce qu'Horace a voulu servir la politique d'Auguste, qu'il applaudissait sincèrement avec tout son temps, il ne s'ensuit pas qu'il ait abdiqué toute personnalité. Ses premières Odes sont écrites à la veille ou au lendemain de la bataille d'Actium, et Horace n'a pas à se forcer pour être ému. La guerre civile va donc recommencer ! encore des batailles, des proscriptions ! la société, à peine raffermie, va être ébranlée ! Horace sait par expérience le mal de ces luttes intestines : il est assez naturel qu'elles le troublent. S'il parle longuement à Pollion des guerres civiles, c'est qu'il en a gardé un souvenir cuisant. S'il adjure le vaisseau de l'État de ne pas s'exposer à de nouveaux périls, c'est qu'il sait bien que cette fois la tempête l'engloutirait. S'il reproche aux Romains leur corruption, ou s'il salue les mesures réparatrices d'Auguste, c'est qu'il est encore tout épouvanté des secousses terribles et qu'il croit fermement à la nécessité d'une réforme morale. Ses craintes et ses espérances sont sincères comme celles de tous ses contemporains; et là où nous croyons voir une fade adulation, il n'y a que la confiance profonde en un sauveur de l'État.

D'ailleurs les Odes d'Horace ne sont pas si différentes de ses Satires, au moins des dernières. Que s'agit-il de célébrer en effet ? Sont-ce les combats contre les Vindéliciens et les Cantabres, la reprise des étendards de Crassus, la victoire de l'Occident latin sur les troupes d'Antoine, la terreur du nom romain imposée aux Scythes et aux Indiens ? oui, sans doute, — en partie ; mais ce qu'Auguste demande surtout à son poète, c'est de s'associer aux réformes intérieures, de lutter contre le luxe et la débauche, de vanter les vertus de l'ancienne Rome, c'est en somme de continuer sur un autre genre cette prédication morale qui fait le fond de la satire. Horace trouve là un moyen de faire concorder la tendance de son talent personnel avec les exigences du genre : il n'a qu'à ramener le sujet de ses chants à une idée philosophique ou pratique, à être moraliste dans l'ode comme il l'a été dans la satire.

Cette conception nouvelle de la poésie lyrique apparaît surtout au début du livre III ; il y a là six odes, qui sont comme un commentaire des lois morales, religieuses et sociales d'Auguste. On a voulu en faire un poème suivi, un Carmen de moribus. Sans faire un seul corps, elles sont animées. d'un même esprit moral et pratique. Chacune d'elles célèbre plus particulièrement une vertu: la tempérance ou la modération dans les plaisirs, le courage, la justice, la prudence, le patriotisme, la piété. Les légendes mythologiques ou les souvenirs de l'histoire servent à la démonstration d'une idée morale: Pollux, Hercule, Bacchus, Quirinus, deviennent les symboles de l'énergie et de la grandeur d'âme; la victoire de Jupiter sur les Géants représente le triomphe de l'intelligence sur la force brutale ; dans le passé de Rome, le poète parle peu des guerres, et montre plutôt Régulus revenant se faire tuer à Carthage après avoir fait au Sénat une sorte de sermon patriotique; ou bien il célèbre la vie dure et austère des rustiques soldats de jadis et l'oppose à l'existence efféminée de son temps. La mythologie et l'histoire se tournent en leçons de morale.

On retrouve le même procédé dans les odes religieuses Dans l'hymne composé pour la dédicace du temple d'Apollon, là où un Pindare eût raconté de belles légendes, Horace adresse au dieu une prière toute morale. Dans le Chant séculaire, à côté des détails rituels imposés par le sujet, Horace parle des lois sur le mariage ; il demande aux dieux des mœurs pures pour la jeunesse :

Di, probos mores docili juventae;

il célèbre le retour de la Paix, de la Justice, de la Bonne Foi et de l'Honneur :

Jam Fides et Pax et Honos Pudorque.

Ailleurs, il commence par raconter les amours de Jupiter et de Danaé, puis passe à une invective contre l'avarice de sorte qu'à un début mythique succède une véritable satire.

