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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par Pierre Daru (1796)

ODES IV

 
I·À Vénus (*) II·À Jule Antoine III·À Melpomène IV·Sur la victoire de Drusus V·À Auguste VI·À Apollon VII·À Torquatus VIII·À Martius Censorinus IX·À Lollius X·À Liguris (*) XI·À Phyllis (*) XII·Invitation à Virgile XIII·À Lycé XIV·À Auguste XV·À Auguste

(*) = "J'ai quelquefois substitué un nom à un autre, quand cela a été sans conséquence." (Note de Pierre Daru)


 

I — À Vénus *

O Vénus ! dans mon sein tu rallumes la guerre.
Grâce, grâce, ô Déesse, épargne un malheureux :
Je ne suis plus celui que la douce Glycère
Vit d'un œil amoureux.
 
Dix lustres à ton joug m'ont rendu trop rebelle :
Dirige ailleurs l'essor de tes cygnes brillants.
Une aimable jeunesse et t'implore et t'appelle :
Laisse en paix mes vieux ans.
 
O des tendres Amours cruelle souveraine,
Une illustre conquête est promise à ta loi ;
S'il te faut un esclave, Émile offre à ta chaîne
Un cœur digne de toi.
 
Noble, jeune, et toujours suivi de la victoire,
De l'innocent proscrit défenseur généreux,
Partout de tes drapeaux il portera la gloire
Par ses talents heureux.
 
Si par toi d'un rival il trompe l'espérance,
Tu verras s'élever sur ce bord écumant
Un temple somptueux, de sa reconnaissance
Éternel monument.
 
Là sous des orangers ton image respire ;
Des flots d'un pur encens s'élèvent dans les airs,
Et pour te célébrer le théorbe et la lyre
S'unissent aux beaux vers.
 
Là, deux fois chaque jour devant ton sanctuaire,
Des vierges, des amants, le plaisir dans les yeux,
Viendront chanter ta gloire, et frapperont la terre
D'un pied libre et joyeux.
 
Fuyez, espoir trompeur d'une amour mutuelle,
Fuyez, jeux de Bacchus ; et de fleurs couronné
Ne montrons plus mon front, sous la rose nouvelle
De rides sillonné.
 
Mais, que dis-je ? eh ! pourquoi sens-je couler mes larmes ?
Lydé, pourquoi frémir sitôt que je te vois,
S'il est vrai que je sois insensible à tes charmes,
Et demeurer sans voix ?
 
Hélas ! dans mon sommeil pendant la nuit profonde
Ta fugitive image apparaît , et soudain
Je m'élance ; elle vole, elle échappe, et dans l'onde
Je te poursuis en vain.

 

II — À Jule Antoine

Le mortel téméraire, émule de Pindare,
Sur une aile de cire est porté dans les airs,
Et va par son trépas, comme autrefois Icare,
Donner son nom aux mers.
 
Tel que, du haut des monts précipitant son onde,
Un torrent en grondant fait bouillonner ses eaux ;
Tel Pindare, élancé d'une source profonde,
Roule d'immenses flots.
 
Toujours sa main ravit les lauriers de Parnasse,
Soit qu'à des tons nouveaux il élève sa voix,
Soit qu'en chantant Bacchus sa pétulante audace
Ne suive plus de lois.
 
Soit qu'il chante les Dieux ou les rois redoutables,
Ceux qui de la Chimère étouffèrent les feux,
Ou ces héros vainqueurs des Centaures coupables,
Héros enfants des Dieux :
 
Soit qu'il daigne chanter la palme et la victoire
Que décerne l'Élide en ses jeux solennels,
Les marbres, l'airain même, assurent moins de gloire
Que ses vers immortels.
 
Quand d'une tendre épouse il veut sécher les larmes,
Il place au ciel l'époux que lui ravit le sort,
Et sauve ses vertus, son courage et ses charmes
De l'oubli de la mort.
 
Le cygne de Dircé sur une aile rapide,
S'élève dans les airs d'un vol impétueux :
Pour moi, j'imite encore de l'abeille timide
L'essor moins dangereux.
 
