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HORACE &... BOILEAU

— Nicolas Boileau-Despréaux (1636-1711) — (voir notice "Académie française)

 

À MON JARDINIER.

Laborieux valet du plus commode maistre,
qui pour te rendre heureux ici-bas pouvoit naistre,
Antoine, gouverneur de mon jardin d' Auteuil,
qui diriges chez moy l' if et le chevrefeüil,
et sur mes espaliers, industrieux génie,
sçais si bien exercer l' art de la Quintinie,
ô ! Que de mon esprit triste et mal ordonné,
ainsi que de ce champ par toy si bien orné,
ne puis-je faire oster les ronces, les épines,
et des defaux sans nombre arracher les racines ?
Mais parle ; raisonnons. Quand du matin au soir,
chez moy poussant la bêche, ou portant l' arrosoir,
tu fais d' un sable aride une terre fertile,
et rens tout mon jardin à tes loix si docile ;
que dis-tu de m' y voir resveur, capricieux,
tantost baissant le front, tantost levant les yeux,
de paroles dans l' air par élans envolées
effrayer les oyseaux perchez dans mes allées ?
Ne soupçonnes-tu point qu' agité du démon,
ainsi que ce cousin des quatre fils Aymon,
dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire,
je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ?
Mais non : tu te souviens qu' au village on t' a dit
que ton maistre est nommé pour coucher par écrit
les faits d' un roy plus grand en sagesse, en vaillance,
que Charlemagne aidé des douze pairs de France.
Tu crois qu' il y travaille, et qu' au long de ce mur
peut-estre en ce moment il prend Mons et Namur.
Que penserois-tu donc ? Si l' on t' alloit apprendre,
que ce grand chroniqueur des gestes d' Alexandre
aujourd' huy méditant un projet tout nouveau,
s' agite, se démene, et s' uze le cerveau,
pour te faire à toi-mesme en rimes insensées
un bizarre portrait de ses folles pensées.
Mon maistre, dirois-tu, passe pour un docteur,
et parle quelquefois mieux qu' un predicateur.
Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes
il n' iroit point troubler la paix de ces fauvettes :
s' il luy falloit toûjours, comme moy, s' exercer,
labourer, couper, tondre, applanir, palisser,
et dans l' eau de ces puits sans relasche tirée
de ce sâble étancher la soif démesurée.
Antoine, de nous deux tu crois donc, je le voi,
que le plus occupé dans ce jardin, c' est toi.
ô ! Que tu changerois d' avis, et de langage !
Si deux jours seulement libre du jardinage,
tout à coup devenu poëte et bel esprit,
tu t' allois engager à polir un écrit
qui dît sans s' avilir les plus petites choses,
fist des plus secs chardons des oeüillets et des roses,
et sçeûst, mesme au discours de la rusticité
donner de l' élegance et de la dignité ;
un ouvrage, en un mot, qui juste en tous ses termes,
sceûst plaire à d' Aguesseau, sçeûst satisfaire Termes,
sçeûst, dis-je, contenter en paroissant au jour,
ce qu' ont d' esprits plus fins et la ville, et la cour.
Bien-tost de ce travail revenu sec, et pasle,
et le teint plus jauni que de vingt ans de hasle,
tu dirois, reprenant ta pelle et ton rateau,
j' aime mieux mettre encor cent arpens au niveau,
que d' aller follement égaré dans les nuës,
me lasser à chercher des visions cornuës,
et pour lier des mots si mal s' entr' accordans,
prendre dans ce jardin la lune avec les dents.
Approche donc, et vien ; qu' un paresseux t' apprenne,
Antoine, ce que c' est que fatigue, et que peine.
L' homme ici-bas toûjours inquiet, et gesné,
est dans le repos mesme au travail condamné.
La fatigue l' y suit. C' est envain qu' aux poëtes
les neuf trompeuses soeurs dans leurs douces retraites
promettent du repos sous leurs ombrages frais.
Dans ces tranquilles bois, pour eux plantez exprès,
la cadence aussi-tost, la rime, la césure,
la riche expression, la nombreuse mesure,
sorcieres dont l' amour sçait d' abord les charmer,
de fatigues sans fin viennent les consumer.
Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,
on voit sous les lauriers haleter les orphées.
Leur esprit toutefois se plaist dans son tourment,
et se fait de sa peine un noble amusement.
Mais je ne trouve point de fatigue si rude,
que l' ennuyeux loisir d' un mortel sans étude,
qui jamais ne sortant de sa stupidité,
soûtient dans les langueurs de son oisiveté,
d' une lâche indolence esclave volontaire,
le penible fardeau de n' avoir rien à faire.
Vainement offusqué de ses pensers épais,
loin du trouble et du bruit, il croit trouver la paix
dans le calme odieux de sa sombre paresse.
Tous les honteux plaisirs enfans de la mollesse,
usurpant sur son ame un absolu pouvoir,
de monstrueux desirs le viennent émouvoir,
irritent de ses sens la fureur endormie,
et le font le joüet de leur triste infamie.
Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords :
et bien-tost avec eux tous les fleaux du corps,
la pierre, la colique, et les goutes cruelles,
Guenaud, Rainssant, Brayer, presqu' aussi tristes qu' elles,
chez l' indigne mortel courent tous s' assembler,
de travaux douloureux le viennent accabler,
sur le duvet d' un lict theâtre de ses gesnes,
lui font scier des rocs, lui font fendre des chesnes,
et le mettent au point d' envier ton emploi.
Reconnois donc, Antoine, et conclus avec moi,
que la pauvreté masle, active et vigilante,
est parmi les travaux moins lasse, et plus contente
que la richesse oisive au sein des voluptez.
Je te vais sur cela prouver deux veritez,
l' une, que le travail aux hommes necessaire
fait leur felicité plûtost que leur misere,
et l' autre, qu' il n' est point de coupable en repos.
C' est ce qu' il faut ici montrer en peu de mots.
Suy-moy donc. Mais je voi, sur ce début de prône,
que ta bouche déjà s' ouvre large d' une aune,
et que les yeux fermez tu baisses le menton.
Ma foy, le plus seur est de finir ce sermon.
Aussi-bien, j' apperçois ces melons qui t' attendent,
et ces fleurs qui là bas entre elles se demandent,
s' il est feste au village ; et pour quel saint nouveau,
on les laisse aujourd' huy si long-temps manquer d' eau.
 
