Vis-à-vis des auteurs hardis, néanmoins devenus classiques, la grande occupation des pédagogues est de les rendre inoffensifs.
A. GIDE, Préface aux Essais de Montaigne
Elles sont 103, réparties en quatre livres, et dès leur naissance, il y a un peu plus de deux mille ans, leur architecte leur prédisait une longévité exceptionnelle, sans craindre même de les comparer aux Pyramides d’Egypte, estimant que le monument de mots s’élevait plus haut que le monument de pierre. Façon de parler, certes, mais il faut bien reconnaître, à ce point de leur voyage à travers les aléas de l’histoire, que les Odes d’Horace ont déjà acquis à leur auteur plus de gloire que n’en auraient pu rêver beaucoup de Pharaons.
Quarante siècles après leur construction, les Pyramides, aux dernières nouvelles, n’auraient pas encore livré tous leurs secrets, et les moyens d’exploration modernes y font découvrir des chambres intérieures, des cheminées, des conduits qui étaient demeurés jusqu’ici ignorés. De même a-t-on longtemps admiré les Odes indépendamment des prodiges architecturaux qui les sous-tendent. Existence de cycles et de sous-cycles, de symétries et de contre-symétries, de parallélismes et de contrastes : c’est seulement dans ces dernières décennies que l’on a commencé à mettre au jour ces merveilles, et l’inventaire reste en cours. On s’aperçoit de mieux en mieux que les différentes pièces de l’édifice sont toutes prises dans un réseau très dense de fils à la fois ténus et contraignants. En même temps par exemple qu’il s’attache à tresser pas à pas, entre odes contiguës, des liens qui, selon sa propre image (I, 26 ; I, 38), font ressembler l’ensemble à une série de guirlandes ou de couronnes, Horace jette des ponts audacieux d’un bout à l’autre du Recueil (de III, 30 à I, 1, de III, 29 à I, 2, etc…), rabattant progressivement les extrêmes sur les extrêmes jusqu’à un centre ainsi rendu aussi précieux que la perle en son huître. Démarche qui annonce lointainement les parenthèses abyssales de Raymond Roussel.
Le poète, quoi qu’on pense, n’est pas toujours ennemi du mathématicien, et force est donc de constater que des chiffres rigoureux ont présidé à la construction des Odes. Par exemple, l’expression uatis amici, « du poète ami », qui apparaît exactement à l’intersection des deux moitiés du Recueil I-III, soit au dernier vers de l’ode II, 6, quarante-quatrième pièce sur 88, fait écho à une expression jumelle, uatis Horati, « du poète Horace », placée, elle, au quarante-quatrième vers, et dernier aussi, de l’ode IV, 6. Le livre III se partage en trois massifs égaux de 336 vers chacun, et eux-mêmes gouvernés par de strictes proportions : ainsi, dans le deuxième groupe, les odes 7, 8 et 9 équilibrent les odes 10, 11, 12 (84 vers), et les odes 13, 14, 15 les odes 17, 18, 19 (60 vers). Quant au livre IV, il se présente sous l’aspect de deux ensembles dont le premier consiste en quatre pièces totalisant 200 vers (odes 2, 3, 4, 5) et encadrées par deux odes de 40 vers chacune (1 et 6), tandis que le second compte 100 vers médians (odes 10, 11, 12, 13) flanqués de chaque côté par 84 vers (odes 8, 9 et 14, 15). Les deux groupes inégaux sont séparés à la fois et rééquilibrés par ce soleil noir qu’est la pièce 7. On pourrait multiplier les exemples, mais en voilà assez pour faire voir qu’à coup sûr, Horace a travaillé avec l’équerre et le compas.
Aucun doute pourtant, il a d’abord travaillé avec l’oreille : Horace est musicien, et c’est premièrement par l’oreille qu’il conquiert et conquit toujours son public. Tel Amphion qui mouvait les pierres par son chant ; tel Orphée dont la musique dotait les chênes du sens de l’ouïe, adoucissait les tigres, et arrachait un rictus aux damnés. Le prêtre thrace ne demandait pas à Cerbère la permission d’entrer dans les enfers, il entrait. Est-ce de la magie ? Même pas, c’est une loi de la nature, tout simplement, sauf que la science l’ignore. Une nécessité du même ordre que celle de la pesanteur. Pythagore le disait bien, les sphères célestes obéissent à la musique et ne peuvent faire autrement : trouvez la vibration adéquate, et les forêts vous suivront. Horace trouve toujours la vibration qu’il faut, et c’est pourquoi il nous a déjà séduits avant même de nous avoir persuadés. Artiste sans défaut, il joue en virtuose de la palette sonore que lui offre le latin, connaît la juste répartition des consonnes et des voyelles à l’intérieur des syllabes, de chaque syllabe à l’intérieur des phrases, de chaque phrase dans le concert général de la pièce à laquelle elle appartient. Il varie les rythmes à sa guise et sans la moindre trace d’effort. Oiseau. Dès leur parution, les Odes ont stupéfié par la variété des mètres utilisés : une vingtaine d’espèces de vers, pas moins, quatre sortes de strophes, six types de distiques. Cela ne s’était jamais vu dans la poésie latine et ne s’est pas revu depuis. Horace aura des émules, jamais d’égaux.
Mais cette maîtrise de l’instrument métrique n’est elle-même qu’un aspect d’une souveraineté plus large, qui est celle que tout vrai poète exerce sur le verbe. Inutile de dire que notre auteur est rompu à toutes les finesses de la rhétorique antique, qu’il en manie en virtuose les multiples figures, de la métaphore à l’hypallage, de la litote à l’hyperbole, de l’oxymore à l’allusion, de la prosopopée à l’ironie, et que son clavier est assez riche pour lui permettre de parcourir en ses moindres nuances l’entière gamme des sentiments et des passions humaines. Pourrait-il sans cela prétendre au titre de poète, et de poète classique ? Ce qui toutefois le caractérise plus spécialement, sa marque de fabrique en quelque sorte, c’est la sobriété et l’économie des moyens. Nietzsche formulait la chose en remarquant qu’Horace produit le maximum d’énergie avec le minimum de mots ; et Borges comparait ses poèmes à des haïkus.