Pour sucer les parfums du lys et de la rose,
L'abeille se fatigue à voler sur ces bords :
C'est ainsi que les vers que ma Muse compose
Me coûtent des efforts.
 
C'est à vous de chanter sur un luth plus sonore
La gloire de César qui, le front couronné,
Conduit aux pieds du Dieu que l'univers adore
Le Sicambre enchaîné.
 
De la bonté des Dieux César est l'heureux gage ;
N'en espérons jamais un bienfait aussi doux,
Quand on verrait encor les mœurs du premier âge
Renaître parmi nous.
 
Vous peindrez et nos jeux et la publique joie,
La discorde muette au temple de Thémis.
César nous est rendu, le ciel nous le renvoie :
Nos vœux sont accomplis.
 
O, si ma faible voix mérite qu'on l'écoute,
Comme je vais alors m'écrier : l'heureux jour !
Ce jour de tous les miens est le plus beau sans doute ;
César est de retour !
 
Jour de gloire ! pendant cette pompe guerrière,
Tout le peuple Romain avec moi s'écriera :
O triomphe ! triomphe ! et vers le ciel prospère
L'encens s'élèvera.
 
Antoine, c'est à vous, c'est à vous de répandre
Le sang de vingt brebis sur les autels des Dieux ;
Mais un jeune taureau qui paît seul l'herbe tendre
Acquittera mes vœux.
 
De l'or son corps entier a la couleur brillante ;
Il lève un front paré d'un signe éblouissant ;
De l'astre de Phœbé son armure naissante
Imite le croissant.

 

III — À Melpomène

Celui que tu vis naître avec un œil propice
N'ira point, Melpomène, au milieu de la lice,
Conquérir des lauriers ;
On ne le verra point, guidant un char rapide,
Ramener en vainqueur des plaines de l'Élide
Ses dociles coursiers ;
 
Mars ne le verra point monter au Capitole,
Après avoir puni la menace frivole
Des rois présomptueux :
Mais plutôt, de Tibur cherchant les doux ombrages,
Il fera retentir ses aimables rivages
De chants mélodieux.
 
Rome, parmi les chœurs des fils de l'harmonie,
Rome a marqué ma place, et déjà de l'envie
Je méprise les coups.
Aux muets habitants de l'empire liquide
Tu peux donner du cygne, aimable Piéride,
Les accents les plus doux.
 
Tu daignes accorder ma lyre enchanteresse,
Et je vois sur mes pas la foule qui se presse
Pour contempler mes traits.
Le premier des Latins, je maniai la lyre ;
Si je vis pour la gloire et si Rome m'admire,
Ce sont là tes bienfaits.

 

IV — Sur la victoire de Drusus

Tel que le noble oiseau, ministre du tonnerre,
Cel aigle, roi des airs, dont la fidèle serre
Éleva Ganimède au céleste séjour,
Va, jeune et faible encor, mais digne de sa race,
Braver avec audace,
D'un œil à peine ouvert, les feux du Dieu du jour ;
 
Quand les jeunes zéphirs, succédant à l'orage,
Ont augmenté sa force, ont accru son courage,
D'une aile plus rapide il fond sur les troupeaux,
Et bientôt, méprisant le dard de la vipère,
L'emporte dans son aire,
Avide de sa proie et de combats nouveaux :
 
Ou comme une brebis qui paissait l'herbe tendre,
Du sommet d'un rocher quand elle voit descendre
Un jeune lionceau que sa mère a sevré,
La timide brebis, de crainte palpitante,
Sous cette dent naissante
Croit sentir aussitôt tout son corps déchiré :
 
Ainsi, près de ces monts qui bravent le tonnerre,
Lorsqu'aux sommets Alpins Drusus porta la guerre,
On vit trembler les bords du Danube et du Rhin.
Eh ! qui pourrait compter ces enfants de Bellone ?
Le fer de l'amazone,
La hache menaçante, étincelle en leur main.
 
