( Mors ) Imminet et tacito clam venit illa pede.
( Tibulle, I, 10, 34 )
Étoiles poussières de flammes
en août qui tombez sur le sol
tout le ciel cette nuit proclame
l’hécatombe des rossignols
mais que sait l’univers du drame
( Aragon, Les Poètes, Prologue )
LA mort de Albius Tibullus est engloutie dans un silence presque absolu. Nous en parlent seulement une épigramme de Domitius Marsus [1], à peine plus d’un vers d’Ovide [2] unissant tous deux Tibulle à Virgile, puis l’épicède célèbre de Amores (III, 9) d’Ovide. Cela est peu pour un poète que Quintilien (X, 1, 93) place au premier rang des élégiaques. Ovide n’a jamais cessé de vouer une admiration sans borne à Tibulle, culte Tibulle (Amores, III, 9, 66), ingenium come (Tristes, V, 1, 18). C’est de lui, avant Properce et Gallus, qu’il parle le plus. [3]
Une lecture attentive de l’épicède soulève en nous quelques questions, éveille certains soupçons sur le genre de mort qu’aurait connue Tibulle. Nous en empruntons une part à J-Y Maleuvre, nous en ajoutons d’autres [4] : dans Amores, III, 9, Ovide nous présente une mors inportuna (v.19) et non pas aequa - équitable, telle celle d’Horace qui n’épargne ni les puissants ni les faibles : Pallida mors aequo pulsat pede ... (Odes, I, 4, 13-14); elle profane tout ce qui est sacré, abat implacablement sa main sur tous. (v.19-20)
La personnification de la mort ici violente doit-elle être mise sur le compte de la douleur ressentie par Ovide ? N’est-elle qu’une allusion (mimesis) à Tibulle interpellant Mors nigra, atra Mors, la suppliant d’écarter ses mains rapaces (Tibulle, I, 3, 4-5) ? Pourquoi dresser à l’entrée du tombeau du tendre Tibulle les deux colonnes que sont Memnon et Achille, héros épiques tués au combat ?
Quels liens établir entre la violence guerrière et la douceur de l’élégiaque qui n’a jamais connu que les joutes amoureuses ? Pulcher Iule (v.14) renvoie à un autre descendant d’Énée, je veux dire l’empereur Auguste. Vénus elle-même (v.15-16) est-elle réellement attristée par la mort du poète alors que celle d’Adonis à laquelle Ovide la compare, engendra plutôt chez la déesse une certaine froideur (Ovide, Mét., X, 722 sq) ?
Les propos qui nous content l’accueil de Tibulle aux Champs Élysées par Calvus, Catulle et Gallus sont singuliers voire, pour Gallus, téméraires (v.61-65) : certes tous trois furent des élégiaques, mais que penser de leur disparition ? Le Véronais fut probablement assassiné à 30 ans (La pièce 116 faussement attribuée à Catulle en fait part) ; Calvus est mort à l’âge de 35 ans ; Gallus tombé en disgrâce auprès d’Auguste se suicida en 26 a.C.n., et fut victime de la damnatio memoriae ordonnée par Octave.
Albius Tibullus avait 30 ans lorsqu’il les rejoignit. Quelle fut sa mort ? La même peut-être que celle subie par Publius Vergilius Maro duquel, en ses derniers instants, n’était pas loin, hasard ou nécessité, l’empereur Auguste.
In illo tempore Mort avait des goûts d’esthète, se régalait de la chair des poètes...
Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse aux circonstances de la mort de Tibulle, nous allons procéder à une enquête qui se veut la plus honnête, la plus méthodique et la plus pointue possible.
Et pour ce faire, nous allons interroger Horace.
1) Albi, vos papiers !
Albi (Horace, Épîtres I, 4, 1 et Odes, I, 33, 1) a fait couler beaucoup d’encre. Ce personnage, s’il s’agit du même dans les deux poèmes horatiens, est-il, oui ou non, Albius Tibullus, chantre de Delia et Nemesis et amant de Marathus ? Est-ce bien le poète élégiaque mort en 19 a.C.n., annus horribilis qui vit disparaître également le maximus vates, Virgile ? Peut-on l’identifier au Vergilio comitem salué par Domitius Marsus dans l’épigramme citée plus haut (note 1), incluse sans doute dans un recueil au titre ambigu Cicuta–“Le Pipeau“ mais aussi “La Ciguë” ?
