II, 15
Ils ne laisseront rien, plus rien à labourer,
Ces princes bâtisseurs ! Bientôt de tous côtés
On ne verra que marécages,
Extensions du lac Lucrin, bouches d’enfer.
Le stérile platane évincera les ornes ;
La violette et le myrte, agrément des narines,
Envahiront de leurs parfums
Les belles oliveraies naguère si prospères.
Contre la foudre et le soleil un laurier bien épais
Offrira son abri…
– NON ! Ce n’est pas cela
Que Romulus avait voulu,
Ni les anciens barbus, Caton et tous les autres.
Modeste était chez eux la fortune privée,
Mais grand le bien public ; ces immenses portiques
Tournés vers la fraîcheur de l’Ourse,
Aucun particulier alors n’en possédait.
Les lois n’admettaient pas qu’on méprisât l’argile,
L’humble motte de terre, en obligeant les villes
A financer de leurs deniers
Du marbre, rien de moins, pour les temples des dieux.
• TRADITION
Horace proteste éloquemment en faveur de l’agriculture, contre le luxe du temps, et surtout contre la manie bâtisseuse. La diatribe, il va sans dire, ne vise personne en particulier.
• OBJECTION
Il n’est pas dans les habitudes d’Horace de s’attaquer à des ombres. Il convient donc, sous l’affectation de généralité, de déterminer sa position vis-à-vis de l’idéologie officielle.
• PROPOSITION
L’ode est spécifiquement dirigée contre Auguste et son lieutenant Vipsanius Agrippa.
• JUSTIFICATION
Il est difficile, au moment où écrit Horace, de parler d’immenses portiques
sans évoquer ces somptueuses constructions d’Agrippa, bien « dignes des rois »
(regiae, 1), qui avaient nom
Porticus Agrippae, ou Porticus Polae. D’autant que,
comme par hasard, l’ode suivante prendra ce reître personnellement à partie sous
le pseudonyme de Grosphus.
Mais naturellement, sur le chapitre de l’architecture de prestige, Auguste n’était
pas de reste. Il se vantera, on le sait, « d’avoir trouvé la Ville en brique, et de
l’avoir laissée en marbre ». Or, la dernière strophe a l’air d’exalter l’heureuse
époque où « les lois défendaient de mépriser la brique, réservant l’usage nouveau
de la pierre (ou plutôt : de la nouvelle pierre, c’est-à-dire le marbre) pour
embellir les villes et les temples aux frais du trésor ». On peut rester perplexe :
d’un côté donc, la politique urbanistique d’Auguste paraît approuvée
(embellissement de Rome), mais de l’autre elle est dénoncée (mépris de
« la simple argile », de la brique). Le seul moyen de sortir de ce dilemme,
c’est de revoir le rapport syntaxique et, à la proposition illogique selon laquelle
« anciennement les lois ne permettaient pas de mépriser l’argile parce qu’elles
ordonnaient, etc… », de substituer celle-ci : « anciennement les lois ne permettaient
pas de mépriser l’argile en ordonnant, COMME AUJOURD’HUI, etc… ».
Ce qu’Horace réprouve, ce sont donc ces dépenses publiques somptuaires imposées
aux villes, et qui finiront par ruiner l’Empire au détriment de nécessités plus vitales
et productives. De toute façon la piété ne se calcule pas au poids du marbre dépensé
(cf. III, 23). Il serait erroné, cela va sans dire, d’en conclure que le poète condamne
l’emploi du marbre dans l’absolu, pas plus qu’il ne vitupère contre les violettes
en tant que telles (v. 5-6) ! ou contre les platanes, les myrtes ou les lauriers…
Mais l’association du myrte et du laurier n’est sans doute pas innocente, car elle
connote fortement l’héritier de César depuis la deuxième églogue de Virgile
(v. 54 suiv.) : cf. II, 7, v. 19 et 25. Le laurier était d’ailleurs réputé protéger de
la foudre, qu’Auguste craignait à un degré pathologique (cf. fin de I, 12, et surtout I, 34).
On se tromperait au demeurant sur les intentions de cette diatribe si l’on faisait
abstraction de sa dimension visionnaire, presque apocalyptique, affichée dès les
premiers vers (« des marais qui gagnent dans toutes les directions à partir du
Lucrin »), même si elle se voile en partie sous une banalité (« des viviers plus
vastes que le lac Lucrin »). Le Lucrin, c’était un vaste bassin au fond du golfe
de Cumes, qu’Agrippa, le grand amiral, avait fait aménager pour créer le Portus
Iulius, ou « Port de Jules », en le protégeant par une digue qui laissait pénétrer
le flot de la marée ; or, le Lucrin étant en communication avec l’Averne, considéré
comme une entrée des Enfers, on pouvait dire que cet ouvrage n’avait fait qu’agrandir
le royaume des morts. Mécène, au contraire, employait sa fortune à assainir
l’Esquilin, et à remplacer les cimetières par de magnifiques Jardins.