BOILEAU, EPISTRE 11

Fermier de mes bois et du petit domaine qui me rend à moi-même et que tu dédaignes, bien qu'il renferme cinq feux et qu'il envoie d'habitude cinq bons pères de famille à Varia, luttons, afin de voir si je n'arracherai pas plus bravement les épines de mon esprit que tu ne les arraches de mon champ, et lequel est le meilleur d'Horatius ou de son bien.
Bien que je sois retenu ici par la piété et le chagrin de Lamia qui pleure son frère, qui gémit inconsolablement sur le frère qui lui est enlevé, cependant mon esprit est emporté là-bas, et il se plaît à rompre les barrières de la distance et de l'espace. Je prétends que l'homme heureux vit à la campagne et tu prétends qu'il n'existe qu'à la ville. Qui envie la destinée d'autrui a la sienne propre en haine. Nous sommes insensés l'un et l'autre d'accuser le lieu fort innocent. L'esprit seul est en faute, ne pouvant jamais échapper à lui-même. Étant simple esclave, tu désirais tout bas la campagne ; maintenant que tu es fermier, tu désires la ville, les spectacles et les bains. Tu sais que je suis conséquent, et que je suis triste de partir toutes les fois que d'odieuses affaires me traînent à Roma. Nous n'admirons pas les mêmes choses, de là le désaccord entre moi et toi ; car ce que tu crois désert, inhospitalier et sauvage, celui qui sent comme moi le nomme charmant, et il déteste ce que tu trouves beau. C'est le lupanar, je le vois, et le cabaret graisseux qui te donnent le regret de la ville, et aussi ce petit coin de terre qui porterait du poivre et de l'encens plutôt qu'une grappe de raisin. Il n'y a point de taverne voisine qui puisse t'offrir du vin, ni de joueuse de flûte débauchée qui te fasse, au bruit de sa musique, lourdement sauter de terre ; et cependant tu défriches des champs non touchés du soc depuis longtemps, tu prends soin des bœufs dételés et tu les rassasies d'herbages coupés. Quand tu veux te reposer, autre travail : le ruisseau, si la pluie tombe, te contraint de garantir la prairie prochaine à l'aide d'une forte digue.
Maintenant, apprends ce qui nous divise. Celui à qui plaisaient les toges fines, les cheveux brillants, qui, tu le sais, fut aimé gratuitement de la rapace Cinara, et qui buvait le Falernum dès le milieu du jour, aime maintenant un court repas et le sommeil sur l'herbe près d'un cours d'eau. Je n'ai point honte de m'être amusé, mais j'aurais honte de recommencer. Là-bas, nul ne jette sur mon bien-être un œil oblique et ne m'empoisonne en secret de sa morsure et de sa haine ; mes voisins rient de me voir remuer ma glèbe et mes pierres. Tu aimerais mieux manger la ration de chaque jour avec les esclaves de la ville, et tu fais des vœux ardents pour être de leur nombre. Mon porteur, avisé, t'envie le soin du bois, du troupeau et du jardin. Le bœuf paresseux désire la housse, le cheval veut labourer. Mon avis est que chacun fasse son métier de bonne volonté.
 