De même que les légendes religieuses, les événements de la vie quotidienne lui suggèrent des considérations morales. Un arbre manque de tomber sur lui : le voilà qui médite sur la fragilité de la vie humaine. Son ami Virgile s'embarque pour la Grèce aussitôt il se lance dans un lieu commun sur l'audace des hommes qui ne reculent devant rien :

...Audax omnia perpeti
Gens humana ruit per vetitum nefas.

Il met de la morale jusque dans les odes anacréontiques. Au milieu des couplets à boire ou des chansons amoureuses, il glisse des réflexions sérieuses, sur l'instabilité des plaisirs de ce monde, sur l'approche insensible ou rapide de la mort. Voyez l'ode à Sestius : elle débute par une peinture du printemps, puis par un appel au plaisir ; tout cela c'est la pure tradition d'Anacréon ; mais tout d'un coup le ton s’élève et devient plus grave :

Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas,
Regumque turres. O beate Sesti,
Vitae summa brevis spem nos vetat inchoare longam.

«La pâle mort frappe également la chaumière du pauvre et le palais des rois. La courte durée de la vie nous interdit les longs espoirs. »

Ces quelques mots suffisent pour que l'ode ne soit plus d'un jouisseur vulgaire, mais d'un Romain et d'un philosophe.

Enfin, assez souvent, la morale n'est plus une partie, mais le sujet même de l'ode. Ce sont là les créations les plus originales d'Horace. L'ode qui ouvre le recueil n'est qu'une peinture des agitations de la vie humaine ; l'ode à Sallustius est une satire contre l'avarice ; les odes à Dellius, à Licinius, à Grosphus, sont de véritables épîtres, pleines de conseils amicaux et pratiques, prêchant la résignation, la modération, la possession de soi-même. La morale d'Horace s'y élève encore d'un degré. Deux idées surtout le dominent, celle de la dignité humaine et celle de la mort. L'homme, parce qu'il est homme, ne doit pas céder aux fantaisies de la passion ni aux caprices de la fortune ; il jouira de la prospérité sans en abuser et sans s'effrayer de l'infortune : aequam memento rebus in arduis servare mentem. Et, parce qu'il doit mourir, il ne s'attachera pas outre mesure aux objets de ce monde, s'habituera à la pensée de sa fin, verra venir la mort avec le calme d'une intelligence supérieure et d'une volonté ferme.

Tel est le fond moral du lyrisme d'Horace. Mais ce fond est revêtu d'une forme poétique très soignée moraliste par les idées, Horace est artiste par le développement, par le style et par la versification.

Le développement poétique est en général emprunté soit à l’histoire nationale, soit à la mythologie hellénique, soit aux spectacles de la nature. Dans les grandes odes, l'élément grec et l'élément romain sont étroitement associés ; à côté de vers presque littéralement traduits d'Alcée, on rencontre des allusions contemporaines qui ne font pas disparate: telle l'ode ; à Apollon et à Diane, où les beaux noms d'Érymanthe et de Tempé transportent l'imagination dans les paysages sereins de la Grèce, tandis que la dernière strophe ramène l'attention sur César et les Bretons. Telle encore l'ode Quem virum aut heroa, où les dieux de la fable et les héros de Rome font un double cortège à la grande figure de l'empereur. Quant aux descriptions de la nature, elles se rencontrent plutôt dans les odes familières ou légères. Elles se ramènent à deux thèmes principaux : celui des grâces riantes du printemps, ou celui des rigueurs de la tempête et de l'hiver. Elles ne sont pas traitées pour elles-mêmes, mais servent d'accompagnement aux sentiments personnels du poète : la succession rapide des saisons l'avertit de l'instabilité de la vie ; les objets extérieurs deviennent les symboles des idées.

Le style d'Horace dans les Odes est d'une rare perfection. Il assouplit, il brise la massive période latine, pour la plier aux exigences de ces mètres légers; et, s'il conserve encore un peu trop de la lourdeur primitive, il arrive à créer une langue lyrique chez le peuple le plus prosaïque. Il n'y parvient pas sans efforts; lui-même compare sa tâche à celle de l'abeille diligente et se plaint de son laborieux et humble travail, operosa parvus carmina fingo. Les résultats d'un pareil travail ne peuvent s'apprécier que par une lecture attentive ; il faut démonter pièce par pièce cette machine si délicatement assemblée. Alors on voit tous les procédés de ce style les débuts d'une attaque vive et soudaine, les fins de strophes ou de pièces appuyant sur une idée importante ou une image énergique, les rejets qui détachent les mots de valeur, les inversions qui permettent de rapprocher les termes qui s'appellent ou s'opposent, les alliances de mots ingénieuses ou fortes. Ces procédés ne visent qu'à rendre les idées dans toute leur plénitude et leur précision ; jamais la forme n’est vide ; sa beauté lui vient de son exacte adhérence avec la pensée.

