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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 11
 
Ne cherche pas, Leuconoé, c’est sacrilège,
Quelle fin les dieux nous ont donnée ; les horoscopes,
Ne les consulte pas : mieux vaut subir les choses !
Que Jupiter nous accorde ou non d’autres hivers
 
Après cette tempête qui brise la mer tyrrhénienne
Sur les écueils rongés, sois sage, filtre ton vin,
Coupe les ailes de l’espoir. Nous parlons, le temps fuit,
Jaloux de nous. Cueille le jour sans croire à demain.

• TRADITION

Cette simple odelette distille la quintessence de la philosophie horatienne : carpe diem, cueille le jour, c’est-à-dire sache jouir de la vie sans te soucier du reste.

• OBJECTION

Il existe diverses façons de « cueillir le jour », et celle préconisée ici s’accompagne d’un certain ton désabusé et même sarcastique qui jette la suspicion sur la sincérité du poète.

• PROPOSITION

L’énonciateur n’est pas le poète (Ego), mais son contraire (anti-Ego).

• JUSTIFICATION

La brutalité du mot finis (v. 1) pour signifier la mort, encore accentuée par l’effet du lourd rejet, relève d’une véritable provocation après le verbe dare. Quel cadeau attendre des dieux, sinon la mort ? Et de Jupiter, pas de printemps, mais des hivers, et même des tempêtes (v. 2-3). Mais nous le savions depuis I, 4, Hiems personnifié, c’est Auguste, le Jupiter terrestre. A moins que la question quem finem ? ne porte plutôt sur le sens de la vie, car finis peut aussi se revêtir d’une valeur métaphysique, et référer aux fins dernières. Auquel cas le message serait qu’il est vain, et même sacrilège (scire nefas, 1), de chercher à percer le mystère de l’existence. En d’autres termes, Leuconoé serait invitée à s’amputer de toute sa dimension spirituelle, et à laisser toute espérance : spatio breui /Spem longam reseces, 6-7. La « version soft » de ce conseil, celle bien entendu qu’adopte la doxa, c’est qu’il faut rogner un peu les ailes de l’espoir, espérer modérément. Mais le dernier vers précisera que l’espoir ne doit pas dépasser une portée de 24 heures ! Autant dire que ces ailes, mieux vaut les couper une bonne fois. « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher », dira Baudelaire. Et de fait, la malignité de l’antithèse breui – longam s’affûte si l’on comprend que spatio breui (un datif plutôt qu’un ablatif) désigne le corps humain lui-même (par allusion à la petite taille de Leuconoé ?) : on a des exemples de cet emploi dans Virg. Buc. III,  105 (Caeli spatium) ou dans Ov. Mét. III, 95 (spatium… hostis). Le locuteur a le sens de l’humour, mais c’est un humour bien sarcastique.
Interdit de voler, voilà donc la consigne ; ramper c’est bien meilleur… et moins risqué. On voit que le mot d’ordre donné à Leuconoé de ne pas chercher à lire l’avenir (Tu ne quaesieris, 1), en apparence identique à celui que reçoit Thaliarque en I, 9 (fuge quaerere, 8), est en réalité inspiré par des intentions diamétralement opposées. Il y a un monde entre la morale du « tout subir » prêchée à Leuconoé au v. 3 et les exhortations qui engagent au contraire Thaliarque à réagir pour reconquérir sa liberté perdue et, avec elle, sa joie intérieure. Certes, les deux personnages vivent sous la coupe de dame Fortune (Fors en I, 9), alias Jupiter (cf. III, 29), mais là où Thaliarque est appelé à faire montre d’une hautaine indifférence (nuance de quem… cumque dabit, 14) envers cette puissance qui peut le tuer à tout moment, Leuconoé n’a d’autre perspective, dirait-on, que la résignation, la soumission, la sujétion.
Alors, quand surgit au dernier vers le célèbre carpe diem, il est permis de se demander si la jeune fille aura encore vraiment envie de « cueillir le jour ». Aussi bien, le découpage normal du vers (grand asclépiade) recommanderait de lire carpe diem quam minimum, « cueille le jour le moins possible ». Dès lors, le verbe carpere peut recouvrer son sens le plus habituel, « affaiblir, harceler, dénigrer… ». Mais critiquer le Jour, qu’est-ce à dire, sinon critiquer Jupiter (Dies Pater, « le Père Jour ») ? Et cette « jeune fille » qui fait de la politique, qui espère un changement de régime (implication de credula postero) et consulte même les horoscopes pour savoir quand mourra le Prince, ne serait-ce pas plutôt un homme, Mécène par exemple, qui sera précisément accusé par le Prince en II, 17 de souhaiter sa mort ? Le choix même du pseudonyme « Leuco-noé » implique une menace : « envieux » ? « tête vide » ? en tout cas, le voilà prévenu, l’Ennemi voit clair dans son jeu…

 
 
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