Bref, l’auteur des Odes est un styliste hors pair. Stylettiste, aurait-on même envie de dire, puisque, jouant sur le mot stylus, qui désigne le poinçon pour écrire en même temps que tout objet en forme de tige pointue, Horace lui-même comparait son poinçon à une épée : hic stylus ueluti ensis : « tel un glaive ce style ». Oui, c’est bien à un fleurettiste qu’il fait songer, dans sa souplesse et sa vitesse, ses attaques et ses esquives, ses brusques décrochages, ses changements de régime et de registre, et cette façon féline qu’il a de caresser sa proie, de la cajoler, et presque de l’oublier parfois, pour soudain se détendre d’un bond prodigieux et lui porter le coup fatal…
La plume d’un guerrier, la plume d’un soldat. On ne devrait jamais perdre de vue qu’Horace commanda une légion à 22 ans sous les ordres de Brutus le Libérateur quand les Républicains livrèrent leur dernier combat contre le césarisme. Mais nous touchons là un point sensible sur lequel la critique horatienne préfère en général ne pas trop s’attarder. Comment ? Ce même homme qui avait pris les armes pour la liberté aurait ensuite trahi ses idéaux de jeunesse pour se rallier au Régime despotique qu’Octave Auguste s’efforçait d’instaurer sur le cadavre de Brutus et les ruines de la République ? La riposte, pensent ses avocats, est aisée : en embrassant la cause augustéenne, Horace aura simplement fait preuve d’intelligence, et même de courage et d’un rare sens civique. Las des guerres intestines, les Romains n’aspiraient plus qu’à la paix, une paix que leur offrait le providentiel vainqueur de Brutus, puis de Sextus Pompée, et enfin de Cléopâtre et de Marc Antoine. Sachons donc gré au poète d’avoir su apporter son humble contribution à la grandiose entreprise réalisée par l’un des plus grands hommes que la terre ait jamais portés.
D’ailleurs, en philosophie comme en politique, Horace n’était-il pas tout sauf un doctrinaire ? Il répète à l’envi qu’il n’a juré fidélité à aucun chef d’école, aucun gourou de la pensée. Il se promène sans exclusive à travers les sectes, aussi à l’aise sous le Portique de Zénon que dans le Jardin d’Epicure ; tantôt stoïcien, tantôt épicurien, selon son humeur. Ou hédoniste, ou aristotélicien, ou sceptique, voire pythagoricien. En un mot, éclectique, cueillant çà et là ce qui lui convient. Tel est son charme : la variété, l’ondoiement, le vagabondage, la liberté de l’esprit (car jamais un Régime un peu ferme empêcha-t-il la liberté intérieure ?), avec ce détachement souriant qui signale les sages. Apprenons de lui le sens de la mesure, cultivons à sa suite la « Médiocrité dorée », et par-dessus tout empruntons-lui cette recette du bonheur qu’il a résumée en deux mots immortels : carpe diem.
Les images d’Epinal ont la vie dure.
On voudrait sincèrement adhérer au discours enjoliveur des inconditionnels du vieil Horace. Hélas, il suffit de s’approcher à distance suffisante du fier monument pour le voir se rapetisser à vue d’œil.
Et d’abord Brutus. Avec Brutus, nous sommes au cœur même de la pyramide, dans l’ode II, 7 exactement, quarante-cinquième du Recueil de 88, au contact donc du mystérieux « poète ami » évoqué plus haut, et dont l’importance se révélera cruciale dans les Odes. L’hommage est de taille, ou disons qu’il le serait si, en fait d’hommage, il ne s’agissait pas plutôt du coup de pied de l’âne ! Le nom du chef républicain apparaît en effet dans un contexte tendancieux, caractérisé par la « figure étymologique » deducte… duce, qui suggère fortement un jeu de mots désobligeant entre Brutus, nom propre, et brutus, adjectif qualifiant la stupidité : « ce conducteur qui portait si bien son nom nous a souvent conduits… à deux doigts de la mort ». On est peiné et consterné de voir Horace renier aussi grossièrement le héros de sa jeunesse, à qui il devait l’honneur insigne d’avoir, lui, un fils d’affranchi, commandé une légion à Philippes, aux côtés de ceux que l’on nomma plus tard « les derniers Romains ». Et comme si cela ne suffisait pas, il revient à la charge quelques vers plus bas en ricanant sur ses frères d’armes qui « touchèrent le sol du menton », tandis que lui-même fuyait le champ de bataille en jetant son bouclier pour détaler plus vite !
Brutus avait eu le tort de perdre la partie : malheur aux vaincus ! et gloire à Auguste ! Pour faire oublier qu’il s’était trouvé du mauvais côté lors de cette mémorable bataille, l’ancien officier reconverti dans l’écriture ne lésinera pas sur l’encens. On penserait qu’il y a des limites à la flatterie courtisane, mais non. Pas plus qu’à la lâcheté. Ce n’est plus du ralliement, c’est de l’agenouillement et de la prosternation. Dès l’ode I, 2, le despote est invoqué sous l’aspect d’une divinité descendue du ciel ; dans l’ode I, 12, il apparaît comme l’aboutissement glorieux de toute l’histoire romaine, le lieutenant de Jupiter sur la terre ; en III, 14, c’est un nouvel Hercule ; un dieu encore en III, 4 ; IV, 2, IV, 5 et IV, 15 le dépeignent en garant de la paix et de la prospérité, en restaurateur de l’âge d’or ; le poète ne rêve que d’une chose, élever son idole jusqu’aux étoiles, dans le conseil céleste de Jupiter (III, 25). De telles louanges sonnent le creux. Mais aussi, quelle sincérité attendre d’un homme qui se contorsionne et se contrefait à la face même des dieux ? Tantôt il fait dire des prières solennelles pour le salut du « Prince César » (I, 21 par exemple), tantôt il rappelle malignement à Postumus la vanité de toute piété, et l’inefficacité des sacrifices à retarder l’approche des rides ou à émouvoir Pluton. Tantôt il affiche son incrédulité quant à la rétribution des actes après la mort (I, 4 ; I, 28, première partie), tantôt il proclame hautement sa foi dans la justice divine, sur terre comme dans l’au-delà (ainsi en III, 11 et en I, 28, deuxième partie). Ici il prêche un épicurisme bon teint (I, 11 ; II, 3 ; II, 11), là il joue les miraculés (I, 22 ; II, 13 ; II, 17 ; III, 4 ; III, 8), et ose même se poser en nouveau converti, favorisé par Dieu d’un coup de tonnerre dans un ciel d’azur (I, 34) ! De qui se moque-t-il ?
D’ailleurs, même dans ses odes réputées épicuriennes, loin qu’il s’inspire des hautes leçons d’Epicure, il n’arrive qu’à faire grimacer ce philosophe en orientant ses enseignements vers une recherche effrénée du plaisir, en agitant sous nos yeux le spectre de la mort que le penseur grec voulait au contraire que nous méprisions. Professeur de bonheur, l’auteur de pièces aussi démoralisantes que I, 4, I, 11, II, 3, II, 14 ou IV, 7 ? Carpe diem, « Coupe les ailes de l’espoir ; cueille le jour avant qu’il ne te cueille » : c’est dérisoire, et c’est presque comique.
