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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par Pierre Daru (1796)

ODES III

 
Odi profanum vulgus II·À la jeunesse romaine III·À Auguste IV·À Calliope V·Éloge de Régulus VI·Contre les mœurs de Rome VII·À Astérie VIII·À Mécène IX·Dialogue d'Horace et de Lydie X·À Lycé XI·À Lydé XII·À Néobule XIII·À la fontaine de Bandusie XIV·Sur le retour d'Auguste XV·À la vieille Chloris XVI·À Mécène XVII·À Ælius Lamia XVIII·Au Dieu Faune XIX·À Télèphe XX·À Pyrrhus XXI·À sa bouteille XXII·À Diane XXIII·À Phidylé XXIV·Contre les avares XXV·À Bacchus XXVI·À Vénus XXVII·À Galatée XXVIII·À Lydé XXIX·À Mécène XXX·Exegi monumentum...

 

I — Odi profanum vulgus

Profanes, loin d'ici ! peuple, faites silence.
Jeunesse, espoir de Rome, accourez à mes chants :
Pontife des neuf sœurs, par de nouveaux accents
D'utiles vérités j'instruirai votre enfance.
 
Les princes font trembler les peuples dans leurs fers ;
Mais eux-mêmes ils sont sous la main souveraine
Du Dieu qui fit plier les Titans sous sa chaîne,
Du Dieu dont les sourcils ébranlent l'univers.
 
Riches, étalez-nous une vaine opulence ;
Vous, dans le champ de Mars allez, ambitieux,
Vanter votre vertu, vos talents, vos aïeux,
Et de tous vos clients traîner la foule immense ;
 
Inutiles efforts ! votre arrêt est dicté.
Le sort est immuable, et la mort nous égale ;
Des petits et des grands dans son urne fatale
Le nom et le destin est sans cesse agité.
 
Pourra-t-il retrouver un sommeil agréable,
Peut-il de Philomèle aimer la douce voix,
Celui qui, même assis à la table des rois,
Voit le fer suspendu sur sa tête coupable ?
 
Le sommeil aux bergers réserve ses plaisirs ;
Il aime d'humbles toits, il aime les rivages
Que de vastes forêts couvrent de leurs ombrages,
Ou ces vallons fleuris qu'habitent les zéphirs.
 
Le choc des éléments, le fracas de l'orage,
Et le sinistre aspect de l'astre d'Érichton
Que font-ils au mortel libre d'ambition,
Qui ne demande aux Dieux que ce qu'il faut au sage ?
 
Que la grêle ait flétri l'honneur des arbrisseaux,
Que ses guérets ingrats trompent son espérance,
Il voit l'été, l'hiver avec indifférence,
Et la pluie en torrents ravager ses coteaux.
 
Les muets habitants de l'empire des ondes
Ont senti resserrer leur humide séjour ;
Des esclaves nombreux élèvent chaque jour
Quelques palais nouveaux sur ses rives profondes.
 
Le riche sur la terre est prompt à s'ennuyer ;
Le noir chagrin le suit sur la plaine liquide.
Où fuir ? Dans les forêts, le monstre plus rapide
Monte et vole avec lui sur le même coursier.
 
Si des marbres taillés sur les monts de Phrygie,
Si l'encens dont le Perse embaume ses palais,
Si l'éclat de la pourpre et les vins de Calès
Ne peuvent adoucir les peines de la vie ;
 
Pourquoi donc, élevant un portique orgueilleux,
M'attirer à la fois et l'envie et la haine ?
Pourquoi, contre des biens que suit toujours la peine,
Changerais-je Sabine et mon réduit heureux ?

 

II — À la jeunesse romaine

Dans les travaux de Mars que le jeune Romain
Apprenne à supporter la pauvreté cruelle ;
Que, pressant un coursier, une lance à la main,
Il porte la terreur chez le Parthe rebelle.
 
Qu'à l'injure de l'air, aux périlleux hasards,
Sous les murs ennemis, il expose sa vie,
Et que, l'apercevant du haut de ses remparts,
L'épouse du tyran s'épouvante et s'écrie :
 
« Ah ! puisse mon époux, inhabile aux combats,
« Éviter les regards de ce lion sauvage,
« Invincible ennemi, qui, semant le trépas,
« Remplit de sa fureur la scène du carnage ! »
 
Mourir pour la patrie est doux et glorieux.
La mort atteint le lâche en sa fuite rapide ;
Elle n'épargne point la jeunesse de ceux
Qui vers le champ d'honneur tournent un dos timide.
 
La vertu ne craint point la honte d'un refus :
Ce n'est point à la voix d'un peuple méprisable
Que les honneurs lui sont enlevés ou rendus ;
Son éclat lui vient d'elle et reste inaltérable.
 
La vertu dans les cieux transporte les héros
Qui méritent l'honneur d'une vie immortelle ;
Elle fuit avec eux, par des chemins nouveaux,
L'amas de fange où rampe un peuple indigne d'elle.
 
Il est un prix aussi pour ces hommes pieux,
D'un secret confié sages dépositaires.
Mais fuyons le navire et le toit dangereux
De ceux qui de Cérès ont trahi les mystères.
 
Souvent le ciel confond l'impie et l'innocent,
Et les frappe à la fois d'un foudre inévitable :
Sa justice tardive approche lentement ;
Mais de son pied boiteux elle atteint le coupable.

 

III — À Auguste
pour le détourner de transférer à Troie le siège de l'Empire

L'homme affermi par la justice
Dans ses immuables décrets,
Brave le peuple et son caprice
Quand il commande des forfaits.
Il brave le tyran sévère,
Et l'aquilon dont la colère
Tourmente les flots écumants :
Sans pâlir il entend la foudre
Et verrait l'univers en poudre
Arraché de ses fondements.
 
Tel Alcide, quittant la vie,
Jusqu'aux cieux prit un noble essor :
Tel César goûte l'ambroisie,
Auprès du frère de Castor :
Ainsi le tigre au joug rebelle
Vous éleva, fils de Sémèle,
Aux honneurs qui vous étaient dus ;
Et loin du Styx et de la terre,
Les coursiers du Dieu de la guerre
Ravirent le grand Romulus.
 
Junon à la troupe céleste,
A son aspect, tint ce discours :
« Cet Ilion que je déteste
« A vu la chute de ses tours.
« Le crime d'un juge adultère,
« Celui d'une femme étrangère,
« Du Grec ont allumé les feux ;
« Ils méritèrent leur supplice,
« Lorsqu'au mépris de la justice
« Laomédon trompa les Dieux.
 
« Depuis l'instant de cette offense,
« Ce roi parjure et ses états
« Sont dévoués à ma vengeance,
« A la colère de Pallas.
« L'indigne ravisseur d'Hélène
« N'étale plus sa beauté vaine ;
« Hector, ce vaillant défenseur,
« Ne repoussera plus la Grèce :
« J'éteins la guerre vengeresse,
« Que j'allumai dans ma fureur.
 