HORACE, Épître I, 14, Traduction de Leconte de Lisle

 

LES EMBARRAS DE PARIS

En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais, dont je suis tout froissé;
Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé;
Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance,
D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance;
Et plus loin, des laquais, l'un l'autre s'agaçants,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs, en ce lieu, me bouchent le passage;
Là, je trouve une croix de funeste présage,
Et des couvreurs, grimpés au toit d'une maison,
En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant;
D'un carrosse, en tournant, il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue,
Quand un autre à l'instant s' efforçant de passer
Dans le même embarras se vient embarrasser
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;
Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure
Des mulets en sonnant augmentent le murmure;
Aussitôt, cent chevaux dans la foule appelés
De l'embarras qui croît ferment les défilés,
Et partout, des passants enchaînant les brigades,
Au milieu de la paix font voir les barricades.
On n'entend que des cris poussés confusément:
Dieu pour s'y faire ouïr tonnerait vainement.
Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre,
Le jour déjà baissant, et qui suis las d'attendre,
Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer,
Je me mets au hasard de me faire rouer
Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse;
Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse;
Et n'osant plus paraître en l'état où je suis,
Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.
 
BOILEAU, extrait de la Satire VI (vers 21-70)

En outre, penses-tu que je puisse composer des poèmes à Rome, au milieu de tant d'inquiétudes et de fatigues? Celui-là me prend pour caution, j'écoute les écrits de celui-ci, laissant toute autre affaire. L'un couche au mont Quirinal, l'autre à l'extrémité de l'Aventinus, et il faut les visiter tous deux.
Tu vois que les distances sont honnêtes. Mais les rues sont libres et rien n'empêche de méditer en marchant.
 
Un entrepreneur pressé se hâte avec ses mulets et ses ouvriers; une grande machine ébranle une pierre ou une poutre; des convois funéraires se heurtent contre de lourds chariots; ici fuit un chien enragé, là se rue une truie fangeuse. Va maintenant, et médite des vers sonores. Tout le choeur des écrivains aime les bois et fuit la ville, religieuse clientèle de Bacchus qui se réjouit du sommeil et de l'ombre. Et tu veux que je chante au milieu de ce fracas de nuit et de jour, et que je suive les traces des poètes dans ces chemins étroits?
 
HORACE, Epître II, 2, (65-80), Traduction Leconte de Lisle

 

voir aussi...

LE REPAS RIDICULE - Satire III (inspiré par Horace, Sat. II,8)
 
(en préparation)

L'ART POÉTIQUE
 
(en préparation)

 

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