Ces peuples enivrés d'orgueil et d'espérance,
De ce jeune héros ont connu la prudence ;
Ils ont vu ce que peut un cœur né généreux,
Nourri dans une cour à la gloire fidèle,
Et l'amour paternelle
Qu'en César des Nérons trouvent tous les neveux.
 
Un glorieux enfant sort d'un glorieux père ;
Jamais du fier taureau le sang ne dégénère :
L'audace du coursier se transmet à ses fils,
Et l'aigle impétueux, qui dans l'air plane en maître,
Ne donna jamais l'être
Aux timides oiseaux qui sont chers à Cypris.
 
Oui, les soins paternels, une sage culture,
Peuvent orner encor les dons de la nature,
Et dans les jeunes cœurs affermir les vertus ;
Mais quand des bonnes mœurs le souvenir s'efface,
Le vice les remplace,
Et les présents du ciel sont déjà corrompus.
 
Oh ! que Rome aux Nérons doit de reconnaissance !
Tout l'atteste : Hasdrubal vaincu par leur vaillance,
Le Métaure roulant ses flots ensanglantés,
Et ce jour où leur bras dissipa les orages
Qui couvraient ces rivages
Et ramena la joie au sein de nos cités.
 
Le barbare Africain parcourait l'Italie :
Tel vole dans les bois le rapide incendie ;
Tel bondit sur les mers l'aquilon furieux.
Un succès ranima nos cohortes guerrières,
Et dans nos sanctuaires
L'autel déshonoré vit relever ses Dieux.
 
Hannibal est vaincu. « Fuyons, dit le perfide,
« Fuyons, timides cerfs, devant le loup avide ;
« La fuite est un triomphe : échappons aux vainqueurs,
« Qui, transportant leurs Dieux, leurs enfants et leurs femmes,
« Loin d'Ilion en flammes,
« Des flots Étruriens bravèrent les fureurs.
 
« Rome prend sous nos coups une force nouvelle :
« Tel le chêne résiste à la hache cruelle,
« Et vainqueur du fer même, élève ses rameaux.
« Jamais monstre pareil n'effraya la Colchide ;
« L'hydre même d'Alcide
« Renaissait moins de fois sous les coups du héros.
 
« Rome, Rome vaincue, en est plus dangereuse :
« Plongez-la dans l'abîme, elle en sort glorieuse ;
« Domptez-la, vos lauriers s'échappent de vos mains.
« Pleurez sur vos époux, ô femmes de Carthage,
« Car jamais leur courage
« Ne vous enverra l'or, dépouille des Romains.
 
« C'en est fait, c'en est fait, notre fortune tombe ;
« Tout notre espoir s'éteint, puiqu'Hasdrubal succombe. »
Qui pourrait arrêter les rapides succès
De ces chefs dont le ciel protège la vaillance,
Et qu'enfin la prudence
Au milieu des dangers n'abandonne jamais ?

 

V — À Auguste

O César, prince adorable,
Heureux bienfait des destins,
Vous que le ciel favorable
Donna pour maître aux Romains,
A vos promesses fidèle,
D'une absence trop cruelle
Faites cesser la rigueur :
Venez rendre à la patrie
Votre présence et la vie,
Et sa première splendeur.
 
Dès que vous daignez paraître
Aux regards d'un peuple heureux,
Le printemps semble renaître,
Le jour est plus radieux.
Telle une mère craintive,
Les yeux fixés sur la rive,
Demande aux flots son cher fils,
Que depuis plus d'une année
La jalouse destinée
Éloigne de son pays.
 
C'est ainsi que la patrie
Redemande son héros :
S'il revient, dans la prairie
Rien n'alarme les troupeaux ;
Cérès protège la terre,
Le nocher sur l'onde amère
Ne trouve plus d'ennemis ;
Le ciel nous est favorable,
La foi reste inviolable,
Tous les crimes sont punis.
 
On ne voit plus l'adultère
De l'hymen troubler la paix ;
Dans ses enfants chaque père
Reconnaît toujours ses traits.
Les mœurs et les lois propices
Ont déraciné les vices.
Qui de nous redoutera
Les efforts de l'Ibérie
Ou les peuples de Scythie,
Tant que César règnera ?
 