Artisan de mots Horace est aussi un artisan de rythmes. Il naturalise à Rome les combinaisons strophiques d'Alcée, de Sapho, d’Anacréon, des Alexandrins. Mais il leur donne un caractère bien romain en les fixant avec plus de précision ; la métrique grecque, un peu flottante, se solidifie chez lui. De plus, il affecte chacun des rythmes principaux à une destination particulière (J'ai donné les preuves à l'appui de cette idée dans la Revue de Philologie, avril 1893.). Déjà dans les Épodes on voit que les mètres iambiques sont employés dans les œuvres d'inspiration satirique, et les mètres dactylo-ïambiques dans les pièces anacréontiques. Dans les Odes, les strophes asclépiades sont réservées aux chansons amoureuses ou bachiques, aux billets intimes, aux souvenirs personnels. Le mètre alcaïque est employé dans les grandes odes patriotiques ou philosophiques, dans les pièces d'apparat ou de commande, c'est le plus vif, le plus varié, et aussi le plus ample et le plus continu, celui qui se prête le mieux à l'élan, à la période, au mouvement oratoire de la pensée. Le mètre saphique, plus monotone, plus calme, avec sa clausule qui marque une pause, sert à produire une impression de gravité et de paix : l'auteur en use dans les pièces religieuses, dans les méditations morales, ou dans les odes amoureuses d'un sentiment apaisé. Cette exacte correspondance révèle l'artiste attentif à la valeur des moyens d'art, le Romain mettant partout l'ordre et la règle, le classique soucieux de l'accord entre la forme et le fond. L'activité lyrique d'Horace est à peu près toute contenue entre 31 et 23. Quelques années plus tard, il publie bien un quatrième livre d'Odes ; mais ce recueil, composé sur la demande expresse d'Auguste, n'apporte rien de nouveau, sauf peut-être une conscience plus nette de la dignité de la poésie (ode Ne forte credas interitura); le succès de ses œuvres lui permet de prendre un ton plus haut. Pour le reste, le quatrième livre continue la tradition des trois premiers, avec un peu d'effort, lorsque le poète cherche à s'échauffer sur les victoires insignifiantes de Tibère et de Drusus. C'est ce quatrième livre surtout qui, par son enthousiasme factice, mérite le mieux les reproches qu'on adresse parfois aux odes d'Horace.

— 4. - LES « ÉPÎTRES » MORALES. —

En réalité, l'originalité d'Horace s'est tournée d'un autre côté, vers les Épîtres. Les Épîtres, qui rappellent les Satires par certains côtés, s'en distinguent pourtant. On y retrouve les détails familiers, le style simple et naturel, l'ironie légère et discrète, par exemple lorsque Horace trace le portrait du sage « parfaitement libre, parfaitement beau, parfaitement heureux,... sauf quand il est enrhumé » :

Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum,
Praecipue sanus, nisi cum pituita molesta est;

ou bien lorsqu'il s'appelle « pourceau gras et luisant du troupeau d'Épicure » :

Pinguem et nitidum...
… Epicuri de grege porcum.