« Pour Romulus j'éteins ma haine ;
« Nous ne sommes plus ennemis,
« Et dans le fils d'une Troyenne
« Je ne vois que mon petit-fils :
« Qu'il vienne, assis à notre table,
« Boire le nectar délectable
« Que la jeune Hébé verse aux Dieux ;
« Pourvu qu'une mer en furie
« Sépare Troie et l'Italie,
« Qu'ailleurs le Troyen soit heureux.
 
« Que de Pâris et de son père
« La chèvre insulte les tombeaux ;
« Puissent-ils servir de repaire
« Aux plus féroces animaux :
« Qu'à ce prix la grandeur romaine
« Tienne les Parthes sous sa chaîne ;
« Que son nom vole dans les airs,
« Jusqu'aux bords que le Nil arrose
« Et que l'Afrique à Rome oppose
« Au-delà du gouffre des mers.
 
« Rome vertueuse et guerrière
« Doit regarder avec dédain
« Cet or mieux placé sous la terre
« Que dans une coupable main.
« Qu'elle punisse l'insolence
« Qui voudrait braver sa puissance,
« Et qu'elle porte ses drapeaux
« Des lieux que l'équateur embrasse
« Jusqu'à ceux où des monts de glace
« Hérissent le cristal des eaux.
 
« Mais que trop pieuse ou trop fière,
« Jamais Rome aux murs de Pâris
« Ne rende leur gloire première ;
« Mes bontés ne sont qu'à ce prix.
« Au sort d'Ilion réservée,
« Leur ville serait élevée
« Sous des auspices malheureux ;
« Les Grecs y porteraient la flamme,
« Et seraient conduits par la femme
« Et la sœur du maître des cieux.
 
« Quand trois fois le Dieu du Permesse
« L'aurait ceinte d'un mur d'airain,
« Trois fois mes guerriers de la Grèce
« Le viendraient arracher soudain ;
« Trois fois les veuves enchaînées
« Déploreraient leurs destinées. »
Mais où tend ce vol orgueilleux ?
Jeune fille de Mnémosyne,
Veux-tu sur ta lyre badine
Profaner les discours des Dieux ?

 

IV — À Calliope

Reine du poétique empire,
Calliope, descends des cieux,
Accours, charme-nous par ta lyre
Ou par tes chants méliodieux.
L'entendez-vous ? est-ce elle-même ?
Ou bien un délire que j'aime
Vient-il s'emparer de mes sens ?
Oui, je crois voir les Piérides
S'égarer dans ces bois humides
Qu'agite l'haleine des vents.
 
Fatigué des jeux de l'enfance,
Un jour, sur un mont dangereux,
Loin du lieu qui vit ma naissance,
Le sommeil accabla mes yeux.
Mais les colombes d'Érycine,
Accourant d'une aile divine,
Me couvrirent de rameaux verts ;
Ce prodige étonna Férence
Et ceux qui gardent d'Acérence
Les rocs suspendus dans les airs.
 
Parmi les ours et les vipères,
Couvert d'un laurier protecteur,
Je dormais, et les Dieux prospères
Versaient le calme dans mon cœur.
O Muses, c'est sous vos auspices,
Que je franchis les précipices
Des rochers les moins fréquentés :
Soit que j'habite les ombrages,
Ou les coteaux, ou les rivages,
Vous êtes mes divinités.
 
J'aime vos chants, votre onde pure :
Par vous mon esquif a rasé
Le bord fatal de Palinure ;
Un pin ne m'a point écrasé ;
Au fer d'un vainqueur en furie
Vous avez dérobé ma vie.
Avec vous, fier navigateur,
J'affronte les mers du Bosphore ;
Et les sables brûlants du Maure
Verront enfin un voyageur :
 
Je verrai le Gélon sauvage,
Les Bretons inhospitaliers,
Et ces peuples qui pour breuvage
N'ont que le sang de leurs coursiers.
Mais quand César dans nos murailles
Ramène, après tant de batailles,
Ses cohortes et ses drapeaux,
Muses, de ce Dieu tutélaire,
Qui vient pacifier la terre,
Vous saurez charmer le repos.
 
Vous souriez à la clémence
Que montre son cœur généreux ;
Mais quelquefois une vengeance
Signale l'équité des Dieux :
On sait que le maître du monde,
Le roi de la terre, de l'onde
Et de l'empire ténébreux,
Des Titans bravant la furie,
Écrasa leur audace impie
Sous ses foudres victorieux.
 
Leur force augmentait leur audace ;
Jupiter lui-même trembla :
Un couple monstrueux entasse
Le vaste Olympe sur l'Ossa.
Mais que peuvent l'affreux Euryte,
Et Mimas qui se précipite,
Et Porphyrion aux cent bras ?
Armés de leurs chênes énormes,
Que peuvent ces géants difformes
Contre l'égide de Pallas ?
 
Vulcain de sa brûlante haleine
Les dévorait dans son courroux ;
Ici, des Dieux l'auguste reine
Vengeait les droits de son époux ;
Et là, sur leur foule barbare
Le Dieu du Pinde et de Patare
Épuisait ses traits dangereux,
Ce Dieu qu'adore la Lycie
Et qui dans l'eau de Castalie
Aime à baigner ses blonds cheveux.
 
Mais la force sans la prudence
Succombe sous son propre poids ;
Ces Dieux qui donnent la vaillance,
Punissent d'injustes exploits :
Les Titans en firent l'épreuve ;
Le fier Gygès en est la preuve,
Ses cent bras furent foudroyés ;
Orion, dont la main profane
Insulta la chaste Diane,
Tomba soudain mort à ses pieds.
 
Avec regret la terre écrase
Ces coupables qu'elle enfanta.
Les laves que Typhée embrase
Ne consumeront point l'Etna :
Sur les bords où Pluton domine,
Le ravisseur de Proserpine
Gémit sous cent chaînes d'airain :
L'enfer punit leur race impie,
Et l'affreux vautour de Tytie
N'assouvira jamais sa faim.

 

V — Éloge de Régulus

Les Dieux annoncent leur présence
Par les foudres et les éclairs :
De même Auguste à l'univers
Fait reconnaître sa puissance,
En rangeant sous ses lois les Bretons orgueilleux,
Et le Parthe, de Rome ennemi belliqueux.
 
O patrie ! O mœurs de nos pères !
De Crassus les lâches soldats
Avaient dans leurs perfides bras
Reçu des femmes étrangères !
Des Marses vieillissaient sous le joug des tyrans,
Et dans nos ennemis choisissaient leurs parents.
 
Quoi ! les Dieux dans toute leur gloire
Maintenaient Rome et ses remparts ;
Et des saints boucliers de Mars
Des Romains perdaient la mémoire,
Oubliaient leur patrie et ces feux immortels
Que Vesta voit toujours briller sur ses autels !
 
Régulus prévit cet outrage.
Rejetant des traités honteux,
Par un exemple dangereux
Craignant de corrompre notre âge,
Il voulut qu'on laissât dans les fers oublié
Tout citoyen captif indigne de pitié.
 