Cartault, Villeneuve, Ponchont, Courbaud et Ball le pensent. Izaac et Brouwers eux refusent d’identifier Tibulle à Albi. [5] Étrangement, parmi les commentateurs précités [6], aucun n’a relevé les échos lexicaux pourtant évidents que l’on trouve entre Tibulle, III, 19 et Horace, Épîtres, I, 4. [7]
Toutefois J. Préaux qui identifie Albi à Tibulle mentionne Tibulle, III, 19, 7-10 dans son commentaire sur Horace, Épîtres I, 4, 4 mais ne va pas plus loin dans l’étude des correspondances lexicales entre les deux œuvres. [8]
En voici un relevé complet:
Tibulle, III, 19 | Horace, Épîtres, I, 4 |
v.8: sapit | v.5: sapiente |
v.9: sapere | |
v.8: tacito | v.4: tacitum |
v.9: silvis | v.4: silvas |
v.10: nullo...humano pede | v.4: reptare |
v.11: curarum | v.5: curantem |
v.12: curam | |
v.18: timor | v.12: timores |
Ces résonances lexicales sont trop nombreuses pour être fortuites, elles se situent de plus dans deux œuvres qui relèvent d’un genre différent, elles n’ont rien à voir non plus avec la sacro-sainte mimesis. Aussi, devons-nous admettre l’existence volontaire d’un réseau de relations entre ces deux poèmes. Enfin, le ton inhérent aux Épîtres, à cette forme de Correspondance, renforce encore si besoin était la certitude que Tibulle, III, 19 et Horace, Epist., I, 4 se répondent l’une à l’autre.
Il conviendra de préciser la nature de ces relations et leurs raisons d’être.
Quoi qu’il en soit, au vu du tableau qui précède, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que Albi (Epist, I, 4) et Tibullo (Tibulle III, 19, 13) sont une seule et même personne, désignent Albius Tibullus, le poète élégiaque. Cela n’implique pas ipso facto que les auteurs de Épîtres, I, 4 et Tibulle, III, 19 soient respectivement Horace et Tibulle. Si aucun commentateur n’a remis en question la paternité de Épîtres I, 4, Postgate accorde celle de Tibulle III, 19 à un plagiaire anonyme. [9]
2) Douce inhumaine. (Horace, Odes, I, 33, v.2.) [10]
Ponchont, se référant à Horace, Odes, I, 33 estime après Cartault que “ la maîtresse innommée” de Tibulle III, 19 est immitis Glycerae. “Cette liaison se placerait entre celle du poète avec Delia et celle avec Nemesis”. [11] Albi, in Odes, I, 33 serait donc aussi Tibulle. Il faut alors considérer Tibulle III, 19 comme une élégie triste – miserabilis elegos – composée à la suite d’une rupture amoureuse. Cette interprétation est fâcheusement réductrice et illustre bien la démarche maladroite qui consiste à reporter sur les élégiaques latins les caractéristiques de l’élégie des XVIIè et XVIIIè siècles français : “La plaintive élégie en longs habits de deuil ; La tendre élégie et sa grâce touchante.”
La faiblesse de l’hypothèse de Ponchont est patente : non seulement Tibulle III, 19 ne nomme pas sa maîtresse – ce qui laisse place à toutes les identifications possibles –, mais cela suppose également que l’élégie ne puisse être appréhendée qu’à la lumière de Odes, I, 33. Or, le tableau précédent le souligne, l’Épître I, 4 est plus probante. Enfin s’appuyer comme il le fait sur le seul témoignage d’Ovide (Amores, III, 9, 31-32) est excessif puisqu’on ne peut rien en tirer quant au moment de l’apparition de l’inconnue dans la vie de Tibulle. Mieux, si Ovide et Tibulle en taisent le nom, c’est peut-être qu’elle n’a jamais existé, du moins en tant qu’être de chair et de sang.
Démasquer Albi et Glycerae n’est pas chose aisée, et ce qui vient d’être souligné dans ce premier chapitre consacré aux identifications n’a pas la prétention d’y être parvenu, loin de là. Tout au plus avons-nous tracé quelques sentiers d’approche.
Mais on ne peut fermer les yeux sur les correspondances lexicales entre Horace, Épîtres I, 4 et Tibulle, III, 19. Nous nous proposons maintenant d’étudier ces deux poèmes, de les commenter à la lumière l’un de l’autre.
1) Albi .....candide iudex...... ( Epist., I, 4, 1)
Les premiers mots de l’épître étonnent déjà : Horace qualifie Tibulle de “loyal critique” littéraire de ses Satires et Épîtres : sermones s’applique selon Horace lui-même aux deux recueils. [12]
Il est étrange de citer Tibulle, plutôt que Mécène, ou Virgile, voire Auguste, tous trois très proches du Vénousan et de ce fait plus habilités, pour des raisons différentes certes, à juger son œuvre. Étrange aussi de mentionner Tibulle qui, s’il fait partie de la famille des poètes, s’il a eu des contacts indirects ou même directs avec Horace, ne faisait pas partie du même cercle littéraire dont il ne dut jamais être très proche. Alors qu’il n’écrivit que des élégies, pourquoi a-t-il été considéré comme capable de critiquer ses Sermones ?