Mais le style et la versification y sont plus soignés que dans les Satires; il y a moins d'attaques contre les mœurs de l'époque, et même moins de confidences personnelles. A part une invitation à Mécène, une lettre d'envoi à Auguste, une lettre à son jardinier de Tibur, une autre à Numonius Vala pour lui demander des renseignements sur les bains de mer et l'adieu à son livre, Horace parle peu de lui. Les Épîtres sont surtout des exhortations adressées aux jeunes gens de l'entourage d'Auguste; elles continuent, sans parure poétique ou mythologique, le genre inauguré dans les odes à Licinius ou à Dellius ; ce sont presque des lettres de direction morale Horace commence par indiquer dans sa dédicace à Mécène les principes sur lesquels il appuie ses préceptes, il s'avoue franchement éclectique :

Nullius addictus jurare in verba magistri,

s'inspirant des stoïciens aussi bien que des épicuriens, prenant partout ce qui peut modérer les passions, calmer les craintes, faire une vie noble et harmonieuse. C'est d'après ces principes, plus élevés que ceux de sa jeunesse et voisins de la gravité stoïcienne, qu'il répond aux jeunes gens nobles ou riches qui le prennent pour guide dans la science du monde et de la vie. Il enseigne à Lollius comment il doit user de ses lectures pour le profit de son âme, tirer de l’Iliade une leçon de sagesse et de prudence, de l'Odyssée une leçon d'énergie virile :

… Quid virtus et quid sapientia possit.

Il envoie aux officiers de l'état-major de Tibère des recommandations au sujet de leurs travaux et de leurs disputes, essaie de réconforter le faible et mélancolique Tibulle, prouve à Numicius que le détachement de tous les objets matériels, nil admirari, est la source du vrai repos, à Fuscus que la simplicité de la vie rustique engendre plus de vrais plaisirs que le luxe des villes, à Quinctius que c'est le sentiment intérieur, et non la gloire inconstante, qui fait le bonheur réel. Il insinue délicatement à Celsus qu'il ferait bien d'adoucir ses manières hautaines, à Iccius qu'il doit s'estimer heureux de la fortune qu'il possède déjà. Il raille en Bullatius l'humeur sombre et désenchantée, le pessimisme affecté, et se rencontre avec Sénèque lorsqu'il dit finement :

Caelum,, non animum mutant, qui trans mare currunt.

« Tous ces voyageurs d'outre-mer changent de climat, mais non d'âme. »

Pour ceux qui ne sont pas grands seigneurs, mais clients des grands seigneurs, il trace une sorte de code du savoir-vivre. Dans les deux épîtres à Scaeva et à Lollius, il prémunit ceux qui veulent parvenir auprès des grands contre les deux écueils opposés, l’excès de complaisance et l'excès de franchise. Chaque épître, en somme, remédie à quelque vice, répond à quelque besoin ; leur réunion constitue une espèce de cours de morale à l'usage des gens du monde. Sans doute, Épictète et Sénèque s'entendent mieux à tremper les volontés pour une lutte énergique, et les prédicateurs chrétiens savent mieux consoler la souffrance des humbles. La morale d'Horace n'en a pas moins son prix, si l'on songe à l'époque et à la classe à laquelle elle est destinée : à cette aristocratie brillante et oisive, qui n'avait ni à lutter ni à souffrir, Horace a enseigné l'art de jouir de son repos discrètement et noblement, d'éviter les débauches grossières et la poursuite trop âpre de l'argent, d'user sagement de la vie et d'attendre tranquillement la mort. Il est passé chez les modernes plus d'un de ces conseils ; le souvenir d'Horace entre pour beaucoup dans ce que Sainte-Beuve a si joliment défini sous le nom de « morale des honnêtes gens » ; et, si c'est ailleurs qu'il faut chercher des leçons d'héroïsme ou des consolations mystiques, on peut demander à Horace la science des devoirs pratiques et des vertus moyennes.

— 5. - LES « ÉPÎTRES » LITTÉRAIRES. —

Parmi les travers dont le poète se raille, est la manie d'écrire; c'est ainsi qu'il se trouve amené à passer des questions morales aux questions littéraires. Il les traite toujours sous cette forme de l'épître, évitant tout appareil didactique : c'est dans une lettre à Auguste qu'il agite la grave question des anciens et des modernes, et ce que nous appelons l'Art poétique n'est qu'une épître adressée aux fils de Pison qui voulaient s'exercer dans la tragédie. De là vient qu'il y a dans les doctrines littéraires d'Horace un peu de vague et de décousu; il ne fait pas de théories, ne compose pas un traité dogmatique et suivi, s'amuse plutôt à railler les mauvais écrivains. Cependant ses idées sur la poésie peuvent se ramener à trois principales : la poésie est un art très noble, et non un divertissement de salon; par suite elle est très difficile ; enfin, si l'on veut à toute force s'y hasarder, il n'y a de salut que dans l’imitation des Grecs.