« J'ai vu nos aigles suspendues
« Dans les temples des Africains ;
« J'ai vu, dit-il, par des Romains
« Les armes sans combat rendues,
« Et les bras des soldats, sans être ensanglantés,
« Captivés sur leur dos par des fers acceptés.
 
« J'ai vu Carthage sans enceinte,
« Et dans ces champs Carthaginois,
« Que nous dévastions autrefois,
« Le laboureur semer sans crainte.
« Pensez-vous aujourd'hui d'un lâche prisonnier
« Faire, en le rachetant, un généreux guerrier ?
 
« Voulez-vous ajouter encore
« Votre ruine à leurs forfaits ?
« La laine ne blanchit jamais
« Dès que la pourpre la colore :
« De même, quand un crime a terni la vertu,
« Elle ne renaît point dans un cœur corrompu.
 
« Si la biche devient hardie
« En sortant des rets du chasseur,
« Le lâche aura de la valeur ;
« Ce lâche, indigne de la vie,
« Qui de liens honteux laissa charger ses bras,
« Vaincra les Africains dans de nouveaux combats.
 
« En une bataille sanglante
« Au lieu de défendre ses jours,
« L'infâme en prolongea le cours
« Par une paix déshonorante.
« O honte ! ô des Romains trop heureux ennemis,
« Votre gloire s'accroît sur nos tristes débris. »
 
A ces mots, ce vieillard sévère,
Cessant de se croire Romain,
Ne voulut pas ouvrir son sein
A ses jeunes fils, à leur mère ;
Baissant son œil farouche, il attendit l'arrêt,
Que le sénat confus ne donna qu'à regret.
 
Enfin, quand son rare courage
Eut entraîné les sénateurs,
A travers ses amis en pleurs
Il se hâte vers le rivage.
Cet illustre exilé, s'avançant au trépas,
Prévoyait ses tourments et n'en frémissait pas.
 
La foule couvre son passage ;
Mais il en écarte les rangs,
Et sourd aux cris de ses parents,
Il s'éloigne et fuit vers Carthage,
Tel que, de ses clients ayant vengé les droits,
Pour Vénafre ou Tarente il partait autrefois.

 

VI — Contre les mœurs de Rome

Vos pères, ô Romains, se sont souillés de crimes ;
La peine en tombera sur vous,
Si vous ne relevez de nos Dieux en courroux
Les autels privés de victimes,
Et les marbres sacrés, mutilés par vos coups.
 
Rome soumise aux Dieux a gouverné la terre,
Le ciel fit ses prospérités ;
Mais, indignés de voir leurs autels désertés,
Les Dieux dans leur juste colère
Ont versé les malheurs sur nos tristes cités.
 
Deux fois, malgré les Dieux, Rome courut aux armes ;
Deux fois Monèze et Pacorus
Chassèrent devant eux les soldats de Crassus,
Et, nous renvoyant les alarmes,
Se parèrent de l'or, dépouille des vaincus.
 
Des vaisseaux accourus des mers d'Éthiopie,
Et le Dace, aux traits venimeux,
Ont osé menacer nos murs trop orgueilleux,
Lorsque de cette ville impie
Le sein fut déchiré par des séditieux.
 
Dans ce siècle de fer, les vices nés en foule,
Souillèrent le lit des époux ;
Ils rompirent du sang les liens les plus doux,
Et c'est la source d'où découle
Ce déluge de maux qui nous accable tous.
 
Une jeune Romaine apprend cet art funeste,
Présent d'un peuple dissolu,
Cette danse lascive, où rougit la vertu,
Et son cœur, nourri pour l'inceste,
Avant d'être sensible, est déjà corrompu.
 
Elle devient épouse, et sans choix, sans mystère,
Brûlant d'un amour criminel,
Sous l'œil de son époux, au banquet paternel,
Cette impatiente adultère
Lui cherche des rivaux, au sortir de l'autel.
 
Elle trouve en lui-même un avare complice ;
Et, dépouillant toute pudeur,
Elle suit le Crésus, l'étranger suborneur,
Qui, follement épris du vice,
Peut d'un plus grand trésor payer son déshonneur.
 
Est-ce donc là le sang d'où sortit la jeunesse
Qui jadis abattit Pyrrhus,
Le féroce Hannibal, le grand Antiochus,
Et de qui la main vengeresse
Rougit les mers du sang des Africains vaincus ?
 
Non, non, c'était de vous, ô vieux guerriers Samnites,
Que sortaient ces dignes enfants,
Ces robustes héros, qui labouraient les champs
Dont ils étendaient les limites,
Et qui menaient le soc de leurs bras triomphants.
 
Dociles, dès l'aurore, à la voix de leur mère,
Ils se livraient aux durs travaux
Jusqu'à l'heure où Phœbus, se plongeant dans les flots,
Rendait le repos à la terre,
Et d'un pénible joug délivrait les taureaux.
 
Mais est-il de vertu que le temps ne dévore ?
Moins innocents que leurs aïeux,
Nos pères ont laissé des fils indignes d'eux,
Et nous, plus coupables encore,
Nous serons en forfaits vaincus par nos neveux.

 

VII — À Astérie

Pourquoi toujours pleurer, trop sensible Astérie,
Le fidèle Gygès, objet de votre amour,
Que les jeunes zéphirs, à leur prochain retour,
Vous rendront enrichi de l'or de Bithynie ?
 
L'autan, qui suit toujours les funestes Chevreaux,
L'a jeté sur les bords d'une terre étrangère.
Pendant ces longues nuits, privé d'un doux repos,
Il baigne de ses pleurs sa couche solitaire.
 
De Chloé cependant un adroit émissaire,
Pour vous ravir ce cœur, va dire à votre époux
Quels soins, quels tendres soins, elle prend pour lui plaire ;
Qu'elle brûle pour lui des mêmes feux que vous.
 
Déjà pour l'ébranler l'infâme lui rappelle
Que, vengeant ses appâts de l'affront d'un refus,
Du fier Bellérophon l'amante criminelle
Irrita contre lui le crédule Prétus.
 
Il lui dit qu'Hippolyte au fond du noir abîme
Voulut plonger l'amant qui méprisa ses feux.
Il lui rappelle enfin les exemples fameux
Qui peuvent le séduire et l'entraîner au crime.
 
C'est en vain : tel qu'un roc sur les flots écumeux,
Votre Gygès l'écoute et demeure inflexible.
Gardez qu'Énipéus, ce voisin dangereux,
Ne puisse à ses désirs vous trouver plus sensible.
 
D'un bras plus vigoureux aucun de nos guerriers
Ne fend les eaux du Tibre avec plus de vitesse,
Je ne l'ignore pas ; nul avec plus d'adresse
Ne dompte au champ de Mars d'indociles coursiers :
 
Mais qu'il verse des pleurs, qu'il vous nomme cruelle,
Demeurez inflexible à son coupable amour ;
Ne jetez point les yeux où son luth vous appelle,
Et fermez votre porte avant la fin du jour.