On en dira autant de cet autre slogan, tout aussi populaire, et qui a tant fait pour sa réputation de chantre de la mesure : « cultive la médiocrité dorée », aurea mediocritas (II, 10). L’expression prête en effet à rire, car déjà en latin le mot mediocritas pouvait s’entendre péjorativement, comme le français « médiocrité ». Mais même à supposer qu’on la prenne au sérieux, et que l’on fasse abstraction des batailles épiques qui ont opposé les exégètes à ce propos, il serait assez facile de démontrer que l’Horace des Odes ne donne pas toujours l’exemple de la mesure, loin de là. Lydia, qu’il invective dans l’ode I, 25, Lyké dans l’ode IV, 13, en savent quelque chose. Glycère aussi, qui lui fait perdre tout à fait la tête (I, 19), alors qu’en I, 5 il s’était prétendu définitivement vacciné contre les séductions de Vénus. Ou bien encore, il se dépeint en possédé de Bacchus, stupide et extatique (III, 25). Quand il festoie, et c’est souvent, il veut que coule à flots un vin bien au-dessus de ses moyens (c’est lui-même qui l’avoue : I, 20), il lui faut une pluie de roses, il lui faut des onguents, des parfums précieux, et bien sûr des musiciennes à tous usages. « Je hais les mains qui épargnent », hurle-t-il en III, 19. Mais c’est pourtant le même homme qui ailleurs se présente en quasi-ascète, comme en I, 31, en III, 16 ou en III, 29, et qui plus d’une fois s’adjuge le droit de dénoncer, avec quelle éloquence, les vices de son temps et de rappeler les Romains aux vertus ancestrales (II, 18 ; III, 1 ; III, 2 ; III, 3 ; III, 5 ; III, 6 ; III, 24, etc…). Où est donc le « Père la Mesure » que l’on nous vantait tant ? Où est la cohérence ? Où le ciment capable de retenir ensemble des odes si disparates, pour les empêcher de sombrer dans une sorte de bric-à-brac génial, mais bric-à-brac néanmoins ?
Si encore était seule en cause l’attitude morale de l’auteur, on pourrait arguer qu’il s’adapte aux diverses circonstances, sans nécessairement adhérer au rôle qu’il interprète. Mais l’hétérogénéité des odes concerne tout autant le niveau de la pensée et la réalisation artistique.
On pourrait en citer plus d’une qui, jugée sans complaisance, paraît fort peu digne d’un écrivain aussi célébré qu’Horace. Ainsi, II, 10 est-elle autre chose qu’un enfilage de lieux communs tellement caricatural que seul le conformisme nous empêche d’en rire ? Et que dire de pièces comme I, 34, II, 3, II, 13, II, 17, III, 4, III, 8, IV, 5 ?
Horace serait-il donc un homme incohérent, un artiste inégal, un penseur à éclipses ? Et ne s’est-il pas aperçu qu’en intégrant à son Recueil des pièces aussi déficientes, ou même hilarantes, il risquait de porter atteinte à celles-là même, et c’est la grande majorité, qui à tout point de vue constituent d’admirables et incontestables chefs-d’œuvre ?
C’est ici qu’intervient la notion de cacozelia latens.
Marcus Vipsanius Agrippa, numéro 2 du Régime, et qui ne plaisantait guère, appelait cacozelia latens une forme d’écriture subversive à base essentiellement de ce qu’il appelait des communia uerba, c’est-à-dire, selon Aulu-Gelle, des mots qui ont pour particularité de pouvoir retourner leur sens, tels que formidulosus, inuidiosus, suspiciosus, ou encore honos, tempestas, ualitudo, facinus, dolus, gratia, industria, uenenum, et certainement une multitude d’autres encore, sinon de par leur vertu propre, encore que, selon le philosophe Chrysippe, nul mot n’échappe à l’ambiguïté, du moins en fonction du contexte et de l’intonation auxquels ils sont soumis. Les érudits ont longtemps cru qu’en accusant nommément Virgile de pratiquer ce genre d’écriture, Agrippa visait un genre de « préciosité invisible », comme si la préciosité, qui par définition veut se montrer, pouvait aspirer à se cacher, et comme si un homme de guerre et un politique comme l’était le gendre d’Auguste pouvait s’intéresser à des questions de pure critique littéraire au point de mettre dans son attaque une venimosité fort perceptible, et surprenante à l’encontre d’un poète qui passait, et passe toujours, pour le meilleur thuriféraire de l’empereur. D’ailleurs, Virgile n’est pas le seul concerné, puisque Agrippa dénonçait en Mécène, son rival politique, le véritable inspirateur de cette cacozelia latens, qu’il faut donc bien comprendre comme un genre de lèse-majesté, une sorte de mauvais esprit par inversion secrète du sens obvie.
Mécène, que l’on veut faire passer traditionnellement pour le fidèle ministre d’Auguste et le chef d’orchestre de sa propagande, le Goebbels du Régime en somme, ne portait peut-être pas dans son cœur le maître qu’il servait. D’une part, la violence du personnage et les méthodes expéditives qu’il utilisait devaient répugner profondément à un homme dont même Sénèque, pourtant fort injuste envers lui, reconnaît la foncière douceur. Mais à cela s’ajoute que Mécène, qui aimait sa femme Terentia d’un amour passionné et même maladif, subissait le tourment quotidien de voir Auguste poursuivre au su de tous une liaison adultère avec celle-ci. Peut-on donc imaginer une seule seconde qu’Horace ait pu supporter sans révolte cette humiliation publique faite à un ami, un protecteur, un bienfaiteur ?
On s’indignera toujours de voir un poète profaner son art en l’inclinant devant un pouvoir quel qu’il soit, mais Horace se prosterner devant Auguste, la chose n’est pas seulement obscène, elle est parfaitement incongrue. D’autant que la détestation de l’auteur des Odes pour l’héritier de César vient de plus loin. En Octave, c’est César qui se perpétuait, non seulement par les visées monarchiques, mais aussi par le nom et même peut-être par un lien de parenté beaucoup plus étroit qu’on ne le suppose habituellement. Or, outre les griefs politiques qu’il nourrissait contre le dictateur, et qui le firent se ranger résolument dans le camp des tyrannicides, Horace lui vouait une haine plus intime comme à celui qui avait secrètement scellé le destin de ces deux inséparables gloires de la littérature latine qu’étaient Calvus et Catulle (voir odes I, 2 et III, 19). Virgile avait consacré ses Bucoliques à la dénonciation de ces crimes du père dont le fils, nouveau maître de Rome, était totalement et profondément solidaire, de sorte qu’il était impossible d’en faire état, sauf par code et allusion.