Étrange également qu’aucun autre témoignage ne mentionne ce rôle apparemment si important de l’élégiaque.
Il est étrange enfin qu’Horace ne s’attarde point dans l’épître sur ce rôle de Tibulle, ne le développe pas d’une manière ou d’une autre, mais brutalement passe à autre chose.
À moins qu’il ne faille comprendre autrement sermonum candide iudex. Nous y reviendrons.
2) Quid nunc te dicam.....bonoque est. (idem, 2-5)
On ne s’est pas avisé qu’Horace s’interroge non pas sur les activités possibles de Tibulle dans la région de Pédum mais bien sur ce qu’il va en dire. En effet, il n’y a vraiment aucune raison philologique pour que l’interrogatif quid ne porte pas sur le seul dicam. Autrement dit, Horace sait pertinemment bien à quoi s’occupe Tibulle, son problème est la manière de nous le communiquer.
Pourquoi procéder de la sorte ? Pourquoi ne pas dire les faits simplement ?
Il pose une alternative, qui à mes yeux est fondamentale et qui elle non plus n’a pas été relevée. La voici : ou bien, Tibulle écrit des œuvres dans le genre des opuscula de Cassius de Parme de manière à le surpasser, ou bien silencieux il “rampe-reptare”, plongé dans des pensées philosophico-morales.
Cette alternative est singulière et quelque peu inquiétante : voici un écrivain contraint de choisir entre écrire ou se taire, comme si les deux activités s’excluaient l’une l’autre, étaient inconciliables. Pour bien la comprendre, il convient de mieux faire connaissance avec Cassius de Parme.
Il fut l’un des meurtriers de César, le “père plus qu’adoptif d’Auguste” ; il a composé des tragédies et des épigrammes, et diffama Auguste. De lui ne nous restent que quelques témoignages, ceux de Suétone (Auguste, 4, 4), de Quintilien qui cite un de ses scazons (V, 11, 24) , de Cicéron. (Epist, XII, 13.) et de Valère Maxime (Actions et paroles mémorables, I, 7, 7).
Peu d’indices donc. Mais il y a tout lieu de penser que scribere.. Cassi Parmensis pointe son doigt sur des écrits hostiles tels ceux que Cassius l’épigrammatiste adressait à Octave. Il doit donc y avoir des traits semblables entre l’élégant Tibulle –culte Tibulle– (Ovide, Amores, III, 9, 66.) et Cassius de Parme. Mais Tibulle ne cite jamais Auguste : comment aurait-il pu le diffamer, à tout le moins l’égratigner ? Aurait-il, pure hypothèse, trempé dans un complot contre l’empereur ? Serait-il un Janus dont nous ne connaissons que le seul visage “ tendre et élégant” ?
Par ailleurs la mention de Cassius de Parme, réduit au silence par Octave, nous invite à envisager le pire pour Tibulle : si jamais il dépassa ou simplement égala le pamphlétaire dans ses œuvres, à coup sûr est-il devenu lui aussi silencieux tacitum. Il n’ y a pas en vérité d’alternative : l’interrogation disjonctive “scribere.... an tacitum reptare” contient en elle-même sa réponse.
Nous la connaissons.
3) Non tu eras...
Horace , nous venons de le dire, sait à quoi s’occupe Albi. Et de ce qui précède nous avons tout lieu de penser qu’il est mort. Eras le souligne qui ne peut ni faire allusion à une page tournée (laquelle ?) de la vie d’Albius, ni être considéré comme un imparfait épistolaire.
Quel était donc cet Albius pour que sa mort fût à ce point occultée, pour qu’Horace en parlât en des termes aussi sibyllins ? Ou plutôt, quelle fut la cause de sa mort ?
4) Quid voveat....sperabitur hora. ( 8-14)
Ce passage est indigne d’Horace. Pour trois raisons :
Tout d’abord, Tibulle pourtant qualifié de “critique loyal de ses sermones”, devient aux yeux d’Horace un nourrisson – alumno – à qui il convient de donner des leçons de morale et de philosophie. Tibulle, plongé dans l’intelligentsia romaine ne pouvait ignorer l’existence des œuvres d’Horace. Il avait lu ses œuvres et n’avait donc point besoin de ces leçons.