 

VIII — À Mécène

A la fête que Mars pour les époux ramène
Vous êtes étonné, cher et savant Mécène,
De voir chez moi ces fleurs, ce vase plein d'encens,
Et ces feux allumés sur des gazons naissants,
Chez moi, qui de l'hymen ne porte point la chaîne.
 
Préservé par Bacchus de la chute d'un pin,
Je promis à ce Dieu, dans ma reconnaissance,
D'immoler un chevreau, de faire un doux festin.
Par ce jour favorable aujourd'hui l'an commence :
Il faut faire sauter les bouchons de ce vin
Que sous le vieux Tullus a cacheté ma main.
 
Cher Mécène, cent fois remplissez votre verre ;
Que ces brillants flambeaux nous rendent la lumière ;
Pour votre ami sauvé, buvez jusqu'au matin :
Loin d'ici le tumulte et surtout la colère.
 
Oubliez un instant des soins trop sérieux.
Cotison est tombé sous les armes romaines :
Les Mèdes redoutés ne se battent qu'entre eux :
Notre vieil ennemi, l'Ibère, est dans nos chaînes,
Et, leur arc détendu, les Scythes insolents,
En demandant la paix, s'éloignent de nos champs.
 
Devenez cette nuit un citoyen vulgaire,
De vos soins pour l'état sachez vous affranchir ;
Éloignez les soucis, la contrainte sévère,
Et saisissez gaîment un instant de plaisir.

 

IX — Dialogue d'Horace et de Lydie

HORACE

Quand j'étais aimé de Lydie,
Quand, plus heureux que mes rivaux,
Je pressais dans mes bras une amante chérie,
Les rois n'étaient pas mes égaux.

LYDIE

Quand Lydie à Chloé n'était point immolée,
Quand elle avait tout votre cœur,
De gloire et de plaisirs votre amante comblée
N'eût pas de Vénus même envié le bonheur.

HORACE

Chloé règne à présent sur mon âme ravie,
Et son luth et sa voix me charment tour à tour ;
Sans regret je perdrai le jour
Si les Dieux épargnent sa vie.

LYDIE

Calaïs aujourd'hui brûle pour sa Lydie,
Et du beau Calaïs je partage l'amour ;
Ah ! pour lui conserver le jour
Je donnerais plus que ma vie.

HORACE

Mais si Chloé perdait tous ses droits sur mon cœur,
Si Vénus rallumait notre flamme passée,
Si j'allais à vos pieds, expiant mon erreur,
Redemander mes fers à Lydie offensée...

LYDIE

Calaïs est charmant ; mais je subis mon sort :
Ingrat, tu verras ta Lydie,
Auprès de toi chérir la vie,
Et dans tes bras bénir la mort.

 

X — À Lycé

O Lycé, quand tu serais née
Près des sources du Tanaïs,
Quand tu serais même enchaînée
Au plus sévère des maris,
Tu me donnerais quelques larmes,
Lorsque, devant ta porte assis,
Je viens endurer pour tes charmes
L'outrage des vents ennemis.
 
Entends-tu ce vent redoutable,
Dont ta porte même frémit ?
D'un sifflement épouvantable
Le bosquet voisin retentit.
L'air est pur ; l'haleine glacée
De ces sauvages aquilons
A durci la neige entassée,
Qui couvre et blanchit nos sillons.
 
Quitte cette fierté rebelle,
Que hait la mère de l'Amour,
Ou de la fortune infidèle
Redoute un funeste retour.
D'un Toscan serais-tu donc née
Pour être à la fleur de tes ans
Une Pénélope obstinée
A désoler tes courtisans ?
 
Tu veux rester inaccessible
A nos vœux comme à nos présents ;
Tu fais gloire d'être insensible
A la pâleur de tes amants ;
Tu ne sens pas même l'outrage
Que par son infidélité
Le cœur de ton époux volage
Fait tous les jours à ta beauté.
 
Plus inébranlable qu'un chêne,
Plus cruelle que les serpents
Que nourrit la plage Africaine,
Lycé, prends d'autres sentiments ;
Qu'à la fin la pitié l'emporte,
Car toujours tu ne verras pas
Des amants couchés à ta porte
Souffrir le vent et les frimas.

 

XI — À Lydé

Mercure, inspire-moi : c'est par toi qu'Amphion
Vit la pierre sensible à sa douce harmonie ;
Seconde aussi mes vœux, ô lyre d'Apollon,
Dont sept fils enchantés forment la mélodie.
 
O charme des festins et des temples des Dieux,
O ma lyre, autrefois muette, abandonnée,
Venez, inspirez-moi des chants harmonieux,
Pour fléchir de Lydé la rigueur obstinée.
 
Telle qu'une génisse errante dans les bois,
Qui dérobe à Vénus sa folâtre jeunesse,
Lydé, qui de l'hymen redoute aussi les lois,
Veut rester insensible et m'évite sans cesse.
 
Mais vous savez calmer la rage des lions,
Vous entraînez les bois, vous suspendez les ondes,
Et l'on a même vu sensible à vos doux sons
Le garde vigilant des demeures profondes.
 
Ce monstre redouté, qui sur ces bords fumants
Distille le poison de trois bouches énormes,
Vaincu par vos accords, retint les sifflements
Des serpents hérissés sur ses têtes difformes.
 
Ixion, malgré lui, souriait à vos chants,
Et des fils d'Égyptus les épouses perfides,
Oubliant leur supplice à vos accords touchants,
Laissèrent un moment sécher leurs urnes vides.
 
Que la fière Lydé connaisse le destin,
Le crime de ces sœurs, leurs supplices terribles,
Et leurs vases trompeurs d'où l'onde fuit soudain,
Et le prix que l'enfer garde aux cœurs insensibles.
 
Les barbares, ô crime ! après de doux serments,
La nuit, à la lueur des flambeaux d'hyménée,
Plongèrent le poignard au sein de leurs amants,
Sur cette même couche à l'hymen destinée.
 
Une seule, grands Dieux ! digne d'un nœud si saint,
Mérita d'être chère à la race future ;
Une seule au poignard de son père assassin
Déroba son amant par un noble parjure.
 
« Lève-toi, lève-toi, dit-elle à son époux,
« Tu dors, prêt à tomber dans la nuit infernale !
« Tremble, vois ton danger, fuis mon père et ses coups ;
« Fuis mes sœurs, fuis leur rage à tous les tiens fatale.
 
« Hélas ! à leurs époux mes sœurs ôtent le jour.
« Ce sont des loups cruels que la vengeance irrite.
« Le sang coule ; mais moi, plus fidèle à l'amour,
« J'épargnerai le tien, je hâterai ta fuite.
 
« Que mon père se venge et me charge de fers
« Pour n'avoir point été parjure et parricide ;
« Qu'il m'envoie en exil dans ces sables déserts
« Qu'habitent, loin de nous, le tigre et le Numide !
 