L’ambition effrénée du jeune Octave, qui l’amena à rallumer au plus vite les guerres civiles, sa soif de sang, qui s’étancha dans l’élimination méthodique de tous les conjurés des ides de mars, ses cruautés, ses parjures, sa lâcheté légendaire sur les champs de bataille : voilà qui n’était pas fait pour attirer la sympathie de ce fougueux partisan du droit, de la justice et des idéaux républicains qu’était sûrement le jeune homme distingué par Brutus en personne pour conduire une légion (voir d’ailleurs son éducation, décrite dans la satire I, 6). Croire qu’avec le temps il en serait venu à se rallier à l’assassin est une pure vue de l’esprit. Ne sait-on pas de bonne source qu’il osa refuser le poste de secrétaire particulier que lui offrait le Prince ? Gageons qu’en la circonstance seule la protection de Mécène put le préserver des conséquences d’une pareille rebuffade ! Mais, dira-t-on, aussi indigne qu’il fût, Octave Auguste avait tout de même sauvé Rome. Sauvé, ou définitivement asservi ? Le titre extravagant d’« Auguste » qu’il reçut du Sénat en janvier -27 ne l’avait pas métamorphosé subitement en honnête homme, ainsi que semblent le croire des esprits naïfs. La série sinistre et autant que possible souterraine des assassinats ciblés va se poursuivre comme devant, avec une préférence marquée pour le cercle des poètes : Cornelius Gallus, intime de Virgile, poète devenu général, et qui fut le premier préfet d’Egypte après le chute de Cléopâtre : disgracié en -26 et acculé au suicide (odes I, 33 ; 34 ; 35) ; Quintilius Varus, le grand critique littéraire, très proche aussi de Virgile et d’Horace : son meurtre maquillé en mort naturelle (ode I, 24) ; Muréna, beau-frère de Mécène : accusé de complot et exécuté sommairement (odes II, 2 ; II, 10 ; III, 19) ; Marcellus, vingt ans, héritier présomptif de l’empire, et chanté par Virgile en termes inoubliables : mort dans des conditions suspectes (ode I, 12). Plus tard, ce furent Virgile (odes I, 3 ; 28 ; II, 6 ; 9 ; 20 ; IV, 12 ; épître I, 5), Tibulle (épître I, 4), Properce (voir le livre IV qu’on lui attribue faussement), tous trois éliminés, et Ovide expédié pour y mourir sur les bords de la Mer Noire. Mais Agrippa lui-même, car les loups parfois s’égorgent entre eux, n’échappa pas aux griffes de l’impératrice, si l’on en croit l’ode IV, 4, ou du moins l’ode IV, 4 sous l’ode IV, 4, précision qui vaut pour toutes les autres références qui précèdent, car, on l’a compris, Horace pratiquait la cacozelia latens.
Dans sa définition quelque peu maladroite, et sans doute volontairement obscure, de l’écriture à deux niveaux cultivée par Virgile à l’instigation de Mécène, Agrippa mettait essentiellement en cause les ambiguïtés lexicales, communia uerba, mais il en existe d’autres, tout aussi importantes, qui sont d’ordre syntaxique ou d’ordre référentiel. Chaque ode s’appuie davantage sur tel stratagème plutôt que sur tel autre pour construire sa propre « cacozélie » : ainsi, l’ode I, 6 spécule surtout sur les ambiguïtés lexicales (par exemple fortis) et sur les allusions mythologiques, en y joignant un grand zest de fausse modestie ; I, 2 construit sa pointe finale sur une équivoque référentielle (à qui s’adresse-t-on ?), I, 12 sur l’intonation, clef du discours de Junon en III, 3 ; I, 14 utilise une métaphore, I, 15 une fable ; II, 15 repose sur un basculement syntaxique ; IV, 12 joue sur la double fonction grammaticale (vocatif ou génitif) lovée à l’intérieur du nom propre Vergili, etc… Mais chacune a son mystère, chacune demande un décryptage spécifique.
Parmi tous les procédés mis en œuvre par le poète pour envelopper sa pensée et dérouter le lecteur négligent ou malveillant, le plus simple à la fois et le plus extraordinaire, c’est celui de l’alternance aléatoire et implicite des locuteurs. La première question que l’on devrait en effet se poser en présence d’une ode d’Horace, et que l’on se pose fort peu, c’est : qui parle ? De fait, en invoquant Melpomène, muse de la tragédie, de préférence à toutes ses sœurs (III, 30 ; IV, 3), l’auteur des Odes ne nous invite-t-il pas à considérer son Recueil comme une scène ? Les protagonistes s’y avancent masqués. Seulement, alors qu’au théâtre chaque masque s’annonce pour ce qu’il est, ici un même personnage peut porter des masques différents, et inversement un même masque peut dissimuler plusieurs visages. Mieux même, et cela dans la pure lignée de Catulle, de Virgile, Tibulle, Properce et Ovide, Horace pousse la malice jusqu’à utiliser son propre visage (Ego) pour recouvrir celui de son antagoniste (anti-Ego). Comme si Créon et Antigone étaient joués par le même acteur sous un masque unique. C’est un genre de ventriloquie. Au spectateur, au lecteur, de différencier les rôles au gré des indices semés par l’auteur, et qui tiennent au discours tenu, au style, au caractère, à la tournure d’esprit, aux inflexions de la voix. Il y faut quelque perspicacité au départ, mais une fois sur la piste, on ne peut s’y tromper. Après tout, qui ne serait capable de distinguer le blanc du noir ? Il ne s’agit pas d’autre chose.
Mais, bien entendu, si Ego est un être réel, le poète lui-même en l’occurrence, il faut bien que lui fasse pièce une personne tout aussi réelle, et non un moulin à vent : don Quichotte n’était pas encore né. L’identification de l’anonyme Ennemi fait donc partie des tâches urgentes et impératives de l’interprète des Odes, qui, s’il ouvre les yeux, se verra infailliblement conduire jusqu’au maître de Rome, jusqu’à l’empereur Auguste en personne.