Puis l’élégiaque lui-même a formulé une morale sur le bon usage des richesses (artem fruendi, Epist, I, 4, 7.) ; lui-même est sensible au temps qui passe, à tout le moins à la fugacité de la beauté et de la jeunesse. [13] Les leçons d’Horace lui sont inutiles, voire méprisantes. Enfin le contenu de ces leçons est d’une banalité confondante : suite de maximes prêtes à porter. C’est de l’Horace s’auto-plagiant, particulièrement aux vers 13-14. Qualifier cette philosophie de “carcasse de lieux communs“ serait-il dû à un effacement de notre sympathie envers Horace, comme le pense J. Perret ? [14]
Le Vénousan nous avait habitués à de plus hauts sommets. (Sur la brièveté de la vie : Odes, I, 4, 15 ; I, 9, 14 ; I, 11, 8 ; Sur le bon usage des richesses : Odes, II, 16 ; III, 16 ; Épode XIII, 4 ; Épîtres, I, 1.)
Nous serions en réalité plus en sympathie avec le poète si nous mettions ses vers sur les lèvres d’un autre, si nous admettions la présence d’un autre locuteur.
5) Me....porcum. (v.15-16.)
Les derniers mots de l’Épître – Epicuri de grege porcum – ont suscité de nombreuses interprétations, jamais convaincantes. C’est que toutes considèrent que la personne ici visée est Horace [15]. Or celui-ci a toujours affirmé son indépendance face à toute école philosophique (Épître I, 1, 14). Éclectique, pourquoi se réclamerait-il aujourd’hui du seul Épicure ? S’il eut des affinités épicuriennes, on s’accorde à dire qu’elles avaient disparu à l’époque des Épîtres [16]. Cela n’est pas non plus un clin d’œil à l’épicurisme de Tibulle : les couleurs épicuriennes des élégies et de III, 19, 7-10 en particulier sont bien pâles, ne sont pas propres à l’école du Jardin et se voient de plus totalement effacées par la suite du poème. Quant aux vers 13-14 de l’épître I, 4, ils sont plutôt d’inspiration stoïcienne [17].
Souligner d’un trait aussi appuyé son appartenance au Jardin est à l’opposé de la dissimulatio par ailleurs si finement utilisée par Horace. Se qualifier de pourceau gras et luisant ; se déprécier à ce point [18] devant Tibulle ; recourir à un terme (grex) péjoratif rappelant les attaques de Cicéron contre Pison [19] n’est en rien humoristique ou alors c’est d’un humour douteux impossible à prendre même au 36è degré : le “rire horatien“ parviendrait-il ainsi à soulager l’élégiaque des soucis qu’il dévoile en III, 19 ?
Enfin, ce ne serait pas lui-même mais bien plus Épicure qu’il mépriserait [20] : cela ne correspond pas au caractère d’Horace qui sait par ailleurs que les adeptes du philosophe n’ont rien de porcin.
Est-ce uniquement pour le jeu sonore Cum / Epicuri / porcum qu’il écrivit ce vers, plaisir d’esthète ?
Ce sont les compagnons d’Ulysse parce qu’ils furent déraisonnables et cupides, qui furent changés en porcs amis de la boue (Epist, I, 2, 24-26) ; ces mêmes compagnons, crudi tumidique – rotant et gonflés, ont préféré les plaisirs défendus à leur propre patrie. (Epist, I, 6, 61-64). Soigner sa peau exagérément, in cute curanda plus aequo, caractérise les jeunes Phéaciens (Epist, I, 2, 29.)
Ainsi, un porc gras, luisant, à la peau bien soignée symbolise plutôt le sybarite, déraisonnable et cupide et irresponsable... qu’Horace n’a jamais été.
A la fin de ce deuxième chapitre, il nous faut donc nous rendre à l’évidence : l’épître I, 4 composée par Horace n’a pas Horace pour locuteur. C’est la seule solution pour expliquer le contenu et le ton de cette épître. Seule solution également pour comprendre les relations entre elle et Tibulle, III, 19. Seule solution enfin pour saisir la lourde réalité exprimée dans l’élégie Tibulle, III, 20.
Quel est donc ce mystérieux locuteur qu’a mis en scène Horace, avec une telle habileté et un génie tel que rarissimes sont les lecteurs qui ont remarqué le subterfuge ? [21]
L’extrême souci du poète à cacher avec prudence son visage, tout en permettant au lecteur attentif de le découvrir montre clairement qu’il était puissant, et qu’il y avait grand danger à le présenter sans masque.
Dès lors, nous n’avons pas le choix.
L’expérience est probante qui nous fait relire l’épître I, 4 avec le masque d’Auguste :
— L’allusion à Cassius de Parme prend tout son sel, lui qui fut mis à mort sur ordre du bon Octave.
— “Considère chaque jour, comme le dernier à vivre ; chaque heure à vivre est toujours bonne à prendre, inespérée.”