« Fuis où te porteront et les vents et tes pas ;
« La nuit, le temps, le ciel, Vénus est favorable :
« Fuis, et sur mon tombeau viens après mon trépas
« Graver de nos malheurs l'histoire déplorable. »

 

XII — À Néobule

O que je plains la timide beauté
Qui, de l'amour n'osant porter les chaînes,
D'un vieil Argus craint la sévérité
Et dans le vin ne peut noyer ses peines !
L'enfant de Gnide, Hébrus et ses appâts,
Vous font quitter les travaux de Pallas.
 
Vous le savez, cet insulaire aimable
Dompte un coursier mieux que Bellérophon ;
Il fend les eaux d'un bras infatigable,
D'un pied léger effleure le gazon ;
Du cerf rapide il atteint la vitesse
Et dans les bois signale son adresse.

 

XIII — À la fontaine de Bandusie

O charmante Bandusie,
Plus pure que le cristal,
Le meilleur vin de l'Asie
Doit couler dans ton canal.
Demain je te sacrifie,
Et sur ta rive fleurie
J'immole un jeune chevreau :
Fier de ses cornes naissantes,
Il cherche en vain ses amantes ;
Son sang doit rougir ton eau.
 
Tu braves l'ardente haleine
Du Lion brillant des cieux :
Le taureau sur ton arène
Goûte un frais délicieux.
Je veux te rendre fameuse,
Et chanter ce bel yeuse
Qui couronne le rocher
D'où l'on voit ton onde pure
Avec un faible murmure
Sur la plaine s'épancher.

 

XIV — Sur le retour d'Auguste

Peuples, ce grand César que nous vîmes naguère,
Prodigue de son sang, moissonner des lauriers,
Cet Hercule nouveau, revient dans ses foyers
Des plaines qu'arrose l'Ibère.
 
Qu'au-devant des pas du vainqueur,
Après s'être acquittée envers le ciel prospère,
Vole cette épouse si chère
Qui pour lui seul garde son cœur.
 
Venez, auguste sœur de ce Dieu tutélaire,
Et vous dont il ramène ou les fils ou l'époux,
Jeune épouse, sensible mère,
D'un saint bandeau couronnez-vous.
 
Vous enfin que le sort jaloux
Priva d'un amant ou d'un père,
Étouffez vos soupirs en des moments si doux.
 
Quelle fête pour moi que ce jour favorable !
Je n'ai plus de soucis, je ne crains plus les coups
De la discorde impitoyable :
Le roi de l'univers, César, veille sur nous.
 
Viens, jeune esclave, accours, porte-moi ma couronne
Et ce vin qui jadis vit les Marses vaincus ;
Viens répandre l'encens, que le nectar bouillonne,
S'il en échappa quelque tonne
Aux ravages de Spartacus.
 
Va chercher Nééra, cette chanteuse aimable ;
Que, relevant ses blonds cheveux,
Elle y jette à la hâte un parfum délectable.
Cours, vole ; mais reviens au plus tôt vers ces lieux,
Si son portier est intraitable.
 
Je commence à blanchir, l'âge amortit mes feux ;
Pour les combats j'ai moins de hardiesse :
Je n'aurais pas souffert un semblable refus
Dans la chaleur de ma jeunesse,
Sous le consulat de Plancus.

 

XV — À la vieille Chloris

Chloris, épouse surannée
Du trop malheureux Ibicus,
Modère une ardeur effrénée,
Renonce au culte de Vénus.
 
Le tombeau, voilà ton partage :
Fuis la jeunesse, fuis les jeux,
Et ne mêle pas un nuage
Parmi des astres radieux.
 
Ta fille peut avec ivresse
Suivre ses folâtres amants ;
Mais ce qui sied à sa jeunesse
Ne sied pas à tes cheveux blancs.
 
Qu'elle aille, bacchante hardie,
Parcourir les monts et les bois,
Ou briser la porte ennemie,
Qui ne s'ouvre plus à sa voix.
 
Pour toi, de myrtes couronnée
Ne vide plus nos vieux tonneaux :
Brise ta lyre abandonnée ;
L'amour te condamne aux fuseaux.

 

XVI — À Mécène

Un triple mur d'airain, des gonds inébranlables,
Des chiens d'Acrisius les cris épouvantables,
Auraient loin de sa fille écarté les amants,
Si le père des Dieux et la reine de Gnide,
Trompant ce roi timide,
Ne se fussent joués de ses soins vigilants.
 
Aux Dieux changés en or quel chemin n'est facile ?
L'or perdit la maison de l'époux d'Éryphile ;
L'or amollit le cœur des sévères nochers ;
Par lui de cent cités Philippe ouvrit les portes.
Il franchit les cohortes ;
Plus puissant que la foudre, il perce les rochers.
 
Mais avec les trésors, ô généreux Mécène,
On sent croître à la fois ses désirs et sa peine.
J'ai toujours redouté d'attirer tous les yeux :
Plus on réprimera l'inquiète avarice,
Et plus le ciel propice
Par de nouveaux bienfaits surpassera nos vœux.
 
Transfuge du parti de l'avare opulence,
Je me sauve tout nu chez la sage indigence,
D'un bien non envié plus heureux possesseur
Que si je rassemblais, pauvre dans l'abondance,
Cette richesse immense
Que cueille aux champs d'Enna l'avide moissonneur.
 
Un bois de peu d'arpents, une claire fontaine,
D'une heureuse moisson l'espérance certaine,
Voilà mes biens. Jamais l'insecte industrieux
N'a distillé pour moi le miel dans la Sicile,
Et l'Afrique fertile
N'a pourtant jamais vu de prince plus heureux.
 
Les troupeaux qu'on voit paître aux rives de la Seine,
Ne donnent point pour moi le tribut de leur laine ;
Je ne vois point vieillir le nectar de Calès :
Mais je vois loin de moi l'indigence importune,
Et par vous ma fortune,
Si je faisais des vœux, comblerait mes souhaits.
 
En bornant mes désirs j'accrois mon opulence,
Bien plus que si Crésus m'eût transmis sa puissance :
L'indigence est le fruit de notre avidité.
Trop heureux le mortel à qui pour son partage
Le ciel avare et sage
Accorda seulement la médiocrité !

 

XVII — À Ælius Lamia

Toi qui dois à Lamus ta noblesse et ton nom,
Toi de qui les aïeux régnaient sur le rivage
Où le Liris effleure le gazon,
Cher Lamia, demain l'orage
Fera briser les flots sur cette humide plage,
Et les ailes de l'aquilon
Abattront des forêts le superbe feuillage,
Si j'en dois croire le présage
Du vieux et triste oiseau que punit Apollon.
 
Pour mépriser demain l'orageuse saison,
Que d'un vieux bois ton foyer se remplisse ;
Que le vin à longs flots coule de ton flacon;
Que ton esprit se réjouisse.
Tu verras sur ta table un jeune nourrisson
Dont le chêne à ses pieds a vu paître la mère,
Et les valets oisifs bénir ce jour prospère.

 

XVIII — Au Dieu Faune

O toi qui d'un pied léger
Poursuis les nymphes timides,
Si tu viens dans mon verger,
Faune, daigne protéger
Mes troupeaux, mes champs arides.
 