Qui peut de la Germanie
Craindre les affreux guerriers ?
Sur les monts chacun marie
La vigne et les peupliers.
De ce travail agréable
On revient le soir à table
Vous offrir gaîment des vœux ;
Le vin à longs flots ruisselle,
Votre auguste nom se mêle
Aux noms sacrés de nos Dieux.
 
C'était ainsi que la Grèce
Chantait Alcide et Castor.
Que pour nous votre sagesse
Prolonge cet âge d'or.
O César, on vous implore
Dès le moment où l'aurore
Rend son éclat aux Romains,
Et quand il fuit chez le Maure,
Le soleil nous voit encore
Vous chanter dans nos festins.

 

VI — À Apollon

O Dieu puissant du Pinde, immortel Apollon
Qui perças de tes traits le coupable Titye,
Tu sus de Niobé punir l'orgueil impie
Et ce héros qui fit chanceler Ilion.
 
Vainement il était du sang d'une Déesse ;
Sa lance formidable ébranlait les remparts :
Le plus vaillant des Grecs, le favori de Mars,
Dès qu'il t'osa braver, reconnut sa faiblesse.
 
Tel qu'un vieux pin noueux sous la hache abattu,
Ou semblable au cyprès courbé par les orages,
De son immense corps il couvrit ces rivages,
Et dans les champs Troyens il expira vaincu.
 
Par un lâche artifice il n'eût point conquis Troie ;
Il n'eût point à Pallas fait un don mensonger,
Et pour vaincre Priam et son peuple léger
N'eût point mis à profit leur imprudente joie :
 
Une torche à la main, à la clarté du ciel,
Hélas ! il eût livré Pergame entière aux flammes ;
Il aurait égorgé les enfants et les femmes,
Ceux même encor cachés dans le sein maternel.
 
Mais le père des Dieux, vaincu par tes prières,
Touché par les soupirs de la mère des Jeux,
Permit qu'Énée allât, sous un auspice heureux,
Relever les autels et les murs de ses pères.
 
Toi, qui dans le Sirbès laves tes blonds cheveux,
Qui règles des neuf Sœurs la divine harmonie,
Accorde quelque gloire aux Muses d'Ausonie :
Jeune et bel Apollon, sois propice à nos vœux.

—————

Phœbus, le Dieu du Pinde, inspira mon génie ;
Il m'apprit à parler le langage des Dieux.
Venez et secondez mes chants religieux,
Enfants du plus beau sang qu'honore l'Ausonie.
 
Et vous, vous que chérit la reine de Délos,
Qui voit le daim tomber sous le trait qu'elle lance,
Jeunes vierges, chantez ; observez la cadence
De ces vers qu'inventa la Muse de Lesbos.
 
Chantez d'un cœur pieux le beau fils de Latone ;
Chantez avec respect la Déesse des bois,
Qui protège nos champs, qui ramène les mois,
Et qui pendant les nuits de rayons se couronne.
 
Un jour, du chaste hymen ayant subi les lois,
Vous direz : Je chantai dans les jeux séculaires
Un hymne solennel, qui plut aux Dieux prospères ;
Et la lyre d'Horace accompagnait ma voix.

 