(v.12-14) : voilà autant de menaces, autant de cynisme de la part du maître du temps, de celui qui a droit de vie et de mort
sur l’ensemble des citoyens.
— Se présenter comme une nutricula, traiter les autres de alumni
est typique d’Auguste : il suffit de lire sa correspondance, en particulier celle adressée à son petit-fils Gaïus, alors âgé de 20 ans :
“Ave, mi Cai, meus asellus iucundissimus – Salut, mon
Gaius, mon petit âne adoré...” [22]. Ce ton infantilisant, sirupeux, moqueur, méprisant même se retrouve aussi dans une lettre
adressée à son ministre (!) Mécène : “Porte-toi bien, miel des nations, mon petit miel, ivoire d’Étrurie...” [23].
Pourtant nous ne possédons à ce moment aucun élément qui permette d’ envisager Auguste dans la peau de l’assassin de Tibulle.
De fait, nous ne lisons rien dans les élégies qui soit hostile à Auguste et à son principat au point de mériter la mort. L’empereur, nous l’avons dit n’y est jamais cité.
Cette indifférence de Tibulle envers le Maître pouvait-elle, à elle seule susciter sa colère ? Au point de mériter la mort ? [24] Non, assurément. Mais nous lisions mal.
A dire le vrai, il y a des élégies sous les élégies. Et cela a été démontré de brillante façon [25]. Nous apparaît alors un Tibulle épigrammatiste, diffamateur, démasquant un “Anti-Ego” sybarite, déraisonnable, cupide et irresponsable : Auguste tel qu’il apparaît chez Suétone ou chez l’auteur anonyme de l’Epitome de Caesaribus (I, 24 : Cumque esset luxuriae serviens...), chez Tacite et bien d’autres.
Tel est l’autre visage du poète–Janus : celui d’unTibulle, résistant, combatif, mordant, fustigeant l’empereur qui depuis Actium incarne à ses yeux ce qu’il hait le plus : guerres, sang, vices, oppression.
Tapi à l’ombre de ses forêts qu’il croyait salubres – silvas inter salubris (Épîtres, I, 4, 4); secretis silvis (Tibulle, III, 19, 3) – le tendre élégiaque sait se faire féroce. Enfouie au creux de ses vers mielleux se cache la pointe. Lui convient bien l’emblème de l’épigramme choisie par le cavalier Marino : “L’abeille subtile, habile à planter son dard et à extraire, de la piqûre, le miel” [26].
L’élégie I, 10 est la première en date des élégies de Tibulle, composée juste après Actium.
Horreur de la guerre, honneur à la Pax candida : tels en sont les deux thèmes.
Tibulle hait la guerre animée par la cupidité, la soif de l’or. S’adressant aux Lares de ses pères, il leur promet – le sens se dégage facilement malgré une malheureuse lacune – s’ils écartent les traits d’airains (et) en victime une truie campagnarde issue de mon étable bien remplie – hostiaque e plena rustica porcus hara (v.26) : C’est le seul emploi de porcus dans l’œuvre de Tibulle et il est intéressant au moins à double titre :
— d’abord la faiblesse d’inspiration du vers déjà soulignée par Maleuvre [27] : hostia rustica porcus – une victime ou une truie campagnarde (À quel nom accorder rustica ? Y aurait-il d’autres truies que campagnardes ?)
— Puis cette truie est offerte aux dieux Lares dont le culte très ancien reprend vigueur à l’époque d’Auguste [28].
Voilà deux marques voulues par Tibulle pour attirer notre attention : qu’offre donc ce vers de si particulier ?
Rien, si ce n’est la présence d’une des caractéristiques de la cacozelia latens, à savoir l’anagramme.
Ce vers en présente trois puisque hostiaque e plena rustica porcus hara donne :
–––––> CAESAR OCTAVIANUS EPICURUS (i)
Ce vers n’est même qu’anagrammes.
Ainsi, la victime que Tibulle offrira pour apaiser la colère des dieux Lares est une truie, mais cette truie est César, i.e Octave. Octave, cause des guerres, vainqueur d’Actium, et ennemi de la Pax Candida tant souhaitée par Tibulle.
La petite fille au gâteau de miel cache un redoutable archer.
Porcus - Epicurus (i) - Caesar : nous retrouvons ces trois “entités” dans l’Épître I, 4 ; en effet, le locuteur réel est Caesar (Auguste) et les derniers mots sont bien Epicuri ...... porcum.
Et si, jouant avec les mots, on peut extraire Epicurus (i) de e plena rustica porcus, Auguste prenant Tibulle à son propre jeu peut faire le chemin inverse et tirer de l’assemblage (de grege) de lettres formé par “cum ridere voles Epicuri” , le mot porcum.
Il avait décodé Tibulle. Ce fut sa perte.
