I, 3
Puisse Vénus, reine de Chypre,
Puissent les frères d’Hélène, astres resplendissants,
Et puisse Eole te conduire,
En tenant, sauf Iapyx, tous ses fils enchaînés,
O nef chargée d’un saint dépôt,
Qui dois rendre Virgile aux côtes de l’Attique ;
Tu es comptable de sa vie :
Respecte-la, veux-tu, c’est la mienne aussi bien.
De dur chêne et d’un triple airain
Son cœur était blindé, celui qui le premier
Osa confier un frêle esquif
A la fureur des flots sans craindre l’empoignade
D’Africus et des Aquilons,
Ni les sombres Hyades, ni la rage de Notus,
Arbitre de l’Adriatique
Qu’il apaise ou soulève au gré de son caprice.
Quelles morts l’avertiraient donc,
Celui qui d’un œil sec vit les monstres marins,
Et partout la mer démontée,
Et les écueils sinistres de l’Acrocéraunie ?
C’est en vain que la Providence
Par l’obstacle infranchissable d’un Océan
A voulu séparer les Terres,
Si osent le violer des navires impies !
Prête à braver tous les tabous,
L’espèce humaine se précipite au sacrilège
Depuis que le fils de Japet
Par la ruse et le dol nous apporta le feu.
Après ce larcin fait aux dieux,
On vit la Consomption s’abattre sur le monde,
Et une armée de Fièvres nouvelles ;
De l’intouchable Mort le rang fut usurpé
Par la Nécessité boiteuse.
Dédale s’est risqué dans l’espace aérien
Avec des ailes non humaines,
Et un travail d’Hercule a forcé l’Achéron.
Mais les mortels ne doutent de rien.
Nous visons le ciel même avec notre sottise,
Interdisant à Jupiter,
Par nos crimes, de poser ses foudres furibonds.
• TRADITION
Cette ode, qui appartient au genre traditionnel du propempticon, ou « souhait de bon voyage », fut composée à l’occasion d’un voyage, réel ou fictif, de Virgile en Grèce.
• OBJECTION
Même si ce genre littéraire comporte normalement une malédiction contre les voyages, on ne voit pas d’exemples où celle-ci dévore littéralement le poème (32 vers sur 40 !), ni où elle soit aussi virulente, aussi fulminante. Alors, contre qui Horace en a-t-il ? contre le genre humain en général ? Mais c’est Virgile qui s’embarque : serait-ce donc lui le criminel (scelus, 39) ?
• PROPOSITION
Horace dénonce bien un crime, sauf que Virgile en est la victime, non l’auteur !
• JUSTIFICATION
1) Le poème fut composé après la mort de Virgile :
– Aucune biographie ne mentionne qu’il se soit rendu en Grèce avant son fatal voyage, en sorte
que plusieurs érudits, et non des moindres, n’hésitent pas à considérer qu’il s’agit bien de celui-ci,
mais, bizarrement, ils n’en tirent pas les conclusions qui s’imposent.
– L’étude architecturale du livre montre que la pièce a été surajoutée
(cf. La mort de Virgile...).
– Aux v. 5-7 (Nauis quae tibi creditum/Debes Vergilium finibus Atticis/Reddas…),
il est arbitraire de
ponctuer après Vergilium pour empêcher (car c’est le but)
finibus Atticis de dépendre de ce qui
précède. Supprimons cette violence, et il en résulte que Virgile a embarqué, ou plutôt a été embarqué
(creditum), en Attique, où Horace veut qu’on le ramène
(debes ; reddas).
Les biographes nous disent que l’empereur, ayant (par le plus grand des hasards !)
rencontré Virgile à Athènes, le convainquit de rentrer avec lui en Italie pour raison de santé.
Puisse le vent d’Ouest (Iapyx, 4) forcer le bateau à rebrousser chemin.
2) Eléments d’accusation :
Toute l’imprécation des v. 9-40 étant centrée sur le thème de l’audace humaine, Horace s’est réservé
une échappatoire en feignant de laisser indécise la question de savoir s’il condamne sans appel cette
« audace », ou s’il ne se mêle pas à son indignation une sorte de fascination admirative envers cette
humanité prométhéenne, qui ne recule devant aucun obstacle et ose même défier les dieux. Plus
d’un lecteur se sera laissé prendre à ce leurre, mais ce n’est qu’un leurre. Admettons que le « cœur
blindé de triple airain » (v. 9-10) soit porteur d’ambiguïté, tout comme
le nec timuit (« sans craindre »)
du v. 12, voire le timuit et le
mortis gradum du v. 17, ou l’expression
siccis oculis (« d’un œil sec »)
au v. 18, apte à traduire aussi bien le sang-froid dans le danger que la dureté du cœur. Mais, dernier
mot du v. 20, et donc de la 1ère partie numérique du poème, remarquable aussi par sa texture même,
le terme Acroceraunia évoque un célèbre naufrage où Octave faillit laisser la vie.