Rien de plus fascinant que ce bras de fer entre le Poète et le Prince, que cette lutte féroce où les adversaires s’entremêlent si étroitement qu’il faut souvent s’y reprendre à deux fois pour être sûr de ne pas les confondre. Bien sûr, on y repère de solides chaînes d’équivalence : ainsi, Jupiter, Vénus, Cupidon, Fortuna, Océan, Mort, Nuit, Hiver, Argent, Sybaritisme, Démission et Désespoir militent en principe du côté d’anti-Ego, tandis que Junon, Apollon, Diane, Liber, Vertu, Frugalité, Désintéressement, Courage, Espérance, Printemps se rangent dans le camp d’Ego. Mais certains signes sont susceptibles de s’inverser à tout moment. Par exemple, Jupiter peut fort bien se retourner contre celui qui se prétend son vicaire sur la terre (ode I, 12) ; et il en va de même pour Fortuna, invoquée en I, 35 contre son favori du moment ; les odes I, 18 et III, 21 rappellent, selon la conception grecque, qu’il existe deux déesses Vénus, l’une vulgaire et l’autre céleste (liée aux Muses : I, 32) ; même la Mort se fait sainte et secourable en II, 18. Il se livre de rudes batailles autour de divinités comme Mercure ou Bacchus, auxquelles le despote romain ne détestait pas qu'on l’identifiât. Au prix d’un violent effort syntaxique, le Poète arrachera au Prince l’idole Mercure qu’il prétendait incarner, et restituera au seul Romain qui en fût digne, à savoir Virgile, l’authentique mission de représenter le dieu ici-bas (I, 2) ; I, 10 s’occupe à purifier l’image de ce même Mercure, pollué par les mains sacrilèges d’Auguste (cf. I, 24 ; I, 30 ; II, 7 ; II, 17), et dont III, 11 fera éclater toute la majesté, en tant que dieu musicien, ou musique faite dieu. Mais c’est surtout dans la figure de Bacchus, sous ses divers avatars, que triomphe l’ambivalence. En Thyoné (I, 17), en Bassareus (I, 18), c’est un dieu sauvage et cruel qui pousse les hommes à la querelle et au crime ; sous le beau nom de Liber, « le Libre » (et Libérateur) (I, 12 ; I, 18 ; I, 32 ; II, 19 ; III, 21 ; IV, 8 ; IV, 12 ; IV, 15), le Poète adore le dieu suprême (Bacchus pater en I, 18), celui qui à la fois lui assure sa dignité d’homme, et qui l’inspire comme poète. Quand Virgile sera tombé sous les coups de son assassin, il rejoindra l’image de Bacchus et les deux visages coïncideront (II, 6 ; IV, 12). C’est donc en vain que le fervent césarien de l’ode III, 25, parodiant cet hymne sublime qu’est l’ode II, 19, se prétend sous l’emprise de Bacchus, et possédé de son souffle sacré, alors qu’il n’est tout bonnement, on ne saurait mieux dire, que « rempli de vin », plenus tui…, comme la jarre de l’ode IV, 11 (plenus Albani cadus, 2). Le Diable imite Dieu, mais c’est en grimaçant.
Dans ce monde puissamment polarisé que sont les Odes, il n’y a pas place pour la tiédeur ni pour la neutralité. Ami ou ennemi, il faut choisir son camp. Et c’est une part essentielle de l’interprétation que de déterminer à quel camp appartient le dédicataire de chaque ode. Mais il est bien évident que, pour éviter de froisser ou d’irriter les grands personnages qu’il affronte, ou inversement pour ne pas risquer de compromettre ses amis par ce qui pourrait ressembler à de la complicité, le poète est obligé de ruser, soit par l’humour, plus ou moins faux, l’ironie, plus ou moins forcée, les sous-entendus, les doubles sens, soit en laissant dans l’anonymat le personnage auquel il s’adresse (II, 18), parfois même en changeant abruptement d’interlocuteur au beau milieu d’une ode (I, 20 ; III, 23), soit, dans le cas particulier des Lamia, ces frères ennemis, en entretenant un flou savant sur l’identité du dédicataire (I, 26 ; III, 17), soit encore en ayant recours à des hétéronymes expressifs, dans l’invention desquels son imagination fait merveille : Agrippa, vainqueur de Sextus Pompée, en Pompée justement (II, 7), ou encore en Grosphus, « Javelot » (II, 16) ; Plancus, le fratricide, en Teucer le fratricide (I, 7) ; Varus, cette crapule hypocrite, en Bassareus, « Renard » (I, 18) ; Auguste en Roi, plus d’une fois ; en Tarda Necessitas (I, 3), visage de la Mort Boiteuse (lui qui avait tendance à boitiller) ; en Télèphe, « Lumière qui brille au loin » (l’homme se disait fils d’un astre : Plin. Hist. Nat. II, 94) ; en Marin (I, 28) et virtuellement même en Navire (I, 3), celui-là qui ramena en Italie le corps de Virgile (ou Virgile expirant, on ne sait) ; en Numide (I, 36) ; en Bariné, sorte de goule universelle (II, 8) ; en Aurea Mediocritas (II, 10) ; en Inuidia, « l’Envie », « la Haine » (II, 20) ; en Icare (II, 20 encore) ; en Calaïs de Thurium (III, 9 : voir ad loc.) ; en Hébrus, « l’Ebre » (III, 12), en Notus (I, 7, 4ème strophe, en écho à I, 3, 4ème strophe aussi ; I, 28, 22), et autres vents ou fleuves (le Tibre en I, 2) ; en heres, « Héritier » (cf. surtout II, 14), nepos (voir II, 2), « neveu » et « petit-fils », et Nothus, « le Bâtard » (III, 15), sobriquets appropriés pour le fils naturel de son grand-oncle Jules César [note 1]; en lionne gétule en III, 20 ; en Cupidon (un peu défraîchi) en IV, 13, etc…
Horace lui-même se dissimule sous des masques d’où l’intention humoristique n’est pas absente : en bel éphèbe (Lycidas en I, 4 ; Télèphe en III, 19), en Bassus, ce Silène court sur pattes (I, 36), en messager entremetteur (III, 7), en pédéraste (IV, 1 et IV, 10)… Mais la plupart du temps, les rôles que lui attribue la doxa reviennent en réalité à Mécène, ami si cher que le poète partage son Ego avec le sien, fait siennes les souffrances qu’il endure de la part de son infidèle épouse, le soutient et l’assiste tout au long du combat qu’il mène contre lui-même pour se libérer d’une passion mortifère qui menace de le détruire physiquement et moralement, à la grande joie de l’Ennemi.
Pour le nombre des hétéronymes, seuls Mécène et sa femme Terentia rivalisent avec Auguste. L’épouse se diffracte en une poussière de femmes (multi nominis, « aux mille noms », vraiment : III, 9) aux noms parlants aussi, telles que Pyrrha, Lydia, Lydé, Lyké, Glycère, Chloé, Damalis, Pholoé, Licymnia (à peine un pseudonyme pour Licinia : voir II, 12), Galatée, d’autres encore ; il lui arrive même de se travestir en éphèbe (III, 20) ! Mais le travail de l’exégète n’est pas facilité du fait qu’en face de cette femme de ténèbres se dresse dans le camp lumineux une Rivale qui pourrait sauver Mécène, laquelle tantôt se nomme Phyllis (II, 4 ; IV, 11), tantôt reçoit comme l’autre le pseudonyme de Chloé (III, 7 ; III, 9).