VII — À Torquatus

L'hiver a fui : la nature
Voit déjà naître les fleurs,
Les forêts leur chevelure,
Et Cybèle sa parure ;
Les fleuves dévastateurs
Roulent une onde plus pure ;
Euphrosine, sans ceinture,
Va sur la jeune verdure,
Danser avec ses deux sœurs.
L'an qui fuit et recommence,
Et les heures, dont le cours
Emporte nos plus beaux jours,
Nous défendent l'espérance
De voir renaître toujours
Nos plaisirs et nos amours.
Zéphir par sa douce haleine
Vient ranimer nos gazons :
Bientôt l'été dans la plaine
Fera jaunir les moissons :
A son tour on voit l'automne,
Qui de pampres se couronne
Et fait place aux Aquilons ;
Mais la fille de Latone
Ramène enfin les saisons.
Pour nous, au bord du Cocyte,
Auprès du riche Tullus,
Du sage Énée et d'Ancus,
Quand la mort nous précipite,
Hélas ! nous ne sommes plus
Qu'une poussière livide.
Qui sait si ce jour rapide
Doit avoir un lendemain ?
Mais d'un héritier avide
Trompe au moins l'avare main :
Par ta prévoyance sage
Tu peux encor lui ravir
La part de ton héritage
Que tu donnes au plaisir.
Dès que la Parque barbare
T'aura d'un coup de sa faux
Amené dans le Tartare,
Au tribunal de Minos,
Ta piété, ta naissance,
Tes vertus, ton éloquence,
Ne vaincront point le trépas.
Diane aux bords du Cocyte
Voit son fidèle Hippolyte,
Et ne le délivre pas :
Le vainqueur du Minotaure
Voit Pirithoüs puni,
Et n'a pu briser encore
Les chaînes de son ami.

 

VIII — À Martius Censorinus

Je voudrais, aux jours d'allégresse,
Je voudrais à tous mes amis
Faire partager ma richesse,
Si le destin me l'eût permis.
J'offrirais ces vases antiques
Que la Grèce, aux jeux Olympiques,
Donnait à ses vainqueurs fameux ;
Ces toiles qu'animait Apelle,
Et ces marbres où Praxitèle
Fit jadis respirer les Dieux.
 
Mais le sort voulut m'interdire
Le plaisir d'être généreux ;
Et pour toi ces biens qu'on désire
Ont dès longtemps comblé tes vœux.
Épris d'une plus noble gloire,
Ton cœur des filles de Mémoire
Chérit les sublimes concerts :
Par elles je pourrai peut-être
M'acquitter, et faire connaître
Le charme et le prix des beaux vers.
 
Non Zama, le Tésin, le Tage,
Les bronzes et l'arc triomphal,
Et les dépouilles de Carthage,
Et le désespoir d'Hannibal ;
Non, rien n'illustra ce grand homme
Qui, sauvant les débris de Rome,
Conquit le surnom d'Africain,
Comme ces vers pleins d'harmonie
Que dictaient les sœurs d'Aonie
Au poète Napolitain.
 
En vain méritez-vous la gloire,
Si les poètes par leurs chants
N'immortalisent la mémoire
De vos exploits les plus brillants.
Si les muses de l'Ausonie
N'avaient chanté le fils d'Ilie,
Que serait ce roi redouté,
Ce fondateur de nos murailles,
Cet enfant du Dieu des batailles,
Aux yeux de la postérité ?
 
Porté dans les Champs Élysées,
Minos a vu par les beaux vers
Ses vertus immortalisées,
Et s'est affranchi des enfers ;
Mais il ne le dut qu'au génie
Des favoris de Polymnie,
Et qu'au pouvoir de leurs accords :
Par eux, la vertu célébrée
Vole dans l'heureux empyrée
Et triomphe du Dieu des morts.
 
Ainsi l'immortel qui de lierre
Couronne toujours ses cheveux,
Bacchus, a reçu de son père
Le pouvoir d'exaucer nos vœux :
Ainsi les deux frères d'Hélène,
Pour briller sur l'humide plaine,
Ont pris leur place dans les cieux :
Ainsi l'infatigable Alcide,
Grâce aux chants de la Piéride,
S'est assis au banquet des Dieux.

 

IX — À Lollius

Non, non, les vers heureux du chantre que l'Aufide
Vit naître sur les bords de son onde rapide,
Ne sont point, Lollius, destinés à l'oubli ;
Ces vers unis au son d'une lyre immortelle,
Et dont aucun modèle
N'existait avant lui.
 
Assis au premier rang, l'aigle de Méonie
Laisse encor quelque gloire aux enfants du génie ;
On voit auprès de lui le vieillard de Céos :
Les temps ont épargné le grave Stésichore
Et le clairon sonore
Du chantre de Lesbos.
 
La muse qui traça les combats d'Olympie
Par l'outrage des ans ne fut point obscurcie ;
Saturne a respecté les jeux d'Anacréon,
Et ces vers, où l'amour brûle encore et respire,
Que chanta sur sa lyre
L'amante de Phaon.
 