Quand je revois le printemps,
Je verse un nectar bachique
Qui ranime les amants ;
Un agneau tombe, et l'encens
Couvre ton autel antique.
 
Pour ta fête, en ce hameau
Quand Décembre la ramène,
Tout célèbre un jour si beau,
L'agneau joue, et le taureau
Se repose dans la plaine.
 
Les loups, amis des troupeaux
Qui ne craignent plus leur rage,
Bondissent près des chevreaux ;
Les bois, courbant leurs rameaux,
Sèment de fleurs ton passage.
 
Du laboureur de ces lieux
Le transport naïf éclate
Par des ris tumultueux ;
Il danse, et d'un pied joyeux
Frappe cette terre ingrate.

 

XIX — À Télèphe

Fort doctement vous nous contez l'histoire
De cet empire où régnait Inachus,
Jusques au temps du généreux Codrus,
Qui pour les siens mourut couvert de gloire ;
Vous nous parlez des enfants d'Éacus,
Du siège d'Ilion et des exploits d'Achille :
Mais vous ne dites pas le prix du meilleur vin,
Qui nous fera chauffer le bain,
A quelle heure et chez qui nous trouverons asile
Contre des froids plus vifs que ceux de l'Apennin.
 
Verse, esclave, en l'honneur de la lune nouvelle ;
En l'honneur de la nuit ma coupe s'emplira ;
Verse, pour honorer l'augure Murena :
Qu'à triple dose ici le meilleur vin ruisselle.
 
L'élève des neuf sœurs boit hardiment neuf fois ;
Mais les Grâces toujours unies,
Des querelles surtout timides ennemies,
Défendent de passer l'heureux nombre de trois.
 
Je veux me livrer au délire.
D'où vient que nous n'entendons plus
Les flûtes de Cybèle et les sons de la lyre ?
Pourquoi ces luths restent-ils suspendus ?
 
Je n'aime point ces mains oisives ;
Jetez des fleurs, versez les parfums précieux :
Tourmentons par des chants joyeux
De l'envieux Lycus les oreilles craintives,
Et sa femme qui hait un époux aussi vieux.
 
De vos amours, Télèphe, on connaît le mystère ;
Et votre chevelure, et l'éclat de vos yeux,
Qui de l'astre du soir feraient pâlir les feux,
Ont enflammé Chloé, déjà digne de plaire :
Pour moi, d'un feu constant je brûle pour Glycère.

 

XX — À Pyrrhus

Enlever l'enfant si beau
Qu'aime l'ardente Glycère,
C'est ravir le lionceau
A sa redoutable mère.
Tremble, apprête ton carquois ;
Elle accourt du fond des bois
La lionne rugissante,
Qui veut t'arracher le jour,
Et l'objet qu'à son amour
Ravit ta flamme imprudente.
 
Mais on dit que l'Adonis
Qui de ce combat terrible
Est et le juge et le prix,
Le voit d'un œil insensible.
L'indifférent à vos yeux
Foule d'un pied dédaigneux
La palme de la victoire,
Et ses cheveux odorants
Voltigent au gré des vents
Sur ses épaules d'ivoire.

 

XXI — À sa bouteille

O ma chère contemporaine,
Compagne de mes premiers ans,
De ta demeure souterraine
Sors après quarante printemps.
Bouteille longtemps délaissée
Sous ton étiquette effacée,
Tu gardes un vin précieux ;
Ton sein renferme la sagesse,
Les plaisirs, l'amoureuse ivresse,
Et le sommeil des paresseux.
 
Digne d'embellir cette fête,
Montre-toi dans ce jour heureux,
Viens, parais, mon ami s'apprête
A sabler mon vin le plus vieux.
Ne crains pas que la main ingrate
D'un triste élève de Socrate
Te repousse de ce festin :
Il sait que Caton, ce vieux sage,
Réchauffa souvent son courage
Dans une coupe de bon vin.
 
Par une douce violence,
De nos sages les plus discrets
Ton nectar met en évidence
Les graves soins et les secrets.
Par toi l'espérance ranime
L'homme que le malheur opprime,
Et lui fait défier le sort ;
Par toi, retrouvant son courage,
Le pauvre, au sein de l'esclavage,
Brave les tyrans et la mort.
 
Que, rivaux du fils de Latone,
Cent flambeaux nous rendent le jour ;
Accourez, amant d'Érigone,
Avec les trois sœurs de l'Amour,
Pendant cette nuit tutélaire.
Venez, Déesse de Cythère,
Prolonger cet heureux festin ;
Et qu'on nous y retrouve encore
Au moment où la jeune Aurore
Lancera les feux du matin.

 

XXII — À Diane

Triple Diane, ô Déesse des bois,
Tu sauves du trépas la beauté qui trois fois
T'implore en ses douleurs sous le nom de Lucine :
J'ose te consacrer cet arbre qui s'incline
Sur mes rustiques toits.
 
En signe de réjouissance,
J'y viendrai tous les ans offrir un sanglier,
Qui, tout près de tomber sous le tranchant acier,
Du coin de l'œil médite sa défense.

 

XXIII — À Phidylé

Pieuse Phidylé, toi qui vis dans les champs,
Si, lorsque de Phœbé l'éclat se renouvelle,
Tu lèves des bras suppliants ;
Si tes Dieux Lares pour présents
Reçoivent de ta main fidèle
Les fruits de l'année et l'encens,
Et l'avide animal que tu nourris de glands ;
Des autans la funeste haleine
Respectera tes arbrisseaux,
Rien ne viendra flétrir tes épis dans la plaine,
Et tu verras l'automne épargner tes troupeaux.
 
Que les prêtres des Dieux sous les sacrés couteaux
Fassent tomber les superbes génisses
Qu'Albe nourrit sur ses coteaux ;
Le ciel n'exige point le sang de tes agneaux,
Et ce n'est point à toi de te rendre propices
Par ces onéreux sacrifices
Tes petits Dieux couronnés de rameaux.
Embrasse les autels avec des mains pieuses ;
Porte l'orge sacré, fais pétiller le sel :
Ces présents fléchiront la colère du ciel,
Mieux que des offrandes pompeuses.

 

XXIV — Contre les avares

Quand tu possèderais les trésors de l'Asie,
Qu'ont encore épargnés les crimes des Romains ;
Quand de vastes palais, élevés par tes mains,
Combleraient les deux mers qui ceignent l'Italie ;
Si de son bras fatal, la Déesse du Sort
Fixe ses clous d'airain sur ta tête proscrite,
Tu ne peux dissiper la terreur qui t'agite,
Ni dérober ta tête aux filets de la mort.
 
Plus heureux mille fois les Gètes et les Scythes,
Qui sur des chars légers font errer leurs maisons ;
Qui vivent dans les champs et cueillent les moissons
Que donnent à leurs vœux des terres sans limites !
Au terme d'une année ils bornent leurs travaux :
Après une moisson celui qui la fit naître
Abandonne ses champs aux mains d'un autre maître,
Qui bientôt fera place à des maîtres nouveaux.
 