C’est un mort qu’invective le veule Auguste dans l’Épître I, 4 : il lui adresse en substance ceci : “Albius, j’ai découvert ton jeu, j’ai saisi tes attaques à mon égard, tu es devenu à mes yeux transparent (candide), je t’ai donc réduit au silence (tacitum); devenu le maître du monde à Actium [29], je suis le maître du temps, j’ai droit de vie et de mort sur mes sujets (omnem crede diem .... hora) ; tu ne viendras plus me rendre visite (vises) ; tu ne te moqueras plus de moi (ridere) ni me traiteras de porc, gras et luisant (pinguem et nitidum bene curata cute porcum).”
Les relations que nous avons établies entre Epist, I, 4 et Tibulle III, 19 nous permettent dès lors de lire l’élégie sous un éclairage nouveau : il ne s’agit pas d’une rupture avec une maîtresse de chair et de sang. La puella (v.2), la domina (v.22) ne désignent rien d’autre que la poésie. Cette identification se trouve confirmée par des échos tels que :
1) | avia Pieridum peragro loca, nullius ante trita solo | (Lucrèce, I, 926-927a ; IV, 1-2a.) |
et | ||
qua nulla humano sit via trita pede. | (Tibulle, III, 19, 10) | |
2) | Gratia Musa tibi ! Nam tu solacia praebes, Tu curae requies, tu medicina venis; tu dux et comes es; tu nos abducis ab Histro in medioque mihi das Helicone locum. Tu mihi, quod rarum est, vivo sublime dedisti nomen, ab exequiis quod dare fama solet. Nec, qui detractat praesentia, livor iniquo ullum de nostris dente momordit opus. |
(Ovide, Tristes, IV, 10, 117-124) |
Tale tuum carmen nobis, divine poeta, quale sopor fessis in gramine, quale per aestum dulcis aquae saliente sitim restinguere rivo. |
(Virgile, Buc., V, 45-47) | |
et | ||
Tu mihi sola places.......Tu mihi curarum requies,tu nocte vel atra lumen | (Tibulle III, 19, 3a et 11) | |
3) | Nec, qui detractat praesentia, livor iniquo | (Ovide, Tristes, IV, 10, 123.) |
et | ||
Nil opus invidia est | (Tibulle, III, 19, 7a) | |
4) | flumina amem silvasque inglorius. | (Virgile, Géorgiques, II, 486.) |
et | ||
procul absit gloria vulgi | (Tibulle, III, 9, 7.) | |
5) | Daphnis ego in silvis... | (Virgile, Buc., V, 43) |
Nostra neque erubuit silvas habitare Thalia. | (Virgile, Buc., VI, 2) | |
Non canimus surdis; respondent omnia silvae. | (Virgile, Buc., X, 8) | |
Sic ego secretis possum bene vivere in silvis. | (Tibulle, III, 19, 9.) |
Mêmes termes, mêmes rythmes, mêmes idées. Lucrèce, Ovide et Virgile parlent tous trois de poésie. De même Tibulle.
À le relire sous cet angle, l’évidence saute aux yeux : la poésie, sa poésie qu’il place au-dessus de tout (v.1-4), à qui il assure en quelque sorte une fidélité éternelle (v.21), qui l’asservit (v.21-23) ; cette poésie qui lui plaît plus que tout (v.4), le console, l’illumine, l’entoure, (v.11-13) et qui en même temps le torture, le brûle (v.19), et le met en danger (tutus ero v.6) ; cette immitis Glycerae – Douce cruelle (Horace, Odes, I, 33) est la cause de sa mort.
Il le savait, il la pressentait : Atque utinam posses uni mihi bella videri ! Displiceas aliis : sic ego tutus ero. (III, 19, 5-6.)
Nous savons pourquoi.
Le bon empereur ayant mis à mort Tibulle fut impuissant dans sa vanité à en rester là.
Il voulut signer son assassinat.
Pour ce faire, il inséra subrepticement son aveu dans l’œuvre de Tibulle.
Cela ne manquait pas d’habileté puisqu’il recourait lui-même à la cacozelia latens, à la double écriture dont s’était servi l’Élégiaque pour le combattre.
Cela ne manquait pas d’impudence puisque l’empereur qui à ses heures chatouillait la Muse, s’emparait, à l’insu de tous, de l’œuvre de Tibulle et la ternissait (histoire de tuer le poète une seconde fois) en la contaminant de ses propres productions. [30]
Cela ne manquait pas de lâcheté puisque, même sur le terrain pacifique des joutes littéraires, alors même que le poète ennemi avait été neutralisé, Auguste adoptait la vertueuse attitude qu’il a toujours montrée lors de ses plus nobles combats militaires : se cacher.