La beauté de Pâris, l'or de sa chevelure,
Son cortège pompeux, l'éclat de sa parure,
De la perfide Hélène allumèrent les feux :
Mais plus d'un adultère a souillé l'hyménée.
Le brave Idoménée
Eut des rivaux fameux :
 
Teucer n'est pas le seul dont l'immortelle gloire
Dût faire l'entretien des filles de Mémoire :
On vit plus d'un Hector, vengeur de son pays,
Répandre tout son sang pour ses fils et sa femme,
Et plus d'une Pergame
Vit ses murs investis.
 
Le monde avant Atride eut des guerriers célèbres ;
Mais leur nom s'est perdu dans la nuit des ténèbres,
Aucun fils d'Apollon ne l'ayant publié.
La tombe les dévore, et dans son sein avide
Confond l'homme timide
Et le brave oublié.
 
Je ne laisserai point ton nom sans renommée ;
On verra dans mes chants ta vertu proclamée :
Pour toi, cher Lollius, Saturne fuit en vain,
Toi, qu'on vit supporter d'une âme peu commune,
L'une et l'autre fortune,
Toujours calme et serein.
 
Implacable ennemi du mensonge perfide,
Tu méprises cet or qui du vulgaire avide
Par des charmes trompeurs attire les souhaits,
Et tu sais prolonger ta gloire consulaire
Par l'équité sévère
De tes sages décrets.
 
Des dons injurieux tu repousses l'outrage ;
Armé de tes vertus et fort de ton courage,
Tu vois fuir devant toi le lâche suborneur.
Va, ne crois pas que ceux que le Dieu des richesses
Comble de ses largesses,
Goûtent le vrai bonheur.
 
Au péril de ses jours garder son innocence,
Sans murmurer jamais supporter l'indigence,
User modérément de la faveur des Dieux,
Et chérir l'amitié jusqu'à mourir pour elle ;
Voilà le vrai modèle
Du sage et de l'heureux.

 

X — À Liguris *

O toi qu'enorgueillit la faveur de Cypris,
Crois-moi, cruelle, un jour ces fleurs seront livides ;
Ces cheveux, qui flottaient sur un beau sein de lys,
Blanchiront à leur tour sur ton front plein de rides.
 
Accusant ton miroir, méconnaissant tes traits,
Alors avec douleur tu t'écrieras sans cesse :
« Ah ! pourquoi n'ai-je plus mes fugitifs attraits,
« Ou que n'eus-je autrefois ma tardive sagesse ! »

 

XI — À Phyllis *

Il est dans mon cellier un nectar généreux,
Qui bientôt va compter une dixième automne ;
Il est dans mon jardin des fleurs pour tes cheveux,
Et du lierre pour ta couronne.
 
Tous mes vases d'argent déjà sont étalés ;
Mon autel domestique, entouré de verveine,
N'attend que les agneaux qui vont être immolés :
Mes esclaves sont hors d'haleine.
 
Tout est en mouvement, tout sert avec ardeur :
De mon foyer ardent la fumée épaissie
Porte jusques aux Dieux l'agréable vapeur
Du souper où je te convie.
 
Apprends pourquoi je veux célébrer avec toi
Cette fête qu'Avril tous les ans nous ramène ;
Le jour de ma naissance est moins sacré pour moi :
Ce beau jour vit naître Mécène.
 
Lycus que tu chéris n'est pas né pour tes fers ;
Une amante plus riche et sans doute moins belle,
Une autre le retient dans les nœuds les plus chers :
Viens, viens, oublie une infidèle.
 
Modère tes désirs : en vain Bellérophon
Voulut soumettre au frein l'indomptable Pégase ;
Victime de l'orgueil, l'imprudent Phaëton
Périt dans les cieux qu'il embrase.
 
Si tu m'en crois, Phyllis, tâche de réprimer
D'un cœur ambitieux la folie importune ;
C'est souvent irriter les Dieux que de former
Des vœux plus grands que sa fortune.
 