Quant à Mécène, on n’en finirait pas d’égrener tous ses masques et hétéronymes, et mieux vaut laisser au lecteur le plaisir de les découvrir, avec leur signification, au fur et à mesure de son exploration. Ne citons que Sybaris (I, 8), Thaliarque (I, 9), Leuconoé (I, 11), le frère d’une énigmatique Mégylla d’Oponte (I, 27), Xanthias de Phocide (II, 4), Hirpinus (II, 11), Postumus (II, 14), etc…
De même qu’Horace rivalise avec le Prince et lui conteste une primauté honteusement usurpée, revendiquant pour lui-même le titre de princeps (III, 30) et aspirant, mais par des moyens légitimes, lui (et pas par « le crime et la sottise » : I, 3), à se hisser jusqu’au divin, de même Mécène occupe authentiquement la fonction protectrice (I, 1) qu’un Auguste prétend mensongèrement exercer alors que sa domination représente pour Rome en général, et le poète en particulier, la menace la plus grave qui soit (cf. par exemple I, 2 ; I, 21 ; III, 13 ; III, 14). Cet affrontement violent, mais qui demeure invisible (latens) à des yeux non initiés, entre le maître de Rome et son ministre trouve à s’exprimer de manière spectaculaire de par sa position au juste centre numérique du livre II (en sa première édition), dans un face à face verbal qui ressemble à un cliquetis d’épées : Caesaris / Maecenas (II, 12, 10-11).
Pourtant, on le sait, Mécène court grand danger, et l’on doit s’inquiéter de voir qu’il s’abrite plus d’une fois sous les mêmes figures ou avatars que son Rival : ainsi, le Navire en I, 14, Cyrus, « le Maître », en I, 33 (I, 17 pour Auguste), Télèphe en IV, 11, masque qu’il partage aussi avec Horace (III, 19, on l’a vu) ; et surtout Puer, « l’Enfant » (par allusion au dieu Amour, et au sobriquet porté dans la réalité par le fils de César). Quis puer ? « Quel enfant ? », c’est sur cette angoissante question que s’ouvre dans l’ode I, 5 le cycle souterrain consacré aux déboires conjugaux de Mécène, un cycle dont nous aurons à suivre pas à pas toutes les phases, et qui ne trouvera pas sa conclusion avant l’ode IV, 13.
Respirons. Cette sublime pyramide qui, regardée sous un certain angle, paraissait près de s’écrouler, voici que, comprise en sa secrète économie, elle révèle bien, comme l’annonçait le poète, une solidité supérieure à celle du bronze et de la pierre. On voyait mal comment une chanson d’amour pouvait s’enchaîner à un hymne religieux, une pièce bachique à une ode civique, autrement que par le caprice de l’auteur et une volonté artificielle de variation. Les Odes scintillaient de mille feux, mais sous ce chatoiement on cherchait en vain un projet unitaire, sous ce kaléidoscope des structures fermes. La sphère publique et la sphère privée se croisaient sans se rencontrer, l’une contredisant l’autre et paraissant l’ignorer. Quel rapport par exemple entre carpe diem, « cueille le jour » (I, 11), et dulce et decorum est pro patria mori, « il est doux et beau de mourir pour la patrie » (III, 2) ? Seul le décodage de la « double écriture », avec une attention toute spéciale portée à la situation d’énonciation, permet de comprendre comment l’unité et la résistance du monument, loin d’être menacées par ces apparentes incohérences, sont en réalité la résultante des forces contradictoires qui s’exercent sur lui, forces éternelles et élémentaires, comme le Bien et le Mal, la Liberté et la Tyrannie, la Lumière et les Ténèbres, la Vérité et le Mensonge. Il peut paraître paradoxal que pour dénoncer le mensonge le poète soit contraint de recourir lui-même au mensonge, mais le sien n’est pas du même ordre, il relève de ce que l’on appelle le mentir vrai. Face au double langage triomphant, il invente la double écriture ; à la langue de bois officielle, grossière et rudimentaire, il oppose les modulations d’Orphée, infiniment subtiles, infiniment corrosives aussi. Obligé de se joindre au concert d’hommages qui s’élèvent vers l’idole, il réussit merveilleusement à subvertir le discours « politically correct » qu’on lui dicte, d’abord en rongeant de l’intérieur ses éloges officiels par l’ironie et le double entendre, d’autre part en apportant au portrait public du Prince dont il a l’air de se faire le propagandiste le contrepoint souterrain et dévastateur du portrait privé, qui vient réduire en cendres le premier. Et plus l’on pénètre profond dans les Odes, plus l’on se rend compte que cette séparation entre vie privée et vie publique n’est rien de plus qu’une illusion, et même une imposture. Auguste prétend faire oublier Octave, le « sauveur de la patrie » effacer son bourreau, mais sous le pompeux manteau dans lequel il se drape, le vainqueur des guerres civiles reste intimement celui qui les a rallumées, cet individu vil, jouisseur, lâche, cruel, outrecuidant et sans scrupules qui se livre à satiété dans les Odes sous les Odes. Il peut bien s’afficher désormais en restaurateur de la république, en défenseur de la religion, en protecteur des frontières, en gardien des bonnes moeurs (cf. par exemple IV, 15), tout cela n’est qu’hypocrisie et pharisianisme. Il ose faire des lois contre le stupre et l’adultère (cf. III, 24), ce pédophile invétéré (II, 5 ; III, 14), cet homme dont la liaison avec l’épouse de Mécène est de notoriété publique !
Mais il est vrai que Terentia lui sert surtout à manipuler son ministre, car autant que la force, l’éros lui est une arme de gouvernement, au point que l’ode II, 8 file longuement la métaphore du maître politique en maîtresse érotique…
Le véritable ventriloque, c’est donc lui, Auguste, et la ventriloquie d’Horace ne fait que refléter celle qu’il entend ainsi dénoncer. Comme Janus, le poète a deux visages (biformis, II, 20), mais l’un des deux ne lui appartient peut-être pas ; deux bouches, dont l’une ne distille que le mensonge. Gardons-nous donc de prendre l’illusion pour la réalité et de saisir l’ombre au lieu de la proie, tout en considérant qu’Horace ne se livre pas moins en creux qu’en relief, par ce qu’il fait dire à l’Ennemi que par ce qu’il dit lui-même positivement. Chose qui n’a de sens que dans la perspective d’une lecture « stéréoscopique », pourrait-on dire, qui, par opposition à la lecture plate d’antan, prenne résolument en compte la verticalité des Odes, laquelle leur vient essentiellement de cette ambiguïté que dénonçait si aigrement l’excellent amiral Agrippa. L’Ambiguïté ! Longtemps, les exégètes des Odes, imbus du vieux principe selon lequel « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », ont cru que leur mission consistait soit à l’ignorer superbement, soit à remédier à ce qu’ils percevaient comme une fâcheuse obscurité en privilégiant systématiquement la solution la plus « évidente », c’est-à-dire la plus conforme à l’idée préconçue qu’ils se faisaient de l’œuvre étudiée ; et ce n’était pas difficile, car Horace, en sa grande miséricorde, leur offrait toujours quelque sens banal et inoffensif auquel se raccrocher, un texte couché pour éviter le texte debout. Ces personnes étaient d’ailleurs pleines de bonnes intentions : elles avaient des rails et voulaient empêcher le train d’en sortir.