Là jamais on ne vit une épouse nouvelle
Aux faibles orphelins montrer un cœur jaloux,
Une femme opulente insulter son époux
Et souffrir d'un amant la flamme criminelle :
La dot de la beauté n'est point un vil trésor ;
C'est l'antique vertu, l'honneur héréditaire,
La foi, la chasteté, l'horreur de l'adultère :
Il faut vivre fidèle ou recevoir la mort.
 
Vous qui voulez nous voir au pied de vos statues
Reconnaître dans vous les pères des Romains,
Arrachez donc le glaive à nos bras inhumains,
Ramenez-nous ces mœurs que nous avons perdues :
Nos neveux vous rendront l'honneur qui vous est dû ;
Nos neveux, car pour nous, envieux que nous sommes,
Tant qu'ils sont sur la terre ennemis des des grands hommes,
Nous en sentons le prix quand ils ont disparu.
 
Mais que peuvent nos cris s'il n'est point de supplice ?
Que sont de vaines lois lorsqu'il n'est plus de mœurs ?
Quand les glaces du pôle et les âpres chaleurs
Ne peuvent du marchand arrêter l'avarice ?
Quand la mer est soumise à l'art du nautonier,
Et lorsque, bravant tout et commandant le crime,
La honteuse indigence au mortel qu'elle opprime
Fait fuit de la vertu le stérile sentier ?
 
Écoutons, ô Romains, la voix de la patrie :
Livrons aux flots, portons dans les temples des Dieux,
Ces trésors corrupteurs, ces biens pernicieux ;
Auteur de tous nos maux, que notre or les expie.
Si nous sommes touchés d'un noble repentir,
Il faut déraciner notre infâme avarice,
Et que nos lâches cœurs, amollis par le vice,
Dans l'austère vertu soient prompts à s'affermir.
 
Voyez-vous ce Romain nourri dans l'indolence ?
Il fuit les jeux de Mars à la fleur de ses ans.
Jamais après un cerf il ne court dans les champs,
Et n'a su d'un coursier dompter l'impatience.
A de moins nobles jeux il borne ses exploits ;
Mais il fait tous les jours rouler avec adresse
Ce cercle si léger inventé dans la Grèce,
Ou ce dé si fatal que défendent les lois.
 
Le père d'un tel fils, enrichi par l'usure,
Et par l'avidité dans le crime affermi,
A trahi son parent, son hôte, son ami,
Et n'atteste les Dieux que pour être parjure.
Chaque aurore le voit par de nouveaux forfaits
De cet indigne fils augmenter la richesse ;
Mais bien que ses trésors s'accumulent sans cesse,
Au terme de ses vœux ils n'atteindront jamais.

 

XXV — À Bacchus

Où m'entraînes-tu, Dieu terrible ?
Rempli de ta divinité,
Sur quel rocher inaccessible
Par toi me verrai-je porté ?
Quel antre, quel bois va redire
Le nom du maître de l'empire,
Qui s'assied au conseil des Dieux ?
Mes chants étonnent le Parnasse,
Mes chants lui marquent une place
Parmi les astres radieux.
 
Dans mon poétique délire,
Affranchi des communes lois,
J'aime la sombre horreur qu'inspire
Le vaste silence des bois :
Telle la Thyade éperdue,
Sur la roche qui fend la nue,
Parcourt d'un œil épouvanté
Les neiges qui couvrent la Thrace,
Et l'Hémus couronné de glace,
Par les barbares habité.
 
Dieu de la Bacchante indomptable,
Par qui, dans ses transports fougueux,
Elle peut d'un bras redoutable
Arracher les pins orgueilleux,
Viens, je te suis, rien ne m'étonne.
O toi, dont le front se couronne
De lauriers et de pampres verts,
Aucun péril ne m'épouvante,
Bacchus, le héros que je chante,
Est immortel comme mes vers.

 

XXVI — À Vénus

J'ai vécu pour l'amour durant mes premiers ans,
Et j'ai sous ses drapeaux combattu non sans gloire :
Au temple de Cypris aujourd'hui je suspends
Ma lyre, qui n'a plus à chanter de victoire.
 
Venez, venez aussi déposer ces flambeaux,
Ces haches, ces leviers, dont ma main fut armée,
Lorsqu'épris d'une belle avec soin renfermée,
A sa porte, la nuit, je livrais des assauts.
 
Vénus, toi qui chéris et Paphos et Cythère,
Et les rives du Nil, ce séjour du printemps,
Viens venger mes douleurs, et que tes traits perçants
Atteignent une fois cette Chloé si fière.

 

XXVII — À Galatée

Que toujours un noir présage
Accompagne le méchant ;
Qu'un hibou sur son passage,
Fasse ouïr son triste chant.
Qu'il rencontre sur sa route
Ces animaux qu'on redoute,
Et qu'un venimeux lézard,
Frappant comme un trait rapide
Les coursiers que sa main guide,
Fasse reculer son char.
 
Mais ma tendresse inquiète
Loin d'un objet qui m'est cher,
Pour conjurer la tempête
Invoquera Jupiter.
Je demande au ciel propice
Qu'un oiseau d'heureux auspice
Du levant parte à nos yeux ;
Et que le corbeau sauvage,
Noir précurseur de l'orage,
Rentre en ses marais fangeux.
 
Vous partez, ô Galatée,
Voyagez sans m'oublier :
Ne soyez point arrêtée
Par le sinistre épervier ;
Fixez partout sur vos traces
Le bonheur comme les grâces.
Mais l'Arcture est dans les airs :
Voyez cette mer sauvage ;
Elle engloutit son rivage
Dans ses gouffres entr'ouverts.
 
J'ai vu les noires tempêtes,
J'ai vu les flots en courroux ;
Qu'elles tombent sur les têtes
De nos ennemis jaloux.
Jadis, sur la plaine humide,
Europe au taureau perfide
Osa confier son sort,
Et bientôt pâle, tremblante,
Ne vit sur l'onde écumante
Que des monstres et la mort.
 
Naguère dans les campagnes
Sa main choisissait des fleurs
Pour couronner ses compagnes ;
Maintenant elle est en pleurs,
Et son œil, qui s'ouvre à peine
A la lumière incertaine
Des étoiles de la nuit,
Ne voit plus dans la nature
Que cette onde qui murmure
Et ce ciel qui la trahit.
 
De la Crète florissante
Dès qu'elle eut touché les bords,
O que sa voix gémissante
Exhala de vains transports !
« D'où viens-je ? où suis-je ? ô famille !
« O crime, ô doux nom de fille !
« Nom sacré que j'ai perdu !
« O mon père ! ô mère tendre !
« Quelle mort pourra me rendre
« Ma patrie et ma vertu ?
 
« Mais veillé-je ? ou bien un songe
« Égare-t-il mes esprits ?
« Est-ce une erreur qui prolonge
« Et ma honte et mes ennuis ?
« Serais-je encore innocente ?
« Ce songe qui me tourmente
« Est-il sorti des enfers ?
« Ai-je pu fuir ma patrie
« Et les fleurs de la prairie
« Pour franchir les vastes mers ?
 
