I, 27
-Des coupes nées pour la joie se servir comme d’armes,
C’est chez les Thraces. Assez de ces façons barbares !
Au dieu Bacchus montrez plus de respect,
Epargnez-lui le sang des rixes !
Le vin et les flambeaux avec le cimeterre
Jurent horriblement. Arrêtez les blasphèmes,
Mes frères, et que chacun reste à sa place,
Coude calé sur les coussins.
Vous voulez qu’à mon tour j’avale ma portion
De Falerne pur ? A une condition : que le frère
De Mégylla d’Oponte nous apprenne
Quel trait d’amour le fait mourir.
Il ne veut pas ? Tant pis, je refuse de boire.
-Allons ! quelle que soit la Vénus qui te dompte,
Pourquoi rougirais-tu de ces feux-ci,
Toi qui ne succombes jamais
Qu’à de nobles objets ? Dans le creux de l’oreille,
Dis-le moi, ce secret…
Ah ! pauvre malheureux,
Mais dans quel gouffre es-tu tombé, quelle Charybde ?
Tu méritais meilleure flamme.
Quel magicien, à coups de drogues thessaliennes,
Quel dieu, quelle sorcière te tirera de là ?
A t’extirper des liens de cette Chimère,
Même Pégase aura du mal.
• TRADITION
Pour détendre l’atmosphère d’un banquet où les buveurs commençaient à se quereller, Horace interpelle un jeune convive, qu’il met plaisamment sur le gril en l’interrogeant sur ses amours.
• OBJECTION
L’indulgence des critiques à l’égard de l’histrion qui s’exprime ici est proprement consternante. Excité, impudent, cynique, vulgaire et ampoulé à la fois, et manifestement habitué à parler en maître, l’énergumène n’a certes rien de commun avec Horace, qui s’en distancie vigoureusement. Mais l’exercice n’a d’intérêt que si la cible est identifiable.
• PROPOSITION
L’énonciateur est Auguste, son souffre-douleur est Mécène.
• JUSTIFICATION
Donc, tout le monde est échauffé dans la salle, et lui n’a toujours rien bu : que faisait-il ? Il observait, car son grand
plaisir est de regarder les autres s’enivrer (cf. III, 8, 13 ; Epist. I, 12, 7-8 ;
Suét. Vie d’Auguste, 76, 5), quitte, bien sûr,
à compenser par la suite, car ce Falerne pur, ne doutons pas qu’il le boive. Alors, l’ambiance s’échauffera de plus belle,
au grand dam du « Bacchus décent » (uerecundumque Bacchum, 3 : cf. I, 18, 7-8)
qui, précisément, prescrit de mélanger
son vin à l’eau. Horace, quant à lui, évite ordinairement de boire du vin pur, et n’a d’ailleurs pas les moyens de
s’offrir du Falerne (I, 20) : si donc il assiste au banquet, c’est en tant qu’invité, alors que le locuteur, lui, parle en maître.
Un maître manifestement obsédé par les Parthes (Medus, 5),
un maître aussi qui a un faible pour les confréries sacerdotales
(sodales, 7 y renvoie :
cf. I, 36, 5 ; I, 37, 4 ; II, 14, 28 ; III, 18, 6) :
deux marqueurs qui pointent vers Auguste, membre
de plusieurs de ces confréries (à la différence d’Horace !), et par ailleurs tracassé par la question parthe (comment
sauver la face avec un ennemi que l’on n’ose affronter ?). A cela s’ajoutent les traits caractéristiques de ce style saccadé
et comme frénétique, tout à la fois imprégné de vulgarité et gonflé d’une théâtrale emphase. Très personnel également est
son genre d’humour, qu’il exerce ici aux dépens d’un certain « Enfant »
(puer, 20) montré du doigt aux convives.
Simple taquinerie ? loi du genre ? C’est trop vite dit, car on a plutôt l’impression que l’incident constitue en quelque sorte
le clou de la fête, l’assaisonnement le plus épicé de cette joyeuse beuverie. Les autres invités ne s’y sont pas trompés, tous
se sont tus et prêtent l’oreille. Et c’est dans un silence de mort que va se dérouler l’humiliation publique de Mécène, déguisé
en « frère de Mégylla d’Oponte ». Le terme puer
renvoie en effet à l’ode I, 5, dûment évoquée par l’écho de A miser, 18 à
miseri quibus (I, 5, 12) ; de même, le thème, ici parodique, de la maladie d’amour,
prolonge les odes I, 8 (perdere, 3), I, 14
(saucius, 5), I, 25 (pereunte, 7).
La ville d’Oponte s’enorgueillissait d’avoir donné naissance à Patrocle ; or, si Mécène est
un second Patrocle, point n’est besoin d’aller chercher très loin son Achille !
Mais qui se cache donc sous cette « Charybde », cette « Chimère », dont le malheureux se serait entiché, et qui, par
définition, ne peut être Terentia, son épouse ? La perfide pointe des v. 16-17 (« tu ne succombes jamais qu’à de nobles
objets ») qui, pour réellement porter, doit insinuer que l’être élu par Mécène se trouve être de condition servile, nous
guide vers l’ode II, 4, et une certaine Phyllis, rivale de Terentia.
La situation s’éclaire, et ne va pas sans un piquant paradoxe. Mécène, ce sera une habitude, a répudié sa femme. Mais
Terentia divorcée amuse beaucoup moins son amant. Aussi tout l’effort de celui-ci consiste-t-il à l’inciter à la reprendre
en lui faisant honte d’avoir remplacé la descendante des nobles Licinii par une humble esclave. Selon Suétone
(Vie d’Auguste, 40), Auguste était hostile aux affranchissements, et
à plus forte raison aux mariages entre hommes libres et esclaves.