Viens, prépare ta voix à de nouveaux concerts :
O de mon cœur épris souveraine maîtresse,
Viens, mon unique amie, et le charme des vers
Bannira ta sombre tristesse.

 

XII — Invitation à Virgile

Cortège aimable du printemps,
Déjà les zéphirs renaissants
Ont quitté les rives de Thrace ;
Leur haleine aplanit les flots,
Enfle les voiles des vaisseaux :
Les frimas que l'hiver entasse
Ne blanchissent plus nos coteaux ;
Et des fleuves chargés de glace
On n'entend plus mugir les eaux.
 
Déjà revient dans nos hameaux
Cet oiseau, l'opprobre d'Athènes ;
Progné, qui vient conter ses peines
Et la mort d'Itis aux échos.
Couchés sur l'herbe rajeunie,
Les bergers enflent leurs pipeaux ;
Leur chant plaît au Dieu des troupeaux,
Au Dieu qu'adore l'Arcadie.
 
Le temps a ramené la soif et la chaleur :
O vous, qui près des grands consumez votre vie,
Voulez-vous avec moi savourer la douceur
D'un nectar écoulé des pressoirs de Formie ?
Vous paierez votre écot en parfums de Syrie.
 
Un peu d'encens sera le prix
D'un flacon de ce vin exquis
Que fait mûrir Quintus dans son cellier immense,
De ce vin généreux qui chasse les ennuis
Et qui prodigue l'espérance.
 
Si ces plaisirs pour vous ne sont point sans appâts,
Muni de votre écot venez en diligence ;
Car je ne prétends point régaler des ingrats,
Comme l'on fait chez ceux où règne l'opulence.
 
Point d'avarice : accourez, hâtez-vous,
Le bûcher nous attend ; songez-y, le temps presse.
Par un peu de folie égayez la sagesse :
S'enivrer à propos est un plaisir bien doux.

 

XIII — À Lycé

Enfin, Lycé, les justes Dieux,
Les Dieux ont reçu ma prière ;
Te voilà vieille : mais tu veux,
Tu prétends encore nous plaire.
Effrontément dans nos banquets
Tu cours t'enivrer à longs traits ;
C'est là que ta voix chevrotante
Appelle un Amour dédaigneux,
Qui va se nicher à tes yeux
Sur le sein fleuri de Canente.
 
Canente a la plus douce voix
Unit sa lyre enchanteresse ;
Mais quand il frémit sous tes doigts,
Le luth décèle ta vieillesse.
Ton front de rides sillonné,
Ton front de neiges couronné,
Rebute l'enfant d'Idalie ;
Ce papillon capricieux,
Pour chercher le myrthe amoureux,
Dédaigne la rose flétrie.
 
Non, Lycé, ni les diamants,
Ni la pourpre qui te décore,
Ne te rendront ces jours charmants
Que le temps emporte et dévore.
Où sont tes grâces, tes attraits ?
Qu'as-tu fait de ce teint si frais ?
Que reste-t-il à ta vieillesse
De cette Lycé d'autrefois,
Qui voyait les cœurs sous ses lois,
Et triompha de ma faiblesse ?
 
Ouvrage charmant des Amours,
Lycé ne cédait qu'à Cinare :
Mais Cinare a fini ses jours.
Pour toi le sort est plus barbare :
Vengeur de tes amants trahis,
Il prolonge tes jours proscrits ;
Et par une joie insultante
Tu verras tes adorateurs
Du flambeau qui brûla leurs cœurs
Outrager la cendre impuissante.

 

XIV — À Auguste

Quels soins, quels monuments les fils de Romulus
Pourront-ils consacrer, César, à votre gloire ?
Quel marbre à nos neveux portera la mémoire
De vos héroïques vertus ?
 
O prince, le plus grand que dans sa course immense
Puisse voir le flambeau de ce vaste univers,
Les Germains, si longtemps échappés à nos fers,
Ont reconnu votre puissance.
 
Suivi de vos soldats, Drusus plus d'une fois
A vaincu le Génaune et le Breune indomptable,
Et les Alpes ont vu, sur leur cime effroyable,
Leurs forts conquis par ses exploits.
 