« Toi que ma main caressante
« De fleurs se plut à parer,
« Monstre, à cette main sanglante
« O qui pourra te livrer ?
« Quoi ! j'ai quitté ma famille ;
« Et tu vis, coupable fille,
« Loin des foyers paternels !
« O Dieux, qui savez mon crime,
« Dieux ! livrez votre victime
« Aux tigres les plus cruels.
 
« Survivrai-je, malheureuse,
« A mes funestes attraits ?
« Cherchons une mort affreuse
« Chez les monstres des forêts.
« Indigne Europe, ton père
« Te dit d'une voix sévère :
« Qu'attends-tu ? finis tes jours !
« Ta ceinture au moins te reste,
« Viens, et de ce pin funeste
« Emprunte un dernier secours.
 
« Mais non, pour venger ta honte
« Et ces rochers et les mers
« T'offrent une mort plus prompte :
« Choisis la mort ou les fers.
« Fille des rois, enchaînée,
« Va, aux fuseaux condamnée,
« Dans cet odieux séjour
« Servir un maître barbare,
« Qui peut-être te prépare
« L'outrage de son amour. »
 
Telles étaient les alarmes
De la fille d'Agénor ;
Mais l'Amour trouvait des charmes
A les prolonger encor.
Près de la Reine de Gnide,
Penché sur son arc perfide,
Il souriait à ces pleurs,
Et d'Europe abandonnée
La cruelle Dionée
Aimait à voir les douleurs.
 
« Belle Europe, lui dit-elle,
« Plus d'effroi, ni de courroux :
« Celui que ta haine appelle
« Viendra s'offrir à tes coups ;
« Ce monstre est Jupiter même.
« Mérite l'honneur suprême
« De donner, comme Junon,
« Des lois au Dieu du tonnerre ;
« Et la moitié de la terre
« Va s'honorer de ton nom. »

 

XXVIII — À Lydé

De Neptune voici la fête ;
Célébrons-la, chère Lydé :
Venez sabler en tête à tête
Le meilleur vin que vous ayez gardé.
 
Humanisez un peu votre sagesse austère.
Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,
Et, comme s'il devait y retenir son char,
Vous différez encor de tirer le nectar
Qu'au fond de vos celliers renferma votre père.
 
Nous chanterons le Dieu de l'onde amère,
La Néréïde et ses cheveux
Que couvre une mousse légère ;
Votre luth d'Apollon célèbrera la mère,
Et Diane aux traits dangereux.
 
Puis nous invoquerons la reine de Cythère,
Que traîne le cygne amoureux ;
Et la nuit propice au mystère,
La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.

 

XXIX — À Mécène

Noble sang des rois d'Étrurie,
Un flacon de mon meilleur vin,
Des fleurs, des parfums de Syrie,
Chez moi vous attendent demain.
Venez, que rien ne vous retienne,
O mon protecteur, ô Mécène :
Cessez d'admirer ce vallon,
Tibur, ses humides campagnes,
Les champs d'Ésule et les montagnes
Du parricide Télégon.
 
Quittez l'ennuyeuse abondance,
Ces palais qui fendent les cieux,
Et fuyez d'une ville immense
Tous les plaisirs tumultueux.
Venez vous asseoir à ma table ;
Venez, d'un changement semblable
Souvent les grands sont réjouis :
Un repas simple, un toit rustique,
Sans pourpre, sans dais magnifique,
Déride un front chargé d'ennuis.
 
Déjà le père d'Andromède
Ramène son char lumineux ;
Le Chien d'Érigone précède
L'astre du Lion furieux.
Le soleil fend les champs arides :
Les bergers, les troupeaux timides
Cherchent le repos, les gazons,
Du Sylvain les antres sauvages,
Et les silencieux rivages,
Que respectent les aquilons.
 
Par vos soins Rome est florissante ;
Des Massagètes inquiets
Votre activité prévoyante
Dévoile et confond les projets.
Jupiter, aussi bon que sage,
Sous le voile épais d'un nuage,
Nous a dérobé l'avenir ;
Il rit du mortel téméraire,
Qui veut en sonder le mystère :
Le mieux est de savoir jouir.
 
Voyez-vous ce fleuve tranquille,
Qui jusqu'aux mers traîne ses flots ?
Bientôt, furieux, indocile,
Emportant bergers et troupeaux,
Il roule les rochers qu'il mine
Et les arbres qu'il déracine ;
Son lit ne peut le contenir ;
Des vallons les échos répondent
Et les ruisseaux eux-mêmes grondent :
C'est l'emblème de l'avenir.
 
Il est libre et digne d'envie,
Ce sage, ami de la vertu,
Qui peut, chaque soir de sa vie,
Dire en lui-même: J'ai vécu.
Qu'un Dieu demain chasse l'orage,
Ou couvre le ciel d'un nuage,
Ces Dieux, nos maîtres absolus,
Sur le passé n'ont plus d'empire.
Peuvent-ils changer ou détruire
Ce que vit le jour qui n'est plus ?
 
La fortune aux ailes légères
Se plaît dans son caprice vain.
J'obtiens ses faveurs passagères,
Un autre les aura demain.
J'en jouis tant qu'elle est fidèle ;
Si je la vois déployer l'aile,
Je lui remets tous ses bienfaits.
Je me revêts de ma constance,
Et trouve au sein de l'indigence
La vertu, l'honneur et la paix.
 
Que des autans impitoyables
Mon navire éprouve les coups,
Je n'ai point de cris lamentables
Pour fléchir les Dieux en courroux ;
Je ne leur fais point de promesses
Pour qu'ils dérobent mes richesses
A l'avare tyran des flots.
Dans l'esquif je passe sans peine ;
Ma rame et les frères d'Hélène
Me sauvent des fureurs des eaux.

 

XXX — Exegi monumentum...

Le noble monument que j'élève à ma gloire,
Durera plus longtemps que le marbre et l'airain.
De tous ceux de l'Égypte effaçant la mémoire,
Il bravera l'orage et les feux de Vulcain,
Du rapide aquilon les fureurs déchaînées,
Le temps même ; et pour lui d'innombrables années
S'écouleront en vain.
 
De moi-même à jamais la plus noble partie
Bravera de Pluton le pouvoir odieux ;
Sans mourir tout entier je quitterai la vie :
Mon nom toujours plus grand croîtra chez nos neveux
Tant que Rome verra la vestale en silence
Suivre, les yeux baissés, le prêtre qui s'avance
Aux pieds du roi des Dieux.
 
Sur les bords où Daunus agrandit sa puissance,
Des sources de l'Aufide au rivage des mers,
On dira que, malgré mon obscure naissance,
Le premier sur le luth je modulai des vers.
Conçois le noble orgueil que le triomphe inspire,
Et viens ceindre mon front, Déesse de la lyre,
De lauriers toujours verts.

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