Aucun commentateur n’a, à ma connaissance, remis en cause la paternité de l’épigramme III, 20. Max Ponchont dont nous suivons l’édition va jusqu’à donner des traits pascaliens à la découverte de cette épigramme ainsi que de celle de l’élégie III, 19 : “on a pu les retrouver dans les papiers laissés par Tibulle qui ne les avait pas fait connaître parce qu’elles inauguraient un cycle brusquement interrompu par les circonstances ...” (C’est moi qui souligne). C’est le Mémorial ...
Voici le texte complet de l’épigramme et la traduction de M. Ponchont.
Rumor ait crebro nostram peccare puellam
nunc ego me surdis auribus esse velim,
Crimina non haec sunt nostro sine facta dolore:
quid miserum torques, rumor acerbe? Tace.
“Le bruit court fréquemment que ma maîtresse se conduit mal : je voudrais maintenant être sourd. De pareilles accusations ne peuvent que me causer du chagrin : pourquoi tourmenter un malheureux, bruit cruel ? Tais-toi.”
Ovide (Amores, III, 14. ) traitera, développera le même thème mais avec une variation essentielle :
— Ovide sait les écarts de sa maîtresse ; il ne met pas en doute leur réalité. Mais qu’elle les cache aux autres, qu’elle les cache à lui-même ; qu’elle n’avoue pas ! Cocu conscient, lucide, certes, mais disposé à nier l’évidence : sommet de l’hypocrisie et de la lâcheté. Ce n’est sans doute pas de l’Ovide.
— Tibulle ne se pose aucune question sur la conduite réelle, véritable de sa puella: c’est rumor qui affirme les écarts de sa maîtresse (peccare) ; Faute-t-elle réellement ? Peu lui importe : cela ne l’intéresse pas, il ne vérifie pas. Rumor le torture, rumor doit se taire : sommet de la bêtise, sommet de l’inconscience. Ce n’est pas du Tibulle.
Ne nions point l’évidence : le parasite, le faussaire qui a composé l’épigramme et qui en est le locuteur est le locuteur de Épître I, 4 : Auguste. Tout s’éclaire alors.
Auguste : “Rumeur dit que ma fillette faute souvent. Je voudrais ne pas entendre. Ce ne sont pas des crimes accomplis innocemment : pourquoi tourmenter un malheureux, cruelle rumeur ? Tais-toi”. (Traduction personnelle)
Cette épigramme diabolique close sur un cinglant tace est un sommet de cruauté. Elle est aussi un sommet dans l’ambiguïté (en cela Auguste utilise adroitement la cacozelia latens) que la traduction ne peut rendre :
— crebro porte-t-il sur ait ou peccare ?
— “Je ne voudrais pas entendre” qui ou quoi : la rumeur, ou le poète ? (puella peut désigner le poète qui se confond avec son art. De plus cela est bien dans la nature d’Auguste de dénigrer son interlocuteur : voir notes 22 et 23)
— Crimina signifie-t-il “accusations” portées par rumor ou “crimes” accomplis par puella ?
— nostro dolore indique aussi bien la douleur subie par Auguste que causée par lui.
— L’ordre de se taire est il intimé à Rumor ou à la puella ?
Ces équivoques sont la preuve même de l’existence voilée d’une triste réalité. Pourquoi celer ce qui serait avouable ? Vraiment, il ne s’agit pas de faire taire une rumeur ; il s’agit de réduire un poète au silence. “an tacitum silvas inter reptare salubris” (Horace, Épîtres I, 4, 4)
Alerté par son fidèle gendre Vipsanius Agrippa, l’empereur parvint à décoder la cacozelia latens, cette arme redoutable pointée contre lui, maniée avec une telle habileté, avec un tel génie par Tibulle et Horace [31] que l’immense majorité des commentateurs se complaît frileusement à ne pas y croire.
Les analyses que nous avons proposées de Horace et Tibulle n’ont pas la prétention d’avoir supprimé toutes les difficultés d’interprétation auxquelles se sont heurtés les commentateurs précédents. Sans doute même en ont-elles engendré d’autres. Au patient lecteur d’en juger.
Et latet et lucet... (Martial, Épigrammes, IV, 32, 1) : une des plus belles épigrammes de Martial convient bien, me semble-t-il à Horace et Tibulle :
Dans un pleur d’Héliade éclatante recluse,
En son propre nectar l’abeille semble prise.
Elle a reçu un prix digne de ses efforts :
A croire qu’elle- même a voulu cette mort.
(Trad: P. Laurens, op.cit.)
Ils apparaissent prisonniers de leur art, au sein duquel ils sont à la fois cachés et visibles. Leurs écrits, nectar, prix de tant de peines, furent source de leur mort, et de leur immortalité.
