III, 30
J’achève un monument plus durable que bronze,
Plus haut que pyramides et que tombeaux royaux ;
Ni les dents de la pluie ni le fol Aquilon
Ne le sauraient détruire, ni la fuite du temps
Et la procession des années innombrables.
La mort ne m’engloutira pas ; à Libitine
Echappant largement, sans cesse grandissant
D’une gloire neuve, aussi longtemps qu’au Capitole
Montera le Pontife escorté des Vestales,
On dira, dans les lieux où gronde l’Aufidus,
Et où régna jadis sur des peuples agrestes
Daunus, mal pourvu d’eau, que j’ai, parti de rien,
Annexé le premier le chant éolien
Aux cadences italiennes. Revêts-toi, Melpomène,
D’une juste fierté, et viens de ton plein gré
Du delphique laurier ceindre ma chevelure.
• TRADITION
Au moment de clore son Recueil, le poète, rempli d’une légitime fierté, s’apprête à recevoir la consécration d’Apollon. Rajeunissement d’un lieu commun.
• OBJECTION
Pourquoi le poète défie-t-il dans la durée les tombeaux royaux ? Pourquoi invoque-t-il, entre toutes les Muses, celle de la tragédie ?
• PROPOSITION
En liaison avec l’ode I, 1, à laquelle l’unissent sa position, sa fonction programmatique et son mètre, cette pièce proclame le triomphe du Poète sur le Prince qui le persécute.
• JUSTIFICATION
En prédisant au v. 2 que sa poésie dépassera en taille les pyramides, le poète
apparemment n’offense personne, sauf que les odes II, 15 (v. 1-2) et II, 18 (v. 17 suiv.)
nous avaient signifié que les grands constructeurs funèbres de l’Egypte avaient
trouvé des émules à Rome, en la personne notamment de ces mégalomanes
nommés Auguste et Agrippa.
D’autre part, est-ce le légendaire Daunus, ou est-ce Horace lui-même, qui est
« parti de rien » (v. 12) ? En laissant indécise l’attribution syntaxique de l’expression
ex humili potens (même si la traduction peut difficilement conserver l’équivoque),
le poète se pose en rival des rois, ce dont Auguste ne saurait prendre ombrage,
puisque officiellement il n’y a plus de rois à Rome. Sauf que les Odes
n’ont cessé, et cela dès I, 1, d’assimiler le Maître de Rome à un roi. Mais
Horace va même pousser l’audace jusqu’à s’emparer du titre officiel sous
lequel Auguste aimait à dissimuler ses réels pouvoirs, c’est celui de Princeps
(v. 13), immédiatement accompagné d’un verbe (deducere) qui s’employait
pour les héros fondateurs et pour les triomphateurs romains.
Outrecuidance ? La requête du poète à la Muse a pu en effet paraître
excessivement prétentieuse, au point que certains, en désespoir de cause,
ont tenté de l’excuser par l’ironie. Mais l’ironie n’a pas sa place dans cette
solennelle cauda, et l’on a beau jeu de faire observer que le juste orgueil
qu’il pourrait tirer de son œuvre, l’architecte des Odes l’offre humblement
à la Muse : à elle autant qu’à lui tout le mérite (ambiguïté référentielle du
mot meritis, 16). La comparaison avec l’ode III, 25 est instructive. Là se
déploie l’orgueil sans bornes d’un individu qui se prend pour un dieu et ne
confie à personne le soin de le couronner d’un emblème qu’il estime lui
revenir de droit : ici, le sujet n’est orgueilleux que pour la Muse, et il attend
avec une légitime confiance que celle-ci « veuille bien » (uolens, 16) lui
décerner la récompense de ses mérites. Mérites que Melpomène, invoquée
aussi en I, 24 et IV, 3, sera apte, mieux qu’aucune de ses sœurs, à apprécier,
car n’est-elle pas d’abord la Muse de la Tragédie, et les Odes ne mettent-elles
pas en scène la tragédie de Mécène et, à travers lui, de Rome même ?
Ni la pluie, affirme le poète, ni l’Aquilon, ni la suite innombrable des années
n’arriveront à détruire son monument. L’idée, certes, est classique, mais dans
cette très sensible chambre de résonance que sont les Odes, ni la pluie (imber),
ni l’Aquilon, ni le temps (tempora) ne manquent de répondants. Un glissement
naturel s’effectue de tempora à Fortuna,
de Fortuna à Jupiter, l’Auguste céleste,
et de Jupiter à imber ; et rappelons-nous que l’ode I, 3 dénonce la collusion
entre l’Aquilon et le Notus, ce vent qui, en I, 28 (v. 21-22), personnifie l’assassin
d’un Virgile rendu très présent ici autant par des échos au prélude de la troisième
géorgique que par l’étroite relation qu’entretient cette ode avec II, 20. Quant au
passage de imber et tempora à Libitine,
il reproduit celui de Jupiter à Vénus dans
l’ode III, 29, étant donné l’assimilation de la déesse des funérailles à celle des
alcôves, qu’Horace n’a pas inventée (cf. III, 28), et qui s’observe notamment
dans les trois dernières pièces.