Horace place très haut l'objet de la poésie : il lui assigne une fonction morale, sociale, religieuse ; le poète pour lui est un éducateur de la cité, utilis urbi, presque un prêtre. Autrefois, la poésie n'a-t-elle pas créé et gouverné les sociétés? n'a-t-elle pas popularisé les préceptes de vertu et de courage ? Horace lui-même n'a-t-il pas été près des dieux l'interprète de Rome ? Ce serait donc faire tort à la poésie que de la réduire à un badinage d'amateurs.

Or à cette époque ce sont des amateurs désœuvrés qui se jettent sur la poésie. Horace défend son art contre cette invasion de dilettantes superficiels. Pour les en éloigner, il en exagère les difficultés, insistant sur la part de métier que contient l'art d'écrire. Déjà, dans une épître à Florus, il félicitait ironiquement les courtisans de Tibère de n'avoir pas peur de puiser aux gouffres profonds de Pindare

Pindarici fontis qui non expalluit haustus,

et de déchaîner leur fureur dans des tragédies pompeuses

Tragica desaevit et ampullatur in arte.

Ce ton de raillerie déguisée est plus sensible encore dans l’Art poétique ; il se moque des écrivains incohérents, des maniaques, des flatteurs complaisants ; il énumère toutes les fautes contre la vraisemblance, l'unité, le bon goût, l'usage de la langue; bref, il s'attache moins à diriger les apprentis poètes qu'à les décourager.

Cependant il existe un moyen d'échapper à tous ces écueils c'est d’imiter les Grecs. Horace rompt absolument avec l'ancienne littérature latine, où il ne voit que de vieux textes incompréhensibles des épopées ridicules ou de plates bouffonneries. Tout au plus veut-il reconnaître aux Romains un souffle tragique assez puissant, spirat tragicum satis, mais cela même est gâté, d'abord par l'absence de soin et de travail, et ensuite par les préoccupations bassement utilitaires. La Grèce seule possède la notion de l'art désintéressé :

Praeter laudem, nullius avaris,

de la forme pure et parfaite; seule elle enseigne à châtier son style, à composer un ensemble, à éviter la vulgarité aussi bien que l'emphase; ses poètes donneront à leurs disciples la mesure et l'harmonie. Et ses philosophes apprendront à penser :

Rem tibi Socraticae poterunt ostendere chartae;

il faudra les avoir lus, et surtout avoir regardé le monde pour une œuvre sérieuse, appuyée sur une profonde vérité psychologique, car la poésie doit être une image de la vie et une leçon pour l'humanité. Perfection esthétique et utilité pratique, voilà les deux qualités qu'Horace trouve chez les Grecs, et qu'il conseille aux Latins, parce qu'il les a lui-même.

Ainsi, l'Art poétique apparaît comme la consécration des œuvres personnelles de l'écrivain ; il y a dans toute sa carrière, malgré les changements de genres, malgré les progrès accomplis, une remarquable unité. Horace est essentiellement un moraliste et un artiste. Sa morale et son art s'élèvent graduellement; l'une part d'un épicurisme un peu bas pour aboutir à un demi-stoïcisme ; l'autre, d'abord engagé dans les bas-fonds d'un réalisme trivial, finit par devenir vraiment classique. Mais il n'est pas d'ouvrage où l’on ne retrouve ces deux tendances. Sous les attaques de la satire comme sous les allusions mythologiques de l'ode, on sent le même fond philosophique ; et, d'autre part, le style familier des Satires et des Épîtres n'a pas coûté moins de travail que le lyrisme savant des Odes. L'originalité d'Horace est dans l'union de ces deux qualités, ou, si l'on veut, de l'esprit romain et du génie grec. Il a pris les préceptes pratiques de la morale latine, et les a revêtus des formes charmantes de l'art hellénique. Son œuvre, pour employer une métaphore que lui-même eût aimée, c'est le vin fort et vigoureux du Cécube versé dans un beau vase athénien.

René PICHON

 


 
[ Scan + OCR à partir de la numérisation en mode image disponible sur le site de la BNF ]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en novembre 2003 ]

 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]