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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 15
 
Je voulais dire les combats, les villes prises,
Mais Phébus m’interdit, d’un pincement de lyre,
De livrer aux flots tyrrhéniens
Mes minuscules voiles. C’est ton siècle, ô Kaisar,
 
Qui, contre le tribut de nos riches moissons,
A notre Jupiter a rendu ses enseignes
Arrachées aux murs orgueilleux
Des Parthes ; qui a clos, vide de toute guerre,
 
Le temple de Janus ; qui au monstre Licence
Toujours sorti du droit chemin a mis la bride ;
Chassé la culpabilité,
Et réformé les moeurs et méthodes anciennes
 
Qui avaient fait grandir les forces italiennes
Avec le nom latin et propagé la gloire
Et majesté de notre empire
De l’extrême occident jusqu’à l’extrême orient.
 
Tant que veille Kaisar, ni la fureur civile
Ni la violence ne prendront de repos, ni
La rage qui forge les épées
Et dresse entre elles les cités pour leur malheur.
 
Nul n’enfreindra les lois juliennes, ni les Gètes,
Ni les peuples qui boivent au Danube profond,
Ni Chinois, ni Perses perfides,
Ni ceux-là qui sont nés au bord du Tanaïs.
 
Et nous, les jours sacrés comme les jours ouvrables,
Au milieu des bienfaits dispensés par Liber,
Avec nos enfants et nos femmes,
Nous offrirons aux dieux les rituelles prières,
 
Puis, mariant nos voix à la flûte lydienne,
Nous chanterons à la manière de nos pères
La gloire des héros, Troie, Anchise,
La féconde Vénus et sa postérité.

• TRADITION

Dans cette solennelle conclusion, Horace chante sa gratitude envers Auguste, l’homme providentiel qui a arraché Rome de l’abîme des guerres civiles où elle sombrait, et qui a porté plus haut et plus loin que jamais sa puissance et son renom. L’influence virgilienne exerce sur l’ode une empreinte considérable : l’églogue 6 inspire la recusatio initiale, où Horace se défausse habilement du « cahier des charges » que voudrait lui imposer l’empereur ; sous la strophe 4 court l’épilogue tragique de la première géorgique, et sous les cinq vers précédents celui de la deuxième ; enfin, l’ultime strophe paraphrase les premiers vers de l’Enéide.

• OBJECTION

La question est : fallait-il instrumentaliser Virgile au service de la gloire d’Auguste ? La doxa ne s’en offusque guère, au contraire, mais un détail devrait pourtant la troubler : par quelle inadvertance Horace dit-il qu’Auguste a fermé le temple de Janus « vide de toute guerre », alors que, selon Virgile (Enéide, I, 295-6), le règne de la paix n’adviendra que quand on aura emprisonné dans le temple le monstre « Guerre Civile » (Furor : cf. ici v. 17-18) ?

• PROPOSITION

Cette inadvertance n’en est pas une : Horace l’a disposée comme un signal de « double écriture » et comme un encouragement à retourner systématiquement en son contraire chacune des propositions de cet apparent « Eloge du Chef ».

• JUSTIFICATION

Passé le faux prétexte de la première strophe, la longue énumération des vers 5 à 16 donne certes l’impression d’une pluie de bénédictions descendue sur le monde par la grâce d’Auguste. Mais dans un ensemble aussi fortement solidarisé par l’accumulation des copules et et –que, il suffit d’un élément déficient pour entraîner tous les autres dans la chute ainsi qu’un château de cartes. Quel est par exemple le rapport entre la richesse des moissons italiennes et la restitution par les Parthes des enseignes conquises sur les Romains, rapport souligné par et… et ? Aucun de prime abord, sauf à penser que la question parthe fut secrètement réglée à prix d’argent (cf. II, 16 et l’épître I, 12) : d’où notre traduction du vers 5 (là où la doxa comprend « a fait renaître les moissons… »). Ce qui fut présenté comme une grande victoire symbolisée par la fermeture du temple de Janus censé emprisonner la Guerre, retenue, précise Virgile, « par cent chaînes d’airain », n’est donc qu’une duperie. En réalité, le monstre continue à ravager le monde, sous l’avatar de Licentia, ce Bon Plaisir chevauché par Auguste, lequel ose se vanter d’avoir réformé des mœurs qu’il a ruinées : reuocare, « remettre à l’honneur », mais aussi « révoquer » (« réformer » peut rendre l’ambiguïté).
La strophe 5 repose également sur une équivoque, l’expression exigere otium pouvant signifier aussi bien « chasser la paix » (doxa) que « se calmer », « cesser », sens auquel conduit logiquement l’ensemble des analyses précédentes (voir en particulier III, 14, str. 4, où Horace évoque secrètement la menace que fait peser sur lui le règne du despote : retour du mot Vis, « violence physique », « meurtre »). Quant à ces « lois juliennes », que, selon la strophe 6, ne violeront pas les peuples lointains, l’expression est si floue qu’aucun exégète n’arrive vraiment à en définir le contenu : s’il s’agit des lois concernant le mariage, c’est comique ; si Horace pense à la dictature qui pèse sur les Romains, le message est que ceux-ci ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour reconquérir leur liberté (le –que de nosque, 25 étant adversatif), cela à travers le dieu Liber, autre nom de ce Bacchus au double visage que célèbre II, 19, à la fois formidable et facétieux (iocosi, 26), et qui s’incarne dans le défunt Virgile que nous sommes conviés à lire et relire. Mais, suprême facétie, « chanter Enée », ce fils de Vénus, et prototype d’Auguste, ce n’est pas nécessairement « chanter ses louanges ».

 
Fin du Livre IV
 
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