I, 38
Je déteste, garçon, les raffinements perses ;
J’ai en horreur les couronnes tressées de philyre ;
Ne te mets pas en peine de savoir où se cache
La rose tardive.
N’ajoute surtout rien, j’y tiens, au simple myrte :
Il ne fait déshonneur ni à toi, mon ministre,
Et ni à moi, ton maître, quand je bois à l’abri
De cette treille.
• TRADITION
Sous la forme d’une recommandation à son esclave-échanson, Horace affirme son goût pour la simplicité. Façon de définir symboliquement ses goûts littéraires ?
• OBJECTION
Prise littéralement, la pièce choque par son insignifiance et par sa brutalité ; au niveau symbolique, elle contredit outrageusement le credo poétique de l’auteur des Odes, qui n’a que faire d’un art simple et primaire. Et les Odes elles-mêmes ne forment-elles pas des couronnes et des guirlandes « tressées sur la philyre » (cf. I, 26) ?
• PROPOSITION
Auguste dit son sentiment sur les Odes.
• JUSTIFICATION
Tout poète qui se respecte et se fait une haute idée de son art recherche les sentiers non
frayés, les sources inviolées, les fleurs inconnues. C’est vrai pour Lucrèce
(De Natura, IV, 1 suiv.),
c’est vrai pour Virgile (Géorg. III, 1 suiv.), et c’est vrai
pour Horace (I, 1, 29-32 ; I, 7, 5-7 ; I, 26, 6 ;
cf. aussi Sat. I, 10, 72 suiv.). Alors,
s’interdire de chercher la rose automnale, n’est-ce pas trahir sa vocation même ?
Bien des lecteurs de l’ode I, 38 auraient voulu qu’Horace ait écrit le contraire de ce
qu’il a écrit ; d’aucuns ont même corrigé le texte en conséquence. Mais ces remèdes
ne servent à rien, car c’est l’ode tout entière qui est contaminée, viciée.
Si en effet ce renoncement à l’idéal n’était dicté que par une sorte de résignation triste,
de découragement devant l’impossible, on pourrait peut-être l’excuser, mais il s’agit de
bien autre chose, il s’agit d’une déclaration de guerre. Guerre à la distinction, guerre à
l’élévation, guerre à l’art, guerre au raffinement, guerre à l’intelligence. Odi, « je hais »,
tel est le mot d’ordre, redoublé par displicent, « j’ai en horreur », de tout le poème, qui par
ailleurs multiplie les défenses et les négations (mitte, « ne fais pas cela »,
nihil, renforcé par
curo, « rien, j’y tiens », neque… neque).
Poème agressif, donc, violemment négateur, haineux,
destructeur. C’est la marque distinctive d’anti-Ego, c’est le sceau d’Auguste.
Nul ne sera donc surpris de voir l’énonciateur préférer à la rose automnale, ce précieux gage
d’immortalité et de régénération, le vulgaire emblème de la déesse Vénus, que n’importe qui
peut cueillir quand il veut, et qui signifie le nivellement spirituel et moral, l’abandon des grandes
espérances, le consentement voluptueux au néant (cf. surtout I, 25). C’est le même qui, dès I, 4,
se couronnera de myrte, le même qui, en I, 19, réclamera cette fleur avec du vin et de l’encens.
Certes il apprécie lui aussi les roses, mais à condition qu’elles soient en quantité, et alors il
en fait pleuvoir un déluge (cf. I, 36 ; III, 19). Ce qu’il condamne, et interdit, ce n’est pas la
dépense, mais la délicatesse, l’effort intellectuel, la recherche.
Dans la position stratégique où elle se trouve, l’ode répond symétriquement à la
pièce liminaire : ce sont deux arts poétiques affrontés l’un à l’autre, ou un art à
un anti-art. Et il serait assez indiqué que ce minister, 6 (« serviteur », mais aussi
« ministre ») qui fait ici fonction d’échanson ne soit autre que Mécène, interpellé ici
par son maître, comme il l’était en I, 1 par le poète. « Enfant », (puer, 1), ainsi était-il
désigné depuis l’ode 5, qui posait douloureusement la question quis puer ? « lequel
des deux (Mécène ou Auguste) ? », tant sa passion pour Terentia le conduisait près de
la catastrophe. Or, la même question se pose ici implicitement, puisque le mot puer peut
s’analyser ad libitum comme apostrophe ou comme apposition au sujet. Il faut toutefois
ajouter que, puisque l’ode nous fait entendre le jugement du Prince, ce partisan d’un
style simple et clair (Suét. Vie d’Aug. 86-89), sur ces « couronnes tressées » que sont les
Odes, « l’esclave-échanson » pourrait représenter aussi leur auteur, vivement attaqué
en tant qu’artiste de la « double écriture » (simplici, 5), sorte d’archer parthe
(apparatus, 1, en sa nuance militaire) : riposte à I, 2, 51-2, cette flèche du Parthe !