Bientôt, impatient de gloire et de carnage,
Le premier rejeton de ce sang précieux,
Tibère, combattant sous un auspice heureux,
Dompte le Rhétien sauvage.
 
Quel spectacle de voir son bras ensanglanté
Présenter mille morts à la foule ennemie,
A ces fiers étrangers prêts à perdre la vie
En défendant leur liberté !
 
Pareil à ces autans qui troublent l'onde noire,
Lorsque de Phaëton les sœurs brillent aux cieux,
Il pousse son coursier, à travers mille feux,
Dans le chemin de la victoire.
 
Tel que, du roi Daunus fendant les champs féconds,
L'Aufide impétueux, grossi par les orages,
Mugit comme un taureau, submerge ses rivages,
Et détruit l'espoir des moissons :
 
Tel et plus furieux l'impétueux Tibère
Enfonce un mur de fer, moissonne chaque rang ;
Et, tandis que des siens il épargne le sang,
Tout barbare mord la poussière.
 
Vos conseils, vos soldats, vos Dieux, pour ce héros
Étaient les sûrs garants d'une entière victoire ;
La faveur de ces Dieux, amis de votre gloire,
N'abandonne point vos drapeaux.
 
Trois lustres écoulés, une cité puissante
Ouvrit avec terreur son port à vos vaisseaux ;
Le sort au même jour couronne vos travaux
Par une victoire éclatante.
 
Dieu visible de Rome et de cet univers,
O notre protecteur, le Scythe infatigable,
Et le Mède, et l'Ibère autrefois indomptable,
L'Indien même est dans vos fers.
 
Cachant en vain sa source aux monts Éthiopiques,
Le Nil subit le sort du Tigre et de l'Ister ;
Et les monstres n'ont pu vous fermer cette mer
Qui bat les rives Britanniques.
 
Le Cantabre indocile et le brave Gaulois,
Qui sait donner la mort et la voir sans alarmes,
Le farouche Germain, tous vous rendent les armes
Et respectent enfin vos lois.

 

XV — À Auguste

Éprise de César, ma Muse allait chanter
Sa gloire et les cités qu'il joint à son empire :
Me frappant de sa lyre,
Apollon m'avertit de ne pas affronter
Un dangereux écueil sur un frêle navire.
 
Sage prince, par vous, par vos heureux travaux,
Tous les dons de Cérès ont embelli la terre,
Et dans son sanctuaire
Le Dieu du Capitole a revu nos drapeaux
Arrachés des autels du Parthe et de l'Ibère.
 
Le vice est enchaîné ; du temple de Janus
La victoire a fermé la porte menaçante :
La discorde sanglante,
De nos remparts bannie, a fait place aux vertus,
Et vos mains ont dompté la licence insolente.
 
Rome verra par vous agrandir son destin :
Ces mœurs et ces beaux arts peuvent renaître encore,
Qui des rives du Maure
Portèrent autrefois l'honneur du nom Romain
Jusque dans ces climats où naît la jeune Aurore.
 
Vos mains de la Discorde éteignent les flambeaux.
Elle aiguisait en vain ses parricides armes :
Plus de sang ni de larmes ;
Non, la guerre jamais de mon heureux repos,
Tant que César vivra, ne troublera les charmes.
 
Moins orgueilleux, enfin, le Danube est soumis ;
Le Perse, audacieux à franchir nos limites,
Et le Gète, et les Scythes,
Que sur ses flots glacés porte le Tanaïs,
Respecteront les lois que César a prescrites.
 
Et nous qui jouissons du fruit de ses bienfaits,
Rassemblant chaque jour nos enfants et leurs mères
Vers les Dieux si prospères,
Chaque jour nous verra dans nos heureux banquets
De la reconnaissance élever les prières.
 
A la flûte des Grecs, ainsi que nos aïeux,
Nous unirons nos voix pour chanter la Phrygie,
Notre antique patrie ;
Pour célébrer Anchise et ses guerriers fameux,
Qu'ennoblit de son sang la reine d'Idalie.

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