Aujourd’hui c’est pire, car si l’on a enfin pris conscience de l’importance de l’ambiguïté dans la poésie augustéenne en général, et dans les Odes d’Horace en particulier, on s’est enflammé pour elle d’un tel amour qu’on en a fait une fin en soi, une sorte d’idole qui permet commodément d’évacuer de l’œuvre le message qu’elle porte. Que veut-elle dire ? Tout. Que veut-elle dire ? Rien. Plus de message, plus de substance, que de la forme : le poète lui-même s’est évaporé…
Pourtant, par un curieux paradoxe, celui qui a mystifié vingt siècles d’exégèse et de lecture intensive n’avait aucune chance, et il le savait, d’échapper aux yeux vigilants de la censure de son temps. Il se trouve en effet qu’Auguste s’essayait lui-même à une sorte de « double écriture », ou plus exactement à ce qui n’était que la sinistre et affligeante caricature de celle si magistralement pratiquée par ses victimes, et dont il n’était nullement dupe, mais qu’il tolérait aussi longtemps qu’elle l’amusait et dans la mesure où il y trouvait son compte, puisque, à part quelques happy few, nul n’accédait à la signification subversive des œuvres concernées. Sadique est le jeu qu’il joue avec Horace, tour à tour le menaçant et lui faisant des avances, lui écrivant des lettres où il fallait lire entre les lignes, l’accablant de jeux de mots douteux, le plaisantant sur son apparence physique, le traitant « gentiment » d’homunculus, et lui prédisant le jour prochain où il devrait « écrire dans un tonneau » (comprenne qui pourra !) [note 2]. Bref, c’est un homme en liberté surveillée qui compose les Odes, un condamné en sursis, et qui le sait (cf. odes I, 17 ; I, 28 ; II, 17 ; III, 13 ; III, 14). Selon le lucide conseil donné à Tibulle dans l’une de ses épîtres, omnem crede diem tibi diluxisse supremum [note 3], il mesure chaque jour la précarité de son existence, conscient que celle-ci ne tient qu’à un fil, un fil qui s’appelle Mécène (cf. I, 1 ; II, 17), mais il n’en poursuit pas moins énergiquement la longue et lourde tâche qu’il s’est lui-même fixée, et que lui a fixée la Muse éternelle.
De ces tonnes de pierre qui pesaient sur sa dépouille momifiée, l’âme du Pharaon était censée prendre son envol vers le cosmos divin : le Poète lui aussi s’élance vers les astres (II, 20 ; III, 30) et réalise l’ambition proclamée dans l’ode liminaire d’aller « toucher du front le plafond des étoiles ». Mais à la différence des fils de Râ, cet exploit impossible il l’accomplit sous nos yeux, éternellement, et surtout il nous invite à le renouveler avec lui. Là sans doute est sa plus grande modernité : dans la haute considération qu’il porte à son lecteur (cf. l’ode I, 1), et qui en échange justifie l’exigence qu’il a envers lui. Le vieil Horace venait flatter nos faiblesses, encourager notre paresse et nos secrètes veuleries ; le nouveau nous harcèle, nous fouaille, nous éprouve, multiplie les obstacles sur notre route, nous obligeant de la sorte à nous surpasser. On le quitte meilleurs et plus sages, selon le vœu de Montaigne. Ce qui n’est pas pour dire que la lecture des Odes soit un chemin de croix, loin de là, car le plaisir nous y accompagne tout au long. Plaisir intellectuel de la difficulté vaincue et de l’énigme résolue ; plaisir littéraire goûté à découvrir, toute neuve sous les scories qui la recouvraient, la tension extrême d’une écriture qui pousse le langage jusqu’aux confins du sens ; joie de s’élever en compagnie d’un tel maître, et avec lui de s’instruire en s’amusant, conformément à la règle énoncée dans la satire I, 10 : Ridiculum acri / Fortius et melius magnas plerumque secat res : « En général on tranche mieux une question par le rire que par le sérieux ». Car avec toute leur splendeur d’exécution, leurs riches strates de pensée, leur profondeur psychologique et morale, les Odes n’en sont pas moins aussi, en un certain sens, un énorme canular, où se déploient toutes les formes du comique, dont certaines attendent peut-être encore d’être répertoriées au grand livre du Rire humain, pratiquant l’humour au second degré, voire au troisième ou au quatrième, car à l’apport propre au texte vient toujours s’ajouter la prime incalculable versée au cours des siècles par l’accumulation des interprétations et commentaires, lesquels sont légion et prirent naissance du vivant même de l’auteur. Ce n’est pas la moindre des ironies que bien souvent les odes les plus généralement prisées pour leurs qualités formelles et conceptuelles soient aussi celles d’où le poète s’est le plus absenté, on pense par exemple à II, 10 ou IV, 7. Et c’est vrai qu’elles luisent, celles-là, d’un sinistre éclat, comme ces « Cyclades resplendissantes » où nos fragiles nefs risquent toujours de se fracasser (I, 14).
Aussi loin reste-t-elle de l’idéal visé, la présente traduction se sera du moins efforcée, comme il se doit, de refléter le plus fidèlement possible l’esprit et la lettre de l’original. Et c’est pourquoi, sauf une exception (II, 18), elle se présente en quatrains, comme l’original, encore que la question soit débattue [note 4], et en des mesures diversifiées (4, 6, 7, 8, 10, 12, 14 et plus), pour refléter d’une façon au moins approchante la différence des mètres utilisés par l’auteur : on s’est astreint par exemple à rendre la strophe dite saphique, la plus employée dans les Odes (37 fois), et qui se compose de trois vers de onze syllabes et d’un de cinq, par des strophes de trois alexandrins suivis d’un tétramètre. Sans trop d’illusion, bien sûr, tant les principes de la versification latine, fondée sur le jeu des brèves et des longues, diffèrent de ceux de la française, constituée à partir du nombre des syllabes et de la rime.
C’eût été embaumer Horace que de le transposer dans une langue et une diction qui n’auraient pas été résolument modernes : d’où un traitement assez libre, d’autres diront irrespectueux, des e muets, d’où aussi les familiarités prises avec l’alexandrin, lequel, après tout, en a vu bien d’autres ; quant aux rejets, sans doute plus fréquents dans cette traduction que d’aucuns ne le souhaiteraient, disons que les Odes en comportent beaucoup, même si ce n’est peut-être pas là une excuse, car la facture du vers français n’admet pas nécessairement ce qu’au contraire le latin affectionne.