Ce qui amène à réévaluer
l’expression mortis gradum, en relation d’ailleurs avec
leti gradum, 33 : non pas « approche de la mort »,
mais son rang, sa majesté. L’individu impliqué, le Prince donc (cf. Primus, 12),
se moque des avertissements
que le ciel lui envoie par l’intermédiaire de la Mort ; mieux même, il prétend se substituer à celle-ci (sens
secret des v. 33-34, où « Nécessité Boiteuse » désigne Auguste par allusion à la légère claudication dont il
était affligé (Suét. Vie d’Aug. 80, 2 : voir l’ode III, 12) ;
qui plus est, deux de ses mots historiques sont :
moriendum est, « il faut mourir »,
en réponse à des prisonniers qui lui demandaient grâce, et festina lente,
« hâte-toi lentement », un de ses proverbes favoris). Transgression marquée par le débordement strophique.
C’est donc un assassin, accusation enfouie dans la strophe 6, qui, sous couvert de condamner la navigation,
dénonce en réalité les homicides. Des deux interprétations divergentes à laquelle cette strophe a pu donner lieu
(1- « Vainement un dieu… mit entre les terres, pour les désunir, la barrière de l’Océan » (ainsi F. Villeneuve) ;
2- « Vainement un dieu… sépara la terre de l’Océan incompatible (avec elle) »), seule la seconde semble
recevable, et elle n’a pas pour rien l’aval des meilleurs exégètes modernes (ainsi P. Lejay, K. Quinn,
Nisbet-Hubbard), tant en raison du sens habituel (passif, et non actif) de l’adjectif
indissociabilis, que
de la valeur attendue du pluriel terras (cf. terris, 31),
qui, dans le présent contexte, a toutes chances (même si la traduction préserve l’ambiguïté) de
désigner non pas « les terres », îles et continents, mais bien plutôt « la terre », en tant qu’élément opposé
à l’Océan (voir Ovide, Mét. I, 22 :
nam caelo [deus] terras et terris abscidit undas). L’Océan étant donc
représenté, selon la conception homérique (Iliade, XVIII, 399) et hésiodique
(Théogonie, 776), sous la
forme d’un fleuve entourant la terre, il va de soi que nul mortel ne peut le traverser (transiliunt),
sinon pour se rendre dans l’outre-monde, dans l’autre monde. C’est ce que confirme la 16ème épode, clairement
en phase avec notre ode :
Nos manet Oceanus circumuagus : arua beata
Petamus, arua diuites et insulas (v. 41-42).
Ces terres mythiques sont situées de l’autre côté de l’océan, mythique, lui aussi (voir encore Hésiode,
Les Travaux et les Jours, 171 ;
Homère, Odyssée, IV, 567-8 ;
XXIV, 11-14), c’est-à-dire en fait nulle part ici-bas :
Iuppiter illa piae secreuit litora genti
(v. 63 : et piis, 66 insiste).
Pour les atteindre il faut d’abord mourir. Mais les impies prétendent gagner le ciel sans le mériter
(caelum ipsum petimus stultitia, 38 :
comparer arua beata / petamus) : au lieu de mourir eux-mêmes,
ils s’arrogent un pouvoir sacrilège sur la mort, ils se font assassins (cf. v. 33-34), ce qui revient, surtout
si la victime s’appelle Virgile, à « s’attaquer au ciel même ». Ainsi se justifie la violence concentrée d’un
vocabulaire de la transgression : impiae ; non tangenda ; transiliunt
(le verbe même qu’emploie Tite-Live
à propos du saut fatal de Rémus par dessus les murailles fraîchement dressées par son frère Romulus : I, 7, 2).
Dans sa sottise (stultitia, 38), l’« audacieux » s’imagine pouvoir égaler
l’immense poète qu’il assassine,
et qui, lui, nouveau Dédale et nouvel Hercule, a mérité le ciel par son génie, vaincu la mort par son travail (v. 34-36).
Le mot scelus claque donc comme un fouet au v. 39.
Ce bouffon sanglant qui se prend pour Jupiter même,
qu’il craigne donc les foudres célestes (il en avait une peur panique, dit-on) !