A croire qu’ils le voulaient ainsi... A croire...
Baudouin SCHMITZ.
Athénée royal de Gembloux.
(Belgique)
1 - Te quoque Vergilio comitem non aequa, Tibulle, Mors iuvenem campos misit ad Elysios, ne foret aut elegis molles qui fleret amores aut caneret forti regia bella pede.
2 - Tristes, IV, 10, 51-52.
3 -Andrée Thill, “Alter ab illo”, Recherches sur l’imitation dans la poésie personnelle à l’époque augustéenne. Université de Lille. 1976.
4 - J-Y Maleuvre, Jeux de masques dans l’élégie latine, éditions Peeters, Louvain- Namur, 1988, pp.49-50.
5 - A.Cartault, Tibulle et les auteurs du Corpus Tibullianum, Paris,1909. F.Villeneuve, Horace, Épîtres, Paris, “ Les Belles Lettres”, 1967. M.Ponchont, Tibulle et les auteurs du Corpus Tibullianum, Paris, “ Les Belles Lettres”, 1968. R.J. Ball, Albi, ne doleas: Horace and Tibullus, Classic World. 87.5,1994. Ed. Courbaud, Horace, sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres, Paris, Hachette et Cie, 1914. H.J. Izaac, Tibulle est-il l’Albius d’Horace ?, REL,IV,1926. A.Brouwers, Horace et Albius, Études horatiennes, t.VII, éd. de la revue de ’Université de Bruxelles, MCMXXXVII.
6 - Commentateurs auxquels il faut ajouter R.Mayer et Enrico Turolla qu’a aimablement consultés pour moi monsieur Jean-Yves Maleuvre.
7 - Les éditions suivies sont: M. Ponchont, Tibulle et les auteurs du Corpus Tibullianum, “ Les Belles Lettres”, 1968. F. Villeneuve, Horace, Épîtres, “ Les Belles Lettres”, 1967.
8 - J. Préaux, Horace, Epistulae, Liber primus, “ Érasme”, P.U.F.,1968.
9 - Postgate, Of the genuineness of Tibullus IV.13 , in Journal of philology, vol IX, n°18, pp.280 sq.
10 - J.-Y. Maleuvre, Petite stéréoscopie des Odes et Épodes d’Horace. T.2: Les Odes. J.Touzot, Paris,1997, p.119.
11 - Ponchont, op.cit. p.187.
12 - F. Villeneuve, op.cit., notice p.7.
13 - A propos de la pauvreté, des richesses et de leurs bonnes utilisations: Tibulle, I,1,41sq; 77-78; II,3,35-46; sur la fugacité du temps: Imminet et tacito... (I,10,34); transiet aetas quam cito.... (I,4,27sq.).
14 - J. Perret, Horace, Hatier, 1959, p.143..
15 - Voir les commentateurs précités, ad.loc.
16 - P. Grimal, Horace, Seuil, coll. “Écrivains de toujours”, 1958, p.70
17 - Grimal, op.cit., p.70.
18 - Voir, Epist, I, 2, 26. — I, 7, 19.
19 - Cicéron, In Pisonem, 37: Epicure noster, ex hara producte, non ex schola ! et Fam., IX, 20, 1: In Epicuri nos, adversarii nostri, castra coiecimus.
20 - Voir J. Préaux qui cite Cicéron ; op.cit, p.72, note des vers 15-16.
21 - J-Y Maleuvre est le premier de ces “rarissimes”: voir son ouvrage "La mort de Virgile d’après Horace et Ovide", 2è éd, Touzot, Paris 1997, pp.157- 162..
22 - Aulu-Gelle, Noctes Atticae, XV,VII.
23 - Macrobe, Saturnales, II,4,12.
24 - A. Sauvage, Tibulle et son temps, Latomus, XXVIII,4, 1969, pp.890-893.
25 - Jean-Yves Maleuvre, Jeux de masques dans l’élégie latine, Peeters, 1998.
26 - Laurens, L’abeille dans l’ambre, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.29. op.cit.
27 - “Jeux de masques...” op. cit. p.11.
28 - Grimal, Les jardins romains, Presses Universitaires de France, 1969, p.46.
29 - mundus victus ( v.11) : “La vie raffinée” mais aussi, et c’est à cela que l’on pense d’abord: “le monde vaincu”.
30 - Un chef-d’œuvre de la créativité poétique d’Auguste nous a été transmis par Martial, XI, 20.
31 - Ils ne sont pas les seuls : font également partie d’une longue chaîne Catulle, Properce, Ovide, Virgile. Et dans cette chaîne il n’y a aucun maillon faible...
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Mis en ligne sur l'ESPACE HORACE en Août 2005