II, 8
Si tu payais comptant chacun de tes parjures
Par une indemnité prise sur ta beauté,
Bariné, la blancheur d’une dent ou simplement
L’éclat d’un ongle,
Alors je te croirais. Mais dès qu’un faux serment
Sur ta tête perfide aurait dû retomber,
Tu resplendis plus que jamais, et l’on t’adore
Comme une idole.
A ne pas respecter les cendres de ta mère,
A te moquer du ciel et des dieux immortels,
A profaner aussi le silence des astres,
Tu t’enrichis !
Elles en rient, Vénus et les naïves Nymphes,
Il en rit, le cruel Désir qui sans répit
Aiguise ses flèches de feu sur un silex
Ensanglanté.
Une génération grandit rien que pour toi,
Vouée à l’esclavage ainsi que leurs aînés
Qui restent sous ton joug malgré tes sacrilèges
Et leurs grands airs.
Chacun te craint. Les mères tremblent pour leurs fils,
Les vieillards pour leurs biens ; les filles appréhendent,
Déshonorées par toi, que les maris ne fuient
A tes effluves.
• TRADITION
Entre toutes les pièces légères d’Horace celle-ci est sans contredit l’une des plus spirituelles et des plus gracieuses, une sorte de madrigal ironique conçu d’après un thème classique de la poésie grecque. Inutile d’imaginer que le poète s’adresse à une personne réelle.
• OBJECTION
Peu d’indices à première vue permettent de contester cette banalisation, sauf que la dernière strophe est puissamment reliée à l’ode II, 5 par la reprise de deux mots-clés, iuuencis, 21 et maritos, 24 (cf. maritum et iuuencae, v. 16 et 6 de II, 5), obligeant le lecteur à s’interroger sur le rapport entre cette redoutable Bariné et l’impérial Violeur pris à partie dans ce prédédent poème.
• PROPOSITION
Cette reine de Rome masque un roi, celui qui s’est assis sur la République comme sur un trône, et qui de là opprime ses concitoyens.
• JUSTIFICATION
L’allégorie se fait jour progressivement, de strophe en strophe :
– Le nom même de Bariné peut nous mettre sur la piste, s’il est vrai que certaines
étymologies expliquaient le mot Caesar comme un mot punique désignant
l’éléphant (barrus, en latin : cf. le Barrus de la Satire I, 6). D’un autre côté,
une variante de Barine est Varine, « Petit Varus », c’est-à-dire « Petit Cagneux »,
sobriquet que Virgile attribuait à Octave dans les Bucoliques. Quelques manuscrits
adressent même la pièce à Iulla (ou Iulia : féminin de Iulius, donc) Barina, en
comprenant le premier mot du poème ulla, comme un nom propre : effet prévu
par l’auteur ?
– Dans la deuxième strophe, l’expression publica cura, à forte connotation politique,
ne demande qu’à être prise à la lettre, soit que « Bariné » provoque une manière
de crise nationale, soit plutôt qu’elle est l’objet de la sollicitude publique.
– La déesse Vénus, qui dans la strophe 4 s’amuse des crimes et des frasques de
Bariné, était également l’ancêtre prétendue de la dynastie césarienne. Quant au
cruel Cupidon, c’était au moins depuis Virgile, et surtout dans les élégiaques,
l’un des masques d’Octave les plus habituels.
– Dans l’avant-dernière strophe, l’hyperbole tend à faire voler en éclats la fiction
protectrice, qui ne tient plus qu’à un fil fragile, entre autres à ce féminin dominae,
« la maîtresse », pour le masculin domino, « le maître ».
– Enfin, la dernière strophe cloue la cible. Les mères craignent pour leurs fils
(ou leurs filles ? iuuencis autorise les deux) ; les vieillards savent que « l’Héritier »
suprême, là-haut, lorgne vers leurs testaments ; les jeunes mariées redoutent,
croit-on, que leurs maris ne soient séduits et sidérés par le charme ravageur de
la Grande Catin, mais c’est tout le contraire : l’expression
miseraeque nuper / uirgines nuptae est en effet curieusement redondante,
puisque par exemple miseraeque nuptae suffisait. Serait-ce donc que ces
jeunes mariées ne sont plus tout à fait vierges (nuper uirgines), et qu’elles
ont peur que leurs maris, lors de la nuit de noces, ne reconnaissent sur elles
l’empreinte immonde du Violeur ? En II, 5, le poète prévoyait que Lalagé
provoquerait bientôt les désirs, qu’elle se marierait : oui, mais voilà, l’Autre
l’a souillée, et le mariage risque d’être détruit avant même d’être consommé.