Mais fallait-il ou non conserver la rime, ce « bijou d’un sou » que le latin ignore, ou dont il se moque volontiers (voir par exemple le dédaigneux neniae / querimoniae de II, 20), et qui finalement coûte bien cher, puisque son emploi oblige à des circonvolutions peu compatibles avec l’admirable concision horatienne ? Ce même impératif de fidélité nous a fait répondre par la négative. Il reste cependant, que le vers, même blanc, exige son lot de sacrifices, engendre des chevilles, conduit à des déperditions : mais s’il faut passer entre Charybde et Scylla, il nous a semblé préférable de renoncer le cas échéant à tel adjectif ornemental, telle allusion savante, que de faire totalement abstraction de l’aspect rythmique et mélodique du texte.
Tout récemment, c’était en 2002, on a vu trente-cinq poètes de langue anglaise, regroupés sous l’égide de J. D. McClatchy [note 5], choisir hardiment de considérer Horace d’abord et avant tout comme un poète, et chacune des 103 odes comme une flamme vive à transmettre telle quelle d’un idiome à l’autre à travers deux millénaires de distance ; l’exigence étant que le poème anglais, face au latin, existât par soi-même en tant que création authentique et neuve. D’où en particulier l’option radicale de dépouiller le texte de toute note, tout commentaire ou autre éclaircissement.
Un pari qui ne va pas sans panache, un pari largement gagné aussi, on a plaisir à le dire, et qui mérite de faire
des émules dans d’autres langues. A ceci près toutefois, et il ne pouvait en être autrement, que l’image renvoyée
par cet Horace anglais, aussi alerte soit-il, aussi ressuscité, demeure tributaire d’une tradition philologique
fort éloignée, on l’a vu, d’entrer dans les véritables enjeux de la pensée horatienne. Ne tremble-t-on pas à l’idée
que l’on puisse donner comme représentant de cette pensée une ode que le poète aurait en réalité placée sur les
lèvres de son pire ennemi ? que l’on aille traiter par le comique une pièce sérieuse, ou qu’inversement l’on
prétende faire pleurer sur ce qui devrait susciter le rire ? Dans l’état actuel des choses, un décryptage de chaque
pièce s’avère donc absolument indispensable. D’où la formule, immuable, ici proposée, qui comporte une
traduction allégée de toute note, et suivie d’une page d’interprétation conçue en quatre points :
1) « doxa », ou résumé de l’interprétation traditionnelle (parfois repris textuellement d’un de ses représentants) [note 6] ;
2) objection à cette interprétation ;
3) proposition ;
4) justification, qui étaye la nouvelle exégèse, en venant éclairer et compléter une traduction que ne facilite
certes pas l’emploi généralisé de l’ambiguïté, du double sens, de l’équivoque, de l’ironie, de la parodie, sans
parler des changements de locuteur ou d’interlocuteur ! Entre trop voiler ou trop dévoiler, le traducteur est
toujours sur la corde raide : dès lors, la page de décryptage fait un peu office de balancier, voire de filet de
sécurité.
Il n’est aucune des assertions soutenues ou évoquées dans le cours de ces analyses, aussi déroutante puisse-t-elle sembler quelquefois, par exemple en ce qui concerne les assassinats de Catulle et de Calvus, ou le secret de la naissance d’Octave Auguste, qui ne soit longuement argumentée en des pages consultables par quiconque, et non réfutées à ce jour (voir le site http://perso.orange.fr/virgilmurder/). En ce qui concerne les Odes proprement dites, le présent travail étant destiné à un public élargi, on en a volontairement écarté les références érudites et bibliographiques, pour lesquelles le lecteur intéressé est aimablement renvoyé aux livres et articles suivants où il trouvera des études plus détaillées :
– Petite stéréoscopie des Odes d’Horace, J. Touzot, Paris, 1997, pour soixante-huit pièces.
– La mort de Virgile d’après Horace et Ovide, J. Touzot, Paris, (1993 ; 2ème édition revue et corrigée : 1999), pour I, 3 ; I, 17 ; I, 24 ; I, 28 ; II, 6 ; II, 9 ; II, 20 ; IV, 12, ainsi que pour l’étude approfondie de l’architecture du Recueil I–III.
– Les Etudes Classiques 58 (1990) pour I, 8 ; I, 13 ; I, 14 ; 60 (1992) pour I, 5 ; I, 27 ; I, 38 ; 61 (1993) pour I, 9 ; I, 19 ; II, 4 ; 66 (1998) pour I, 11.
– La Revue des Etudes Anciennes 93 (1991) pour II, 14 et II, 17.
– La Revue Belge de Philologie et d’Histoire 70 (1992) pour I, 29 ; II, 7 ; II, 16 ; 73 (1994) pour III, 1 à 6.
Quelques rares rectifications aux analyses antérieures ont été apportées ici, en particulier :
– II, 1, 25-28 sur le rapport entre Caton et Junon, et l’allusion qui se cache sous le mot nepotes.
– III, 10 : attribution au locuteur anti-Ego.
– III, 26 : attribution au locuteur Ego-Mécène.
Enfin, cinq analyses sont totalement inédites, il s’agit de III, 13 ; III, 17 ; III, 18 ; III, 22 ; IV, 3.
Jean-Yves MALEUVRE
1. Cf. J.-Y. Maleuvre, Catulle ou l’anti-César, J. Touzot, Paris, 1998, chap. 16 ; « Octave-Auguste, fils plus qu’adoptif de son grand-oncle ? », RBPh 73 (1995), p. 73-74 ; « Nouveaux indices à l’appui de théories hétérodoxes », RBPh 78 (2000), p. 106-7.
2. Voir une proposition d’exégèse dans La mort de Virgile d’après Horace et Ovide, 2ème éd. p. 169-171.
3. « Considère que chaque jour est pour toi le dernier », Epître I, 4. A quel point cette épître est grinçante, les commentateurs l’ont rarement aperçu : cf. La mort de Virgile…, p. 157-162.
4. Nous faisons bien sûr allusion à la fameuse, et contestée, « loi de Meineke » sur la divisibilité par 4 de toutes les odes, et donc sur leur disposition en quatrains.
5. Horace, The Odes, New Translations by Contemporary Poets, ed. J. D. McClatchy, Princeton University Press, 2002.
6. Par doxa nous entendons l’opinion dominante, et presque « le dogme ». Les tentatives dissidentes ont été
largement étouffées, en particulier ce qu’on appelle aujourd’hui dédaigneusement « l’hypercritique », lancée
dès le début du 17ème siècle par Guyet, et qui fleurit aux 18ème et 19ème, avec notamment Bentley, Sanadon et
Peerlkamp. Mais il faut dire que ces « hypercritiques » préféraient tenir pour interpolés les passages qui leur
semblaient indignes d’Horace, plutôt que de chercher du côté de la cacozelia latens…