I, 9
Vois-tu comme il se dresse, éclatant sous la neige,
Le Soracte ? vois-tu comme les arbres peinent
Et succombent sous le fardeau ?
Comme sous l’âpre gel les fleuves sont figés ?
Dissipe la froidure ; d’une main généreuse
Entasse des sarments dans le foyer, et puis
Verse-nous un vin vieux de quatre ans,
O Thaliarque, de l’urne sabine à deux anses.
Remets le reste aux dieux : lorsqu’ils ont abattu
Les vents qui s’affrontaient sur l’onde bouillonnante,
Tout rentre aussitôt dans le calme,
Les vieux ornes et les cyprès ne tremblent plus.
Ce que demain réserve, évite d’y penser ;
Porte à ton bénéfice chaque jour qui t’advient
Et ne fais pas l’erreur, enfant,
De dédaigner la danse et les douces amours
Tant que les cheveux blancs épargnent ta vigueur.
Va donc au Champ de Mars, sur les places publiques,
Et rejoins à la nuit tombée
Les tendres rendez-vous, les secrets murmurés.
Va surprendre le rire aimable d’une fille
Qui se cache par jeu dans un coin retiré ;
Ravis le gage d’un baiser
Sur ses bras nus, sur un doigt qui mal se défend.
• TRADITION
Sorte de chanson bachique imitée d’Alcée, cette ode engage le jeune Thaliarque, personnage de fantaisie, à réagir à la paralysie hivernale en menant joyeuse vie.
• OBJECTION
– Si le protagoniste est fictif, en tout cas le cadre est bien réel : Horace se trouve dans sa villa sabine, et il fait même le
geste de montrer à son hôte le paysage. Et pourquoi appeler « maître du festin » (sens du mot « Thaliarque ») quelqu’un
avec qui vous devisez en tête-à-tête, sinon par quelque allusion à sa personnalité, qui, faute de s’exprimer dans le texte,
doit exister en dehors, c’est-à-dire dans la vie réelle.
– Ce Thaliarque est qualifié d’« Enfant » (puer, 16), un mot qui doit alerter le lecteur
de l’ode I, 5, d’autant que, par un
artifice syntaxique (apposition sous un vocatif), la valeur propre du terme tend à s’effacer devant sa signification symbolique :
« ne fais pas l’enfant ».
• PROPOSITION
Thaliarque représente Mécène.
• JUSTIFICATION
D’abord, n’est-il pas curieux qu’un enfant tienne le rôle de « maître du festin », alors que cette fonction sied si bien à un
prince étrusque, et à cet arbitre des élégances que fut Mécène avant Pétrone ? Et ne tombons pas dans le piège tendu par
les v. 17-18 (Donec uirenti canities abest / Morosa)
qui voudraient entretenir l’illusion que Thaliarque, à défaut d’être
tout à fait un enfant - ce que contredit, par l’étymologie même, le mot
uirenti (Vir, pas Puer) -,
du moins n’aurait encore aucun cheveu blanc. Le pesant rejet
morosa semble bien signaler en effet que ce n’est pas la canitie en soi qui a épargné
Thaliarque, mais bien la canitie en tant qu’elle pourrait apporter l’humeur chagrine, et signifier la vieillesse
(éloignée par uirenti). Voir d’ailleurs canos… capillos,
II, 11, 15, qui affecte cette fois les deux « Enfants ».
Particulièrement voyante comme il convient pour cette première apparition (sur trente-sept) de la strophe alcaïque
dans les Odes, l’imitation d’Alcée est donc surtout un commode alibi pour décrire
des réalités présentes, comme le
montre aussi la cinquième strophe qui nous transporte au Champ de Mars et sur les grandes places de Rome, où Mécène
est convié à se rendre pour se livrer à ces exercices de plein air que Sybaris en I, 8 a si misérablement abandonnés
(Campus, 18 en écho à Campum, I, 8, 4).
Et cela, d’urgence : nunc… nunc, 18-21 réplique aux âpres cur… cur… cur
de la pièce précédente. C’est bien cela : après s’en être pris vigoureusement à l’épouse maléfique, Horace maintenant se
tourne vers le mari bafoué pour l’engager à s’arracher enfin à un joug si dégradant. De « festoyeur » (Sybaris) qu’il était,
Mécène doit devenir « maître du festin », c’est-à-dire reprendre le contrôle de sa vie.
Au lieu de se consumer en voluptés dans la « caverne des plaisirs » (grato… sub antro, I, 5, 3),
qu’il sorte donc, qu’il
endurcisse son corps, qu’il s’adonne aux Muses (sens probable de
choreas, 16, comme en II, 19, 25 : danse des Muses,
poésie), et qu’il goûte, mais le soir venu, les joies saines de l’amour :
gratus, 22 face au grato de I, 5, en correspondance
annulaire.
D’autres confirmations seraient apportées par divers rapprochements avec des odes (ou des épodes) adressées,
ouvertement ou non, à Mécène. On se limitera ici à l’ode II, 11, dédiée à Hirpinus/Mécène (et les Hirpini étaient
associés avec le Soracte : cf. Serv. à Aen. XI, 785),
dont les v. 5-8 sur la jeunesse qui fuit vite et sur la canitie qui
chasse les amours lascifs rappellent clairement nos v. 15-18 ; et à III, 29 (v. 29-30 et 43 suiv.), qui s’adresse au même
Mécène, à visage découvert cette fois, pour lui conseiller (comme ici, v. 14-15) de ne pas se soucier de ce que réserve
l’avenir, car nous sommes entre les mains d’un certain « Jupiter » (ici, Fors), qu’il nous est cependant loisible de
défier au jour le jour. Car se libérer de l’esclavage sexuel et résister intérieurement à la tyrannie